William Morris
L’utopie : introduction à la notion d’utopie
lundi 15 décembre 2008, par Claire Mélanie
Mots-clefs :: Culture générale ::
Nous vous proposons dans une série d’articles d’esquisser un panorama de la notion à la fois littéraire, philosophique et sociétale d’utopie. Feront suite à cet article introductif, trois temps de réflexion sur l’utopie comme création de l’imagination se nourrissant du réel, puis sur l’utilité et les fonctions de l’utopie, enfin sur les critiques des utopies et leurs limites, avant de proposer une rapide conclusion.
Sommaire
Création du terme
Utopie est un terme créé par Thomas More, à partir du grec :
"ou" : privatif, non
topos : lieu
Au sens étymologique et littéral, le mot signifie "ce qui n’est d’aucun lieu", "le pays de nulle part".
Utopie (Utopia en version originale) est le titre d’une des oeuvres de Thomas More, publiée en 1516 dont le sous-titre est "Discours sur la meilleures constitution d’une République".
Cela renvoie donc à Platon, avec "La République", sorte de première forme de pensée utopique.
Les deux auteurs présentent une construction imaginaire d’une société idéale.
Il faut noter le développement de l’utopie littéraie d’un côté et de l’utopie philosophique de l’autre.
Historique de l’utopie
L’utopie devient un genre à la Renaissance :
La Nouvelle Atlantide (1627) de Francis Bacon
La Cité du Soleil (1623) de Campanella
Le genre continue de se développer au 18e siècle avec Montesquieu (les Troglodytes dans Les lettres persanes) et Voltaire (Candide et l’épisode de l’Eldorado) notamment.
La pensée utopiste connaît un nouvel essor au 19e siècle avec ce que Marx a appelé le "socialisme utopique" représenté par des hommes tels que Owen, Fourier, Saint-Simon qui projetaient une société égalitaire, harmonieuse et fraternelle.
Questionnement
Pour reprendre les deux sens du mot utopie, en les synthétisant, on pourrait dire que :
dans le cadre de la philosophie politique, il s’agit d’une construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue pour celui qui la réalise un idéal total, associée à la description concrète de cette organisation. L’adjectif dérivé : utopiste
au sens ordinaire : chimère, projet irréalisable. L’adjectif associé serait alors "utopique".
Ces deux définitions font apparaître un certain nombre de problèmes et tensions :
tension entre l’imaginaire et le réel
tension entre la théorie, l’idéal et la pratique
tension entre une certaine subjectivité et la prétention de construction d’un idéal commun pour/à tous.
par définition, l’utopie ne s’inscrit pas dans un espace réel mais dans un espace imaginaire, pourtant comme production de l’imaginaire humain, est-il possible qu’elle ne naisse de rien ? Ne trouve-telle pas sa source dans le réel ?
Ne peut-on pas l’investir d’une utilité, fonction particulière qui l’inscrirait par un mouvement inverse dans le réel ?
Peut-on pourtant résoudre totalement la tension existant entre construction imaginaire et réalisation concrète ?
Si l’étymologie renvoie à l’imaginaire, géographiquement, cela pose le problème de l’historiquement réalisable. Si l’utopie ne s’inscrit pas dans un espace, comment peut-elle s’inscrire dans le temps ?
L’utopie pose le problème de l’idéal lui-même, un individu peut-il définir un idéal pour tous ?
L’utopie : une création de l’imagination qui se nourrit du réel.
mardi 6 janvier 2009, par Claire Mélanie
Mots-clefs :: Culture générale :: Société ::
Suite à l’article introductif sur la notion d’utopie, voici donc la première étape du panorama, interrogeant la relation entre imagination et réel dans le cadre de l’utopie.
L’utopie trouve sa source dans une situation réelle, elle s’inscrit implicitement par rapport à elle. L’espace imaginaire n’est pas un espace clos, il est relié au réel, par le biais de l’imagination (notamment).
Il y a au minimum toujours une référence implicite :
1. l’utopie comme conception qui s’oppose au réel
2. l’utopie comme présentation d’un réel poussé à l’extrême, accentué (en positif comme en négatif, voir le cas de la contre-utopie).
1. l’utopie comme conception qui s’oppose au réel
L’utopie de Thomas More.
Il s’y oppose aux moeurs de l’Angleterre du 16e siècle.
Symboliquement, Utopie est une île qui constitue dans l’hémisphère sud le symétrique positif de l’Angleterre réelle de l’hémisphère nord.
Ce choix revient à décrire une société dépourvue des inégalités de statut et d’argent caractéristiques de l’Angleterre des Tudor.
D’autres exemples
Il existe beaucoup de conceptions qui prennent le contre-pied de la société dont les auteurs font l’expérience.
Chez les Physiocrates contemporains de Voltaire dont Morelly par exemple : existence d’un code de la nature qui préfigure le communisme. Il s’agit de l’abolition de la propriété privée alors que la société contemporaine montre l’expansion de cette même propriété privée, ce code promeut le partage de l’activité et des biens selon un principe égalitaire.
Chez les utopistes de 19e siècle, comme Fourier.
Fourier prend le contre-pied de la civilisation occidentale du 19e siècle, sur le plan de la propriété, sur le plan économique (où il propose d’associer le travail et le jeu, le plaisir dans un temps où la rationalisation industrielle déshumanise le travail), sur le plan des passions et de la sexualité.
2. D’autre part, l’utopiste peut reprendre certaines caractéristiques du réel en les poussant à l’extrême.
Chez Thomas More, la société imaginée propose dans l’esprit de la société du 16e siècle l’éloge de l’esclavage et du colonialisme, tous les deux largement admis à l’époque.
Rabelais, dans Gargantua et le passage sur l’abbaye de Thélème développe ce qui existe déjà en rapport avec un certain esprit humaniste. A l’écart du monde et du peuple, certains aristocrates cultivent la liberté et toutes sortes de raffinements artistiques et sportifs.
Dans les utopies négatives ou contre-utopies, l’on retrouve les mêmes phénomènes.
Les mauvais Troglodytes des Lettres persanes de Montesquieu ne sont que le reflet amplifié des défauts de l’époque que critique l’auteur.
Dans 1984 de George Orwell (livre de 1949), l’auteur dépeint un univers totalitaire dominé par un remaniement constant du passé. Il s’agit d’une dictature fictive dans laquelle les hommes vivent en permanence sous l’oeil de "Big Brother" et dans laquelle toute expression individuelle, en commençant par les sentiments, est interdite et passible de sanction.
Certes fictive, Orwell n’y dénonce pas moins les régimes totalitaires.
Voir également Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932).
Si ces visions peuvent paraître excessives (dans le négatif comme dans le positif - voir notamment la vision naïve de l’organisation sociétale dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, vision qui semble pourtant une proposition, sérieuse), caricaturales, elles ne sont pas un pur jeu de leur auteur.
La vision n’est pas gratuite, et possède bien visée et conséquence. Cette fonction particulière associée à l’utopie : agir sur le réel.
Si les utopies se nourrissent du réel, elles proposent également un retour à ce réel, notamment à travers la recherche d’une réaction chez le lecteur.
Nous aborderons dans une deuxième partie, à venir, l’utilité et les fonctionnalités de l’utopie.
Dernière partie de nos articles sur l’utopie. pour lire à partir du début, voir notre premier article : Introduction à la notion d’utopie.
Nous sommes ici renvoyés au sens péjoratif d’utopie comme chimère, conception irréalisable. Et lorsque dans l’utopie tout semble trop bien, c’est cette imposition d’une certaine vision de la perfection qui pose problème.
1. Ne peut-on pas accuser l’utopie de méconnaître l’Homme ?
Une des facettes de l’utopie est la volonté d’ordonner les choses, d’ordonner la société, d’ordonner l’Homme. Or dans ces constructions ordonnées (voire hyper-ordonnées), il n’y a pas de place pour la différence de vision, l’opposition ou tout au moins les divergences des classes sociales, les contradictions d’intérêt, l’opposition des idées.
Il ne peut y avoir d’exception dans une société utopique : tous sont soumis à un type d’organisation et à un seul.
L’utopie est une pensée de la plénitude au sens où elle règle les détails de toute chose, cela en s’appuyant sur des individus a priori de bonne volonté, cherchant par nature et de facto le bien de tous, pour tous et par tous.
Seulement, la réalité tend à se rappeler, celle qui fait s’interroger sur un homme qui serait naturellement bon. L’homme naturellement bon relèverait plus du mythe, de ce qui devrait être, voire finalement d’une utopie. Rousseau lui-même, avec son image du "bon sauvage", reconnaît qu’il s’agit d’une construction de l’esprit. En ce sens, l’homme comme animal social s’approcherait d’avantage de l’individu chez Machiavel, agissant uniquement selon son propre intérêt même dans les apparences de vertus.
En tout état de cause, l’appréhension utopique tend à surestimer l’homme ou à simplifier, réduire sa nature (voire le jeu d’opposition entre les bons et les mauvais Troglodytes dans les Lettres Persanes de Montesquieu).
2. L’utopie : une impasse regardant la politique.
Toute réflexion sur la cité idéale suppose cette approche d’un homme bon, c’est à dire tel qu’il devrait être non pas tel qu’il est.
Or pour Machiavel, puisque l’homme est naturellement méchant, il ne va pas suffire de simplement modifier les lois de la cité par des lois qui semblent justes pour obtenir la cité idéale. Ce n’est pas la sagesse, l’équilibre, la justesse des institutions qui pourra rendre les hommes meilleurs dans la mesure où cette sagesse leur est extérieure et que reste en eux cette tendance naturelle à la méchanceté.
C’est par la connaissance de la "marche des choses", par une rationalité technique et non pas par une morale raisonnable que les hommes et la cité sont gouvernables.
Ainsi pour Machiavel, l’utopie est inutile voire nuisible puisque se plaçant en son fondement même en dehors de la réalité humaine, elle n’en permet aucune compréhension donc maîtrise.
3. L’utopie est hors de l’histoire et figée.
Des difficultés de son inscription dans l’horizontal et le vertical.
Le livre de Thomas More est révélateur. Il est écrit au présent et décrit un monde supposé déjà existé. De cette manière n’est jamais abordée la question du devenir historique de la société. Cette société est parfaite, elle n’a pas à évoluer.
Les sociétés utopique, utopistes sont réfugiées hors de l’histoire, protégées du temps et des autres mais sans confrontation au réel. La mise en pratique réelle devient dès lors difficile car il s’agit de pouvoir construire un système complet.
En ce sens, il n’est pas étonnant que la plupart des utopies littéraires soient situées dans des îles, dans un monde clos, hors de portée de l’extérieur et de ces atteintes, de tout ce qui ne fonctionne pas à l’identique (île d’Utopie de Thomas More, île des Bienheureux chez Homère notamment).
A noter que ces évocations utopiques sont souvent accompagnées d’évocations d’un passé mythique.
4. Le problème du bonheur
Ne peut-on pas dire que dans les mondes proposés dans les utopies, tout est presque trop bien et à l’image de Candide qui quitte l’Eldorado, préférant l’inconfort du désir à cette sorte de satisfaction béate voire sans surprise d’une vie parfaitement réglée.
Par ailleurs, le bonheur semble d’abord se concevoir sur un plan individuel or l’utopie se devrait de n’intervenir que dans la dimension collective. On a cependant pu voir que les descriptions utopiques avaient souvent un caractère englobant s’intéressant aux choses collectives comme individuelles.
Comment pourtant une subjectivité pourrait-elle déterminer, choisir ce qui est le bonheur et le choisir pour tous ? De plus, si les récits utopiques mettent en avant un certain nombre de conditions devant permettre l’atteinte du bonheur (la richesse, la longue vie, etc), ces conditions ne certifient en aucun cas que le bonheur sera réellement atteint.
Une double limite s’exprime : la relativité d’une utopie (le point de vue d’une subjectivité sur la perfection), l’écart encore une fois entre construction de l’esprit et réalisation pratique.
Le rêve d’une société dans laquelle tout le monde serait heureux semble irréalisable.
William Morris
Nouvelles de Nulle part
Résumé de plusieurs chapitres
Après sa baignade matinale le narrateur est invité à déjeuner par ses nouveaux amis, ils se rendent alors à la Maison d’hôte, construite sur l’emplacement de son ancienne maison. Un petit déjeuner délicieux leur est servi par trois jeunes femmes charmantes.
Son nouvel ami, Dick, le Batelier, lui propose de l’emmener en voiture à cheval découvrir le Londres du XXI° siècle. Le trajet qu’ils suivent est bien connu du narrateur puisqu’ils traversent des endroits proches de là où il vivait au XIX° siècle, mais bien entendu, tout est différent. Les maisons sont construites dans le style du moyen âge, il y a des jardins fleuris partout, les habitants sont vêtus de couleurs vives et les femmes sont très belles. Ils arrivent à un marché, c’est un bâtiment magnifique et il s’étonne de ne voir ni miséreux ni mendiants.
Ils continuent leur route, il aperçoit l’Abbaye de Westminster, nous ne faisons pas grand-chose de ce bâtiment lui dit le Batelier, « l’extérieur a été abîmé et l’intérieur subsiste dans toute sa beauté, depuis le grand nettoyage qui le débarrassa il y a plus de cent ans, de tous ces affreux monuments élevés aux imbéciles et aux coquins, qui l’encombraient autrefois. » Un peu plus loin apparaît le Palais du gouvernement : « Est-ce qu’il sert encore ? » Oui on s’en sert comme de marché auxiliaire et comme dépôt de fumier, on l’appelle le marché au Fumier.
La conversation continue et lui apprend qu’il n’y a plus d’écoles, Dick lui explique qu’il a vaguement entendu le mot éducation ou enseignement employé autrefois mais qu’il n’a jamais trouvé personne capable de lui en expliquer le sens. La vérité c’est que les enfants sont libres d’aller et venir selon leurs désirs, et que dès l’âge de quatre ans ils savent lire, ils ont appris en voyant des livres traîner autour d’eux et à partir de là, ils apprennent tout ce qui leur est nécessaire par les livres ou par imitation des adultes.
Arrivés au marché de Picadilly, ils se fraient un chemin au milieu d’une grande affluence, les boutiques débordent d’objets plus jolis les uns que les autres. Sur les conseils de son compagnon, il fait l’acquisition d’une pipe magnifique, « sculptée dans un bois dur et montée en or serti de petites pierres précieuses. » On lui fournit aussi du tabac et de nouveau, il comprend que c’est une grossièreté de vouloir payer. Il découvre que ce sont presque exclusivement des enfants qui servent dans les boutiques et il s’en étonne. Dick explique que les enfants « aiment s’amuser de cette façon et que cela leur fait du bien, car ils manient ainsi toutes sortes de marchandises et s’instruisent à leurs sujet, apprennent comment elles sont faites, d’où elles proviennent, etc.
Son compagnon lui explique que le temps où le travail était un esclavage est révolu. Autrefois il y avait des malheureux atteints d’une maladie héréditaire, appelée paresse, parce qu’ils descendaient de ceux qui aux temps mauvais étaient les esclaves des Employeurs. Or ces malheureux enlaidissaient tellement qu’ils donnaient naissance à des enfants si laids que les autres n’en supportaient pas la vue. « J’ai vu, dit-il, de ces pauvres femmes après qu’elles étaient devenues vieilles ; mon père en avaient connu dans leur jeunesse, et il disait qu’elles n’avaient pas du tout l’air de jeunes femmes ; elles avaient les mains comme des paquets d’allumettes et de misérables petits bras pareils à des baguettes de tambour ; et la taille comme un sablier, et les lèvres minces et le nez pointu, et les joues pâles ; et elles faisaient toujours semblant d’être offusquées de tout ce qu’on pouvait leur dire ou leur faire. Rien d’étonnant si elles mettaient au monde des laiderons – personne ne pouvait s’éprendre d’elles, les pauvres malheureuses, que des hommes de leur propre espèce. » Il n’existe plus de gens paresseux, car tout le monde travaille par plaisir et sans rémunération. Il finit par éclater de rire et ajoute : « Excusez-moi, voisin, c’est plus fort que moi, l’idée qu’il puisse y avoir des gens qui n’aiment pas travailler ! C’est par trop ridicule ! Mais même toi, mon pauvre vieux, tu aimes travailler...à l’occasion dit-il, en caressant affectueusement le cheval de son fouet. (…) Et il se mit à rire de façon plus bruyante encore (…) Et je me mis à rire de mon côté pour faire comme lui, mais du bout des dents seulement ; car je ne voyais, quant à moi, rien de drôle dans cette idée de ne pas aimer le travail, vous pensez bien. »
En arrivant à Trafalgar Square, Dick lui raconte qu’une grande bataille y fut livrée en 1952 Cependant, ajoute-t-il, certains historiens racontent qu’il y aurait eu une bataille avant, à cet endroit même, en 1887. Le narrateur s’en souvient et pour cause, puisqu’il a été militant socialiste dans son ancienne vie, il confirme qu’il s’agissait d’une manifestation sociale réprimée par la force : des gens inoffensifs et pacifiques furent attaqués par des forces armées de matraques et beaucoup de gens furent mis en prison. L’autre s’indigne : « Que c’est étrange de penser qu’il y a eu des hommes, qui étaient des hommes comme nous, qui vivaient dans ce beau et heureux pays, qui avaient comme nous, je suppose, leurs sentiments et leurs affections, et qui pourtant étaient capables d’aussi terribles choses (…) Les gens du XIX° siècle étaient des hypocrites qui avaient des prétentions humanitaires, mais qui ne cessaient pas de torturer ceux qu’ils osaient traiter ainsi en les enfermant dans des prisons, sans autre raison que les victimes étaient ce qu’eux-mêmes, leurs geôliers, les avaient forcé à devenir. Ah, c’est affreux d’y penser ! » Et il lui apprend qu’au XXI° siècle, il n’existe plus de prisons en Angleterre.
Quelques instants plus tard, ils arrivent devant Les Ateliers Collectifs, un bâtiment où les gens qui désirent travailler ensemble se réunissent. Tous ceux qui y travaillent le font par goût et avec plaisir ils n’y sont pas obligés, et on y trouve tout ce qui est nécessaire à la pratique de nombreux métiers.
De là, ils vont rendre visite à l’arrière-grand-père de Dick, homme âgé et cultivé qui passe le plus clair de son temps dans l’ancien British Muséum devenu le Musée britannique où il a à sa disposition de merveilleuses collections ainsi qu’une magnifique bibliothèque. Lui sera, plus que son petit-fils, capable de répondre aux questions de l’homme du XXI° siècle. Il pourra lui expliquer ce qui s’est passé durant les deux cent dernières années, et ce qui a permis la naissance de la nouvelle civilisation.
Mais avant de pouvoir l’interroger, le nouveau venu découvre la présence d’une belle jeune femme, Clara, dont Dick est visiblement amoureux. Il questionne le grand-père : « Cette belle jeune femme va-t-il l’épouser ? » « Oui, ils ont une fois déjà été mariés ensemble, et il me paraît évident qu’ils vont s’épouser de nouveau. » Il lui explique alors qu’ils n’ont pas divorcé car le divorce n’existe plus, il n’y a plus de tribunaux ni de code d’opinion public chargés de faire respecter les contrats d’ordre sentimental ou passionnel et il ajoute : « Sachez bien que nous autres, hommes et femmes des nouvelles générations, vigoureux et sains de corps, nous menons une existence facile. (…) Aussi nous faisons-nous un point d’honneur de ne pas tout rapporter à nous-mêmes et de ne pas croire que la terre doive cesser de tourner parce qu’un homme souffre un petit peu ; et nous tenons pour ridicule, ou si vous aimez mieux pour criminel, de s’exagérer ces affaires de sentiment et de sensibilité ; nous ne sommes pas plus portés à exagérer nos chagrins sentimentaux qu’à chérir nos souffrances physiques, et nous reconnaissons qu’il est au monde d’autres plaisirs que ceux de l’amour. Rappelez-vous aussi que nous vivons plus longtemps et que par conséquent la beauté des hommes non plus que celle des femmes, n’est pas chez nous aussi éphémère qu’aux jours où l’on portait le poids de maux qu’on s’infligeait à soi-même. Ainsi nous avons secoué toutes ces misères d’une façon que les sentimentalistes d’un autre temps auraient peut-être considérée comme méprisable et mesquine, mais que nous tenons pour salutaire et virile. Il s’ensuit d’autre part que de même que nous avons renoncé à faire de nos affaires d’amour des affaires commerciales, de même nous avons renoncé à cultiver ce genre de folie absolument artificiel. » Donc « les hommes n’ont plus besoin de tyranniser les femmes, ni les femmes celle de tyranniser les hommes : choses qui l’une et l’autre étaient de mise dans l’ancien temps. Les femmes font ce qu’elles aiment le mieux faire, et les hommes n’en sont ni jaloux, ni vexés. » (…) « Je suis certain que la somme de souffrances soit pour les hommes, soit pour les femmes, est bien inférieure à ce qu’elle était autrefois. » On n’oblige plus deux êtres qui pensaient s’aimer pour toujours à rester ensemble ou à feindre de s’aimer encore, chacun est libre. « Cette monstruosité qu’était le plaisir vénal n’est plus possible aujourd’hui, il a de même perdu toute raison d’être. »
Et alors maintenant quelle est la situation des femmes ? Contrairement aux « opinions avancées du XIX° siècle, nous considérons que « c’est un grand plaisir pour une femme intelligente que de bien mener sa maison et de façon que ses habitants aient l’air heureux autour d’elle (…). Et puis vous savez tout le monde aime être commandé par une jolie femme, c’est une des formes les plus agréable du flirt. » Et le vieil homme ajoute : « Vous avez étudié cette affaire de l’émancipation des femmes au XIX° siècle. Ne vous souvient-il pas que certaines de ces femmes « supérieures » voulaient affranchir les plus intelligentes des personnes de leur sexe du fardeau de la maternité ? Je me souviens de cette étrange et vaine aberration, conséquence, ainsi que toutes les autres folies de cette époque, de la révoltante tyrannie de classe qui régnait alors. » Et bien aujourd’hui la maternité est pour nous l’objet du plus grand respect, les souffrances naturelles et inévitables qui l’accompagnent resserre le lien qui unit l’homme et la femme ; quant aux charges et aux soucis matériels ils ont disparu, et une mère sait que son enfant ne sera plus condamné par la situation sociale de sa naissance à y demeurer, mais que sa réussite sera à la mesure de ses qualités. « En sorte que la femme de santé normale (et presque toutes nos femmes sont saines et pour le moins avenantes), respectée comme mère et comme éducatrice de ses enfants, désirée comme femme, chérie comme compagne, rassurée sur l’avenir de ses enfants, a bien plus l’instinct de la maternité que ne le pouvaient les misérables esclaves, génitrices d’esclaves, des temps passés ; ou que leurs sœurs de la bourgeoisie, élevées dans la feinte ignorance des réalités naturelles, éduquées dans une atmosphère de pruderie et de prurit mêlés. »
Le gouvernement. Le jeu des questions et des réponses continue entre le grand-père et son visiteur : Maintenant quelle sorte de gouvernement avez-vous, Le républicanisme a-t-il fini par triompher ? Ou bien êtes-vous arrivés à la dictature pure et simple que certains prédisaient au XIX° siècle devoir être l’aboutissement de la démocratie? « Je vais maintenant devoir vous scandaliser en vous disant que nous n’avons plus rien de ce que vous appelleriez, vous enfants d’une autre planète, un gouvernement. »