Résumé année 2019-2020

 

 

 

 

Résumé

A propos d’Emmanuel Lévinas

 

 

 

 

 

 

            Pour comprendre Lévinas il ne faut jamais oublier qu’il est juif. Né en 1906 en Lituanie, il passe une partie de son enfance en Russie et s’y trouvera même au moment de la Révolution de 1917. Sa famille repartira en Lituanie, et lui terminera ses études à Strasbourg avant de s’installer définitivement en France.

  Naturalisé français il participera en tant qu’officier aux combats de la seconde guerre mondiale. Prisonnier, il échappera au massacre des juifs ce qui ne sera pas le cas de toute sa famille restée en Lituanie. En France sa femme et sa fille, cachées par une congrégation religieuse, seront sauvées.

 

            Après la guerre il enseignera dans une école juive et viendra en aide aux jeunes juifs persécutés dans le monde. A côté de son enseignement religieux il fait de la philosophie et écrit de nombreux ouvrages jusqu’à la fin de sa vie.

 

            Le contexte est exceptionnel, la Shoah a exterminé sa famille et une partie de son peuple. Les jeunes juifs, et beaucoup d’autres sont tentés par le désespoir, le nihilisme,  l’individualisme et l’anti-humanisme.  Toute sa vie sera consacrée à combattre ces idées. Mais la question se pose lancinante : « Comment survivre et vivre après le « désastre de la Shoah et, des innombrables violences, destructions et douleurs à jamais inconsolées. »[1]

 

 

 

I – La Bible

 

 

                        Le livre est une libération de l’esprit et le Livre des livres c’est la Bible qui accompagne depuis ses origines le peuple juif. Lévinas pense qu’il faut savoir revenir à une certaine tradition, celle qui est transmise depuis des siècles par l’étude des versets bibliques, indéfiniment reprise et commentée par les rabbins et les maîtres du judaïsme. La philosophie occidentale  a été impuissante a enrayer les fléaux qui ont ravagé le XX° siècle et elle pourrait même, en partie, en  être tenu pour responsable. En effet, Marx a engendré le communisme et Nietzsche a fortement inspiré les nazis. Les deux sources qui ont irrigué dès son origine la pensée occidentale sont la Bible et la philosophie. Si la philosophie s’est montrée impuissante il faut redécouvrir la tradition biblique.

 

 

 Que nous transmet cette tradition ?

 

1 -  Qu’il ne faut pas séjourner sur terre en s’en croyant propriétaire mais en reconnaissant que nous y sommes comme des étrangers de passage ; que nous devons la faire fructifier sans l’adorer et sans porter atteinte aux autres humains.

 

2 – Qu’il nous faut éduquer notre regard pour voir le monde comme Création, et non  comme un tout  se suffisant à lui-même et  refermé sur soi.

 

 Qu’apporte d’original et de radicalement nouveau cette manière de considérer le monde ?

           

            Elle s’oppose en tous points à celle du paganisme qui solidement installé dans le monde « le trouve éternel et  règle sur lui ses actions et sa destinée. »[2]

Le paganisme se montre « comme une impuissance radicale à sortir du monde » tandis que le juif s’inquiète de sa précarité et y perçoit toujours « la trace du précaire et du créé. »[3]

 

 La Bible , pour Lévinas, est le Livre par excellence, et le peuple juif a pour mission d’annoncer et de conserver la Parole qui s’y fait entendre et qui dépasse  la parole humaine, Parole qui pour lui est inspirée d’un seul esprit qui en constitue la trame.

 

  Or le Livre a été rejeté par les philosophes qui excluent tout ce qui ne vient pas de la raison humaine et par les juifs eux-mêmes qui ont adopté les modes de vie des pays où ils vivent. Il faut, dit Lévinas, redécouvrir cette parole, redécouvrir notre vie intérieure, c’est la seule possibilité après la Shoah de ne pas sombrer dans le nihilisme, le désespoir, le déni ou l’oubli, toutes voies qui conduisent à la mort, alors que la Bible nous répète avec insistance de choisir la vie.

           

  La Bible et la Grèce sont les deux pensées  qui ont irrigué et enseigné l’Europe, il ne s’agit pas de rejeter l’une au profit de l’autre, il faut « faire passer dans le Dit grec de la philosophie grec  un souffle singulier issu de la Bible  qu’il nomme le Dire. »[4]

 De nombreux philosophes s’appuient sur des poètes ou des écrivains et personne n’y trouve à redire ; à ceux qui lui reprochent de ne pas faire œuvre de philosophe en s’appuyant sur la Bible, il répond que celle-ci considère des problèmes humains universels qui sont bien du ressort de la philosophie et qu’elle leur donne un éclairage singulier, il est donc tout aussi légitime de citer la Bible que des poèmes.

 

  La philosophie classique moderne est toute entière repliée sur le sujet qui pense : Hegel et l’existentialisme en sont l’exemple. Le courant phénoménologique aussi qui, avec Husserl et Heidegger,  est retombé dans la même ornière : le sujet y est toujours prépondérant ;  il n’y a dans ces courants aucune place pour l’Altérité et le souci de l’autre : le sujet garde sa suprématie : « La philosophie est atteinte depuis son enfance d’une horreur de l’Autre, d’une insurmontable allergie. »[5] Elle veut tout maîtriser et refuse d’écouter ce qui résiste à l’intelligence.

 

            Toute l’œuvre de Lévinas manifeste donc une tension entre le judaïsme et les grecs ; il s’agit avec la Bible d’entendre une Voix qui oriente vers l’Altérité -  celle du monde, d’autrui et de Dieu -  mais il faut aussi utiliser toutes les ressources de la pensée grecque,  ses analyses, ses concepts et sa logique. Ce que veut faire Lévinas c’est un vrai travail de réflexion philosophique qui ne s’interdit pas de puiser  dans une autre source de sagesse  que celle de la sagesse philosophique.

            En recourant à la Bible il ne s’agit pas pour lui de démontrer l’existence de Dieu ou de dévoiler des mystères relevant de l’ésotérisme, il s’agit de prêter l’oreille à une autre tradition, d’accepter de sortir d’une certaine autonomie de la pensée pour entendre cette autre voix qui conduit ceux qui l’écoutent «  toujours au-delà de ce qu’ils croient savoir. »[6]

 

 

 

II – Étranger à l’être

 

L’il y a

 

            Les penseurs contemporains existentialistes de Lévinas avaient souligné l’étrangeté que peut ressentir l’homme face à son existence e : exister ne conduit pas au bonheur mais c’est une expérience étrange, source d’angoisse. Ce sentiment d’étrangeté face à la vie, aux autres et au monde c’est ce que Lévinas appelle l’expérience de l’ il y a, c’est la prise de conscience de l’impossibilité d’échapper à l’emprise de l’être, de l’être de chacun de nous qui lutte et écrase tout pour survivre et persévérer.  Ce n’est donc pas la mort qui constitue le tragique de la condition humaine, mais la violence omniprésente source de souffrances et de tragédies infinies.

 

            «L’être ne répond pas si on l’interroge, il accule l’homme à la solitude fière et désespérée, de celui qui croit savoir que nulle Parole ne le précède ni ne l’appelle personnellement. »[7]

 

           Ce souci de soi qui anime en permanence tous les hommes, c’est le conatus (persévérance dans l’être) dont Spinoza fait la norme d’une vie sage. Lévinas n’admet pas que celui qui met tout en œuvre pour son bien-être et sa préservation accède à la joie et au salut comme le veut Spinoza. Pour lui, il n’y a pas de salut  tant que des hommes crient misère ou souffrent silencieusement. Il s’agit donc de sortir de l’être, de la quête d’un salut personnel et égoïste, pour s’orienter vers le Bien absolu qu’évoque Platon. Or c’est dans la Bible, cette source perdue, que se fait entendre cette « voix du silence ténu » qui seule peut orienter vers le Bien. Il s’agit d’entrer dans une « autre philosophie qui commence lorsque l’homme cesse de s’affirmer dans l’être,  pour s’éveiller au « scrupule d’être. »[8]

 

 

Vers la justice d’être

 

            Au-delà de la persévérance de l’être Lévinas cherche l’humain. Or, il n’y a pas d’humain lorsque chacun est tendu vers la persévérance de son être, donc enfermé dans son égoïsme. Pour lui : « l’humain dans l’homme commence lorsque l’homme renonce à la loi de l’être comme un absolu, lorsque le moi s’interrompt dans son projet d’être, détourne ses pas et son attention du but qu’il s’était fixé, parce qu’il entend la voix de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin. » Une exigence infinie s’adresse à la liberté qui transcende le dur exercice d’être. »[9]

 

 

 

 III – Amour et liberté

 

  

            Il ne faut rien céder à l’inhumain. Le destin juif porteur d’une Parole qui invite sans relâche à prendre souci de l’autre, du faible et de l’étranger est comme une « fissure dans la carapace de l’être imperturbable. »[10]

L’épreuve terrible vécue par les juifs et bien d’autres présente pour les survivants des risque majeurs : sombrer dans la culpabilité, s’enfermer en soi-même  dans son souci pour soi et l’angoisse de la mort, ou encore minimiser la détresse de l’autre.

 A cela Lévinas répond que « la cruauté ou la brûlure de ma souffrance et l’angoisse de ma mort peuvent se transfigurer en effroi et en souci pour l’autre homme. »[11]

 

 

Critique de l’autonomie

 

            Depuis le XVIII° siècle et les Lumières, on a fait de l’autonomie l’attribut indispensable de l’homme raisonnable et libre;    liberté et autonomie, constituant les plus hautes valeurs, sont considérées comme source des lois morales et politiques.

 Lévinas rejette cette confiance en la liberté qui conduit, si elle n’est pas limitée par la loi, à la violence et à l’injustice. Il pense que la morale ne prend pas sa source dans le liberté du sujet mais dans la conscience  de son indignité.

 

 Au lieu donc de revendiquer son autonomie, l’homme doit accepter et réhabiliter l’idée d’hétéronomie. Il ne s’agit plus de chercher « en soi le fondement de soi » mais d’accepter une subordination de la liberté à un autre ; Dieu ou autrui. Lévinas montre  la voie d’ « une difficile liberté »qui prend en compte autrui  et  met en question le droit naïf de mes pouvoirs .La morale commence lorsque la liberté au lieu de se justifier par elle-même se sent arbitraire et violente. » !!!

 

 En réhabilitant l’idée d’hétéronomie, Lévinas est bien conscient qu’il s’oppose à toute la tradition philosophique qui fait de l’autonomie du sujet la condition de sa dignité et de sa liberté. Cette idée ne vient donc pas de la philosophie mais de la tradition hébraïque dont elle est la trame. « Écoute Israël, dit la Bible, la voix de ton Dieu » et encore « tu ne resteras pas sourd à la plainte du pauvre et de l’orphelin. »  Selon cette tradition l’homme libre est voué au prochain.

 

 Comment peut-on unir hétéronomie et liberté ? Lévinas répond que « l’obéissance à la loi d’un autre ne signifie pas servitude, dès lors que cette loi ne vise pas à soumettre à la tyrannie d’un maître, mais à briser le caractère définitif du moi et à lui révéler les chemin des obligations qui introduisent l’humain dans l’être. »[12]  S’engager dans cette voie suppose de reconnaître notre condition de créature et d’admettre que nous sommes précédés par une voix qui nous appelle, et que nous ne sommes pas la source de notre être et de tout ce qui est. Si nous sommes devancés il n’est pas irrationnel d’écouter Ce qui nous a posé dans l’être, surtout si cet appel nous ouvre au souci de l’autre , donc à la Bonté.

 

 

 

 Il y a donc une élection de l’être humain  voué à la bonté avant même qu’il ait pris conscience de sa liberté, il y a un appel qui lui commande d’ « œuvrer au bien de l’autre, afin que sa vie soit réellement humaine.

 

  L’élection se traduit comme un « saisissement par le Bien », l’élu ne choisit pas d’être bon il est requis par le Bien. C’est inscrit dans sa nature, c’est ainsi qu’il a été appelé à être, mais sa liberté reste entière et il est libre de répondre ou non à cet appel.

 

 Toute personne en tant que telle est élue, mais le peuple qui se dit élu depuis des siècles a porté le poids et le témoignage de cette élection , parce que « sous cette forme seulement une civilisation se constitue, se maintient et dure. »[13]

 

 Cependant si la conscience de l’élection de chacun est indispensable à une civilisation celle-ci requiert aussi l’existence de lois et d’institutions, car il est certain que « l’intériorité ne peut remplacer l’universalité. »[14]

 

 

 

IV – Le dialogue

 

           

             Par son « cogito » Descartes proclame l’unité du moi et la solidité de son être. Lévinas pense que cette unité du « je pense » ne lui confère pas l’humanité. : « il ne faut pas chercher l’humain dans un mouvement réflexif de soi sur soi, dans la conscience de soi, mais seulement dans le mouvement d’une réponse, d’ores et déjà consentie, à l’appel de l’altérité. Un tel appel dérange nécessairement la quiétude du moi, il lui interdit tout repos dans une essence bien définie, comme tout enracinement dans une terre, il lui signifie que sa patrie n’est pas l’être mais l’autre côté de l’être.»[15], là où le souci de l’autre domine sur le souci de soi.

 

            L’élu taraudé par le souci de l’autre subit deux sortes de persécutions à l’image du peuple juif, l’éternel persécuté de l’histoire :

 

1 – Refus par les nations ou les individus du message d’Israël relatif à l’humain.

2 – Persécution intérieure de celui qui sait qu’il n’est et ne sera jamais quitte envers autrui, car il sait sa responsabilité illimitée.

 

            Ce ne sont pas le bonheur et la tranquillité qui donnent la juste mesure de  l‘humain.  « L’humain s’éveille dans le Je quand l’appel de cette misère le persécute malgré lui, quand il se sait revendiqué personnellement par elle, et sommé de lui répondre : « Me voici ». Ainsi s’annonce l’humain dans l’être  : « dans la déposition du moi de sa souveraineté de moi », qui lui fait préférer l’injustice subie à l’injustice commise. »[16]

 

            « Tel est le moi – une réponse à un appel qui le précède - mais telle est aussi son unicité, car personne ne peut répondre à sa place.(…) Le moi ne décide pas de ce rôle, il en est « l’otage », il ne choisit pas cette responsabilité pour autrui, c’est elle qui ne le lâche pas, c’est elle qui le maintient sans cesse sur le qui-vive. »[17]

 

 

Le visage

 

            C’est par la rencontre du visage que l’homme reçoit l’ordre d’accorder priorité à l’autre. Le visage humain dépasse toute description possible ; le visage, tel que l’entend Lévinas, n’est pas une apparence, il  ne s’identifie pas à la couleur des yeux ou des cheveux, ou à la forme du nez ou de la bouche, ni à l’expression des traits. « Percevoir un visage se vit comme un saisissement qui ne laisse pas le temps de le regarder à la façon dont on contemple une image, un tableau ou encore un paysage, sauf bien sûr à le dé-visage et ainsi à le détruire comme tel en refusant de l’affronter. »[18]

 

            Le visage est vulnérable car c’est la partie du corps la plus nue et exposée à la violence. Cette vulnérabilité est à la fois invitation au meurtre et interdiction absolue de tuer. « Une force incompréhensible émane du visage. Celui qui le regarde reçoit soudain la révélation  d’une vérité que la connaissance conceptuelle ne saurait transmettre : dans sa vulnérabilité, ce visage , séparé de moi par la distance invisible de l’altérité, me requiert impérativement. La rencontre du visage constitue un choc que rien (…) ne prépare . Elle ne s’annonce pas, elle advient. »[19] C’est une épiphanie ou une révélation.

 

             L’accueil du visage détruit certitudes et préjugés et introduit le moi dans une expérience  qui dépasse ses pouvoirs, car l’autre a une dimension infinie que je ne pourrais jamais ni saisir ni comprendre, l’autre est transcendant, et cette transcendance me mène à l’idée de Dieu. Dieu personne ne l’a jamais vu, ce n’est que par Autrui que j’en ai l’idée.

 

            Par sa nudité, le visage évoque la possibilité permanente de la mort. Le regarder c’est entendre ces mots très anciens : « Tu ne tueras pas ». « Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage »[20], et la résistance qu’il manifeste se nomme éthique. Autrui dépasse infiniment mes pouvoirs, désirer le tuer signifie désirer tuer sa transcendance, désirer éliminer l’altérité. C’est pourquoi celui qui tue un homme ou des millions en fait des êtres sans visage, le bourreau ne peut regarder le condamné.

 

            Ce Dieu qui vient à l’idée dans le face à face avec autrui n’est pas une idée de la raison ni u absolu philosophique mais le Dieu de la Bible qui commande : « tu ne tueras pas. »

 

 

 

 

 

L’asymétrie

           

            Dans la rencontre du visage, dans  le dialogue qui s’instaure  il n’y a pas égalité entre les deux acteurs, entre le Je et le Tu  l’asymétrie est totale : autrui a toujours prééminence sur moi.  La rencontre m’ouvre a une responsabilité sans limite envers lui, même s’il m’agresse et me nuit gravement. Il n’y a pas de réciprocité dans la responsabilité. Le face à face éthique, tel que le prône Lévinas, ne laisse pas place ni à la rivalité, ni à une obligation du prochain envers moi.

 

            « L’asymétrie éthique se fonde sur l’idée que mon inquiétude pour l’autre ne dépend en aucune façon de son éventuel souci pour moi.(…)  Le dénuement inscrit sur le visage d’autrui (…) m’assigne d’emblée responsable, m’obsède et me met en question même s’il refuse obstinément de me reconnaître. » [21] Il faut savoir consentir à la Bonté en premier, sans réciprocité, sinon celle-ci n’adviendra jamais. Il s’agit là d’une éthique du désintéressement, d’une vocation à la sainteté. 

           

            Une telle conception de la responsabilité heurte le bon sens coutumier qui affirme que « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Ce n’est pas ce que pense Lévinas qui, s’il reconnaît ce qu’il peut y avoir de choquant dans cette idée, maintient cependant  l’asymétrie absolue de la responsabilité,  en y voyant même un « grain de folie ». Cette blessure du « grain de folie » fait voir « la merveille du moi revendiqué par Dieu dans le visage du prochain – la merveille du moi débarrassé de soi et craignant Dieu.[22] » Mais merveille qui ressemble à la douleur qui tenaille celui qui sent son droit d’être constamment contesté à l’heure où l’autre souffre et meurt. Merveille dénoncée par les partisans de la mesure pour son excessive exigence et pour son refus que l’homme puisse jamais se proclamer innocent du mal qui advient sur cette terre. Merveille cependant pour le philosophe puisque c’est par elle, et par elle seulement que l’idée du Bien frémit dans les cœurs et permet qu’un peu de bonté vienne adoucir la rudesse du monde. »[23]

 

 

 

V – La cité humaine

 

 

            L’homme qui se sait infiniment responsable et requis dans le face à face ne vit pas seul au monde, il y a autrui qui lui fait face mais il y a aussi tous les autres. Comment articuler ma responsabilité envers l’un et les autres, comment être certain que ce que j’aurais fait pour l’un ne nuira pas à l’autre. En bref comment penser l’éthique dans la cité ?

 

            La responsabilité infinie ou l’amour pour autrui doit entendre l’appel à la sagesse et à la mesure sous peine de devenir injuste. C’est cette « sagesse de l’amour » qui, pour Lévinas , préside à la naissance de l’ordre politique. La légitimité de l’Etat ne repose pas sur le Contrat social (Hobbes,  Locke, Rousseau) qui fait que tous s’unissent par utilitarisme et mettent  leurs forces en commun pour résister à la violence. Ce n’est donc pas le souci de survie et de protection des hommes qui confère sa légitimité à L’État « mais la nécessité de rendre sage cette responsabilité infinie , encore nommée amour sans concupiscence envers autrui ou charité – mais cela signifie aussi que L’État perd toute légitimité s’il cesse de répondre à cette vocation. »[24]

 

Qu’est-ce qu’un citoyen pour Lévinas ? Fraternité et égalité

 

            Là aussi il s’oppose aux conceptions classiques. Être citoyen pour lui ; ce n’est pas être un homme libre comme le voulaient les grecs, ni celui qui participe à l’autorité comme l’affirmait Rousseau. Être citoyen c’est vivre dans une cité fondée sur la fraternité et l’égalité.

 

- La fraternité fait « que chaque homme, proche ou lointain, puisse sortir de l’anonymat et devenir visage pour moi. »[25] « Un État qui se passe de visages et se laisse dominer par ses propres nécessités, comme si son centre de gravité reposait en lui-même, atteste de sa violence et de son inhumanité, c’est à bon droit que les hommes luttent contre lui. »[26]

 

- L’égalité  assure « une coprésence sur un pied d’égalité comme devant une cour de justice. »[27]

 

 Cependant Lévinas, s’il la pense nécessaire,  se méfie de la liberté trop souvent source d’injustice et de violence. La légitimité d’un Etat (…) ne repose pas, pour le philosophe, sur un acte de liberté mais sur le respect de la fraternité et de l’égalité, de la justice et de la paix. »[28]

 

   L’État se définit avant tout par la justice qui consiste à juger avec impartialité et droiture, et à pourvoir équitablement aux besoins de chacun afin que nul ne connaisse la faim. Cependant, souvent les gouvernants se laissent saisir par la griserie du pouvoir et le mépris d’autrui ; pour rester légitime il leur faut résister à la tentation de  puissance envers des hommes privés de visage. Dans la Bible les vrais prophètes admonestaient les rois : « Pratiquez la justice et l’équité, arrachez celui qu’on dépouille des mains de l’oppresseur, ne faites subir ni avanie ni violence à l’étranger, à la veuve et à l’orphelin. » (Jérémie, 22.3) Encore aujourd’hui c’est le rôle des prophètes contemporains de rappeler à L’État ses devoirs en lui répétant que  « l’éveil à l’humain ne commence que dans la subordination de l’être au Bien. »[29]

 

La sagesse de l’amour

 

            Si l’Etat doit par les institutions instaurer et préserver la justice, tout en n’oubliant jamais le visage de chaque justiciable, il faut pour cela que les tribunaux comparent  ce qui est  incomparable. Comment poser des équivalences entre deux personnes uniques et singulières par nature, comment et au nom de quoi évaluer la souffrance et la douleur de chacune ?

 C’est à la loi et non aux sentiments que revient la tâche d’orienter l’amour vers la justice. La loi seule, faisant abstraction de l’absolue singularité du visage, peut apprécier de façon objective et impartiale une situation donnée.

 Comment alors concilier justice et éthique ? En s’appuyant, répond Lévinas, sur les deux sources de la pensée occidentale : la Grèce et la Bible.

 La Grèce en effet, par le « logos » et par la logique, nous a légué des outils de compréhension et de jugement capables de dépasser le particularisme pour accéder à l’universel.  La Bible offre, quant à elle, le moyen de corriger la rationalité philosophique et scientifique par le souffle inspiré des prophètes.

 

            Le « Dit » grec de la rationalité grecque doit en permanence être corrigé par le « Dire » biblique qui le précède. Muni de ces deux fondements, l’État ne doit pas oublier que justice et droit ne constituent pas une fin en soi, mais le moyen indispensable d’organiser la cité humaine de telle façon que chacun se sache responsable d’autrui et soit plus préoccupé du sort du prochain que de sa propre persévérance dans l’être.

 

            Il y a deux types de justice :

 

- La justice sans révélation : purement humaine et rationnelle, toujours guettée par le risque d’oublier le visage humain, et de sombrer malgré la loi dans l’oppression et l’injustice., ce que l’histoire du XX° siècle a largement démontré.

 

- La justice avec la révélation : qui n’oublie pas le Dieu biblique et où pour la première fois «  il s’agit des droits de l’autre avant les miens. »[30]

 

 La démocratie et les droits de l’homme et les institutions politiques ne peuvent sans danger « se détacher de leurs profondeurs prophétiques et éthiques. »[31]

 

L’état d’Israël

 

            L’instauration de l’État d’Israël en 1948 constitue un évènement considérable de l’histoire.  Cette nouvelle indépendance politique peut être pour le peuple juif l’occasion de construire un État fondé sur les « promesses sociales de la Bible » Il ne s’agit pas, selon Lévinas,  de le fonder sur les seules exigences bibliques, et encore moins d’édifier une théocratie.

 Il y a chez les israéliens d’aujourd’hui une aspiration à la laïcité, mais plus que jamais la correction des institutions laïques  (dit) par le  Dire inspiré des prophètes est nécessaire. Lévinas y aspire, il pense que ce pourrait être là le « Grand œuvre » qui réaliserait enfin la vocation du peuple élu, car « l’oubli ou le mépris de la transcendance risque (de rendre) vaine l’espérance d’une justice réalisée par les hommes. »[32] Pour que cette espérance puisse se réaliser, il faut que le souffle prophétique irrigue la société, ce qui n’est possible que par l’étude ininterrompue du Livre, seule capable d’enseigner « la conscience d’un surplus de responsabilité à l’égard de l’humanité. »[33]

 

 

           

 

 

VI – La Paix

 

            Une paix fondée sur la préservation des intérêts de chacun et sur des concessions réciproques pour simplement éviter le retour des conflits, autrement dit une paix qui refuse de se laisser déranger par l’altérite est bien entendu préférable à la guerre mais elle ne constitue pas pour Lévinas un aboutissement suffisant.

 Ce qu’il entend promouvoir c’est une paix éthique entendue comme « éveil à la précarité de l’autre » et orientée à chaque instant par un amour désintéressé envers le prochain. Seule une telle paix permet de transcender la politique et conduit aux rives de l’humain. La paix, ainsi comprise, semble paradoxale puisqu’elle interdit toute sérénité et induit un surcroît d’inquiétude. Elle va jusqu’à la nécessité de «  s’arracher le pain de la bouche pour l’autre, jusqu’à lui faire don de sa peau »[34] ; paix consentie à autrui sans souci de réciprocité.

 

La substitution

 

            Pour faire advenir une telle paix, le sujet éthique doit cesser de se référer à son être propre pour reconnaître la responsabilité infinie qui lui incombe, C’est cela qui lui donne le sens de lui-même et le fait être humain , il lui faut « se vider de son être. »[35]

 

            Seule l’inspiration par l’autre pour l’autre rend le psychisme humain vivant et le conduit jusqu’à la substitution, c’est à dire jusqu’à « la possibilité de tout sacrifier pour autrui »[36], et jusqu’à la sainteté. Par la substitution il se trouve voué à autrui, otage de l’autre, et c’est le corps maternel qui donne l’exemple d’un corps entièrement dédié à un autre « interdit de tout repos en soi ». La maternité permet ainsi d’accéder au sens d’une existence en proximité, modèle qui bien entendu s’adresse à tout sujet masculin et féminin.

 

            Dans une telle vision, l’homme, contrairement à ce que dit Heidegger, n’est plus un « être- en-souci » mais un être « inquiet-pour-la-mort-d’autrui ; il n’est plus « être-pour-la-mort » mais « être-prêt-à-mourir-pour-autrui » ; ainsi sa vie et sa mort prennent sens car elles deviennent vie et mort pour l’autre.

 

            Ce moi voué à l’autre ne l’est pas par un engagement personnel volontaire, mais par une élection  qui manifeste son lien originel  au Bien qui l’a créé et posé dans l’être ; lien souvent oublié qui se réveille à la rencontre du visage du prochain criant sa misère et faisant retentir en lui ces mots : « Qu’a-tu fais de ton frère? »

 

Messianisme

 

            Contrairement à certaines interprétations, Lévinas voit le Messie non comme la figure personnelle d’un roi ou d’un général, victorieux à la tête d’une armée et restaurant un ordre politique, mais plutôt comme le « Serviteur souffrant » de la Bible, prenant sur ses épaules toutes les souffrances humaines et se substituant ainsi à ceux qui sont écrasés par le mal. Le Messie n’est  peut-être pas un personnage historique unique surgissant dans le cours de l’histoire,  mais chacun de ceux qui sont capables de convertir le « pour-soi » en « pour-autrui ».

 

  « Le Messie prend le visage de celui qui entend l’appel d’autrui à lui adressé et se laisse bouleverser par lui. » [37] « Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la souffrance de l’autre définit l’ipséité (la personne)  même. Toutes les personnes sont le Messie. »[38] Dieu a confié à chacun la tâche d’apporter la paix au monde. L’inquiétude propre à l’amour est à la source de cette paix et ceux qui vivent de cette inquiétude sont les prophètes du monde actuel.

 

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[1]Catherine Chalier. L’utopie de l’humain p.9

[2]; « L’actualité de Maïmonide (1935)

[3]Ibid

[4]L’Utopie de l’humain p.24

[5]Lévinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger

[6]L’Utopie de l’humain p.28

[7]L’Utopie de l’humain. p. 45

[8]Ibid.p.52

[9]Ibid.p.56

[10]Lévinas. Au delà du verset

[11]Ibid

[12]L’Utopie de l’humain.P ; 64

[13]Lévinas : Difficile liberté

[14]Lévinas : Transcendance et intelligibilité

[15]L’Utopie de l’humain.P. 85

[16]Lévinas : de Dieu qui vient à l’idée

[17]L’Utopie de l’humain.P. 89

[18]L’Utopie de l’humain.p.92

[19]Ibid.p. 93

[20]Lévinas : Transcendance et intelligibilité

[21]L’Utopie de l’humain.p.100

[22]Lévinas : Dieu qui vient à l’idée

[23]Ibid. P. 103

[24]L’Utopie de l’humain p.114

[25]Ibid p.115

[26]Ibid P;115

[27]Lévinas :Autrement qu’être

[28]L’Utopie de l’humain p.115

[29]Ibid p.119

[30]Lévinas : Les Nouveaux cahiers. N° 16)

[31]Lévinas : Au-delà du verset.

[32]L’Utopie de l’humain.p.130

[33]Ibid.

[34]Levinas : Autrement qu’être.

[35]Ibid

[36]Ibid

[37]L’Utopie de l’humain. P. 144

[38]Lévinas : Difficile liberté