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Comment le français de Paris a tué la prononciation de nos régions

 

Comment le français de Paris a tué la prononciation de nos régions

Le français de Paris a normalisé la langue dans nos régions, jusqu'à jeter aux oubliettes ses prononciations qui avaient pourtant le charme de nos siècles d'antan. Comment parlait-on alors dans l'Hexagone auparavant ? Claude Duneton (1935-2012) avait mené l'enquête dans une chronique. La voici.

Il y a tant de choses qu'il serait agréable de savoir, et que j'ignore! - Je puis cependant vous raconter que la diphtongue oi se prononçait correctement oué à la fin du XVIIIe siècle, comme au XVIIe. Cela, chez les personnes de qualité: à la Cour on disait: le boué pour le bois, des noués (noix), les oués (oies), la sainte croué (croix), ainsi de suite. Le Roué, ainsi que la fleur des poués de la noblesse, parlaient de bouère et de voulouèr (boire, vouloir). Il y avait en cela accord complet entre Versailles et la paysannerie de la Loire (la Louère), d'où la réputation de la Touraine de parler le français le plus «pur».

Or, la «petite bourgeoisie» (sic) de Paris, ignorante des beaux usages - les gens de basoche, les marchands, le tout-venant du petit avoir -, prononçait le soi, ouâ, au lieu de oué. Dire du bouâ, la crouâ, Françouâ, n'était pas distingué du tout! C'était là une prononciation fautive. Mais Paris étant toujours Paris, ce fut celle que nous adoptâmes partout en France, et qui devint la norme, faisant passer, ironie du sort, la forme correcte en oué pour une villageoiserie ridicule! Vouère... Surtout après la Révolution, où la capitale avait donné le ton en toutes choses.

 

Un «sourci» (sourcil), un «eu» (œuf)

Il faut savoir aussi, puisque nous y sommes, que les terminaisons des verbes au passé et au futur étaient prononcées é ou è malgré la graphie archaïque oi, et non pas oué ni ouâ. Il chantoit s'entendait chantè comme de nos jours, et parleroi parleré: les professeurs de diction du XVIIe insistaient beaucoup sur cette nuance d'ordre grammatical. Évidemment, le r fortement roulé du bout de la langue sonnait haut ; il conférait à l'idiome parlé une mâle et tonitruante assurance. Cela et bien d'autres détails donnaient à notre langue une couleur vivace qui nous surprendrait aujourd'hui.

Car il faut savoir surtout, concernant la langue classique, que l'on prononçait beaucoup moins de consonnes finales au XVIIe siècle que de nos jours. Par exemple tousse prononçait tou, comme tout, sans s ni t. Sauf, bien sûr, en cas de liaison:toussensemble. Arsenic se disait arseni, porc-épic porképi, un coq un kô,et sourcilsourci. On disait cèr pour cerf, jui pour juif, eu pour oeuf et beu pour boeuf, même au singulier. Les noms en eur faisant leur féminin en euse se prononçaient logiquementeu dans le beau monde: un pécheu(x), un laboureu(x), un parleu(x),(pêcheur, laboureur, parleur). L'adjectif net s'est prononcé nè jusqu'au milieu du XIXe siècle. Etc. Les verbes à l'infinitif en ir étaient prononcés i: courri, parti, mouri. Il en reste le refrain de Compère Guilleri: «Tu lairas-tu, tu lairas-tu mouri?»

Une «prononciation historique»? On se moque du monde!

Sauf, bien entendu, devant une voyelle qui réclamait, en lisant ou en déclamant, des liaisons bien nettes: mouri-ren dormant. Pour les verbes en er, l'usage était un peu plus compliqué, et, semble-t-il, assez fluctuant. L'Art de bien prononcer et de bien parler la langue françoise (françouése!) d'Hindret, achevé d'imprimer le 17 juillet 1687, dit que le er final des verbes, comme pour ir: «Se prononce aussi bien souvent devant des consonnes, et lorsqu'on lit des vers en public, comme:
Sur des murs foudroyés assurer sa conquête, Etc.
Ont tenté par leurs soins de fléchir son grand cœur, Etc.»

Remarquez le «bien souvent», et que ce que nous avons gardé pour ir est devenu caduc pour er- à part un soupçon dans l'accent belge. Mais cette notation en passant ne justifie pas la manière scandaleusement artificielle dont certains comédiens mal informés torturent la langue classique. Sous prétexte de lui vouloir restituer sa sonorité d'antan, les malheureux prononcent toutes les lettres, en particulier les finales des conjugaisons.

C'est une mode dangereuse, partie d'un petit groupe de gens qui ont bâti une théorie fausse sous l'influence de quelques aigrefins dont il faut dénoncer l'imposture. Ces idioties défigurent notre littérature classique sous l'outrageant prétexte d'historicité. Quand on parle de «prononciation historique», on se moque du monde. La Fontaine disait, lui, le laboureu, pas le laboureur- il disait sézenfan, passèss enfantss! Je veux bien croire qu'il s'agit d'un enfantillage, d'une lecture erronée du traité d'Hindret par quelqu'un qui connaît mal le français - et non d'un sabotage délibéré - mais alors, je vous prie, arrêtez le massacre!

Retrouvez les chroniques de Claude Duneton (1935-2012) chaque semaine. Écrivain, comédien et grand défenseur de la langue française, il tenait avec gourmandise la rubrique Le plaisir des mots dans les pages du Figaro Littéraire.