L'ÊTRE
Jean Daujat
y a t il une vérité ?
L'ETRE
La notion la plus fondamentale
La notion d'être
Nous avons dit que toutes les sciences particulières supposent certaines notions fondamentales qu'elles ne peuvent pas elles-mêmes fonder et justifier et que cela appartient à une science fondamentale et première, rectrice de toutes les autres sciences, qui est la philosophie. Ainsi la philosophie recherche en toutes choses ce qu'il y a de plus fondamental et ce que tout le reste présuppose.
Cette considération nous conduit directement au premier problème de la philosophie qui sera donc de découvrir, parmi les notions fondamentales qu'elle doit définir avec précision et justifier, celle qui est la plus fondamentale de toutes et par là absolument première. En effet toute notion se définit à partir d'autres notions qui sont plus fondamentales qu'elle et qu'elle suppose, par exemple la notion de rectangle, qui se définit comme un parallélogramme dont les angles sont droits, suppose les notions plus fondamentales de parallèle et d'angle droit. Mais en remontant ainsi de chaque notion à des notions plus fondamentales, on ne peut continuer indéfiniment dans ce processus de pensée : il faut donc qu'il y ait une notion absolument première, présupposée par toutes les autres, à partir de laquelle toutes les autres seront définies, et ainsi le premier problème de la philosophie sera de découvrir cette notion la plus fondamentale et absolument première.
Cette notion absolument première, pour être supposée par toutes les autres, doit être incluse dans toutes les autres, donc doit être la notion de quelque chose qui est commun à tout ce qui est. Or les êtres sont aussi divers qu'il est possible, mais la seule chose qui leur est commune à tous, c'est d'être : au-delà des diversités entre les êtres, il n'y a que l'être qui leur appartienne à tous. Prenons pour exemple une grande diversité d'êtres que peut considérer notre pensée et que notre langage désignera par des mots : un homme, un cheval, un chêne, une pierre, la blancheur, la taille de deux mètres, la paternité, la position assise . On peut facilement trouver quelque chose de commun à plusieurs d'entre eux : la vie est commune à l'homme, au cheval, au chêne ; il est commun à l'homme, au cheval, au chêne et à la pierre d'être ce que nous appellerons bientôt des substances. Mais la vie n'appartient pas à la pierre, et la blancheur, la taille de deux mètres, la paternité, la position assise ne sont pas des substances. Ainsi la seule chose qui soit commune malgré leur extrême diversité à tous ces objets de pensée sans exception aucune, c'est d'être, parce qu'au delà de la plus extrême diversité des êtres, l'être seul est commun à tout ce qui est. Quelles que soient les différences entre les êtres avec ce qui est propre à chacun d'eux, / 'être seul est supposé en tout ce qui est.
Et rien n'est en dehors de l'être : en dehors de l'être, il n'y a que le néant, c'est à dire ce qui n'est pas.
// en résulte que la notion la plus fondamentale et absolument première est LA NOTION D'ETRE. En effet, toute définition, sans exception aucune, répondant à la question : « Qu'est-ce que c'est ? » inclut en elle, en son centre même et à son fondement la notion première d'être qui est ainsi présupposée par toutes les définitions.
Ceci entraîne évidemment que la notion d'être ne peut être ni définie ni expliquée puisque toute définition ou explication l'utilise, mais c'est un fait que tout homme, même le plus sot ou le plus inculte, comprend immédiatement sans explication ni définition ce petit mot : « être » qui est le premier mot de toutes les langues humaines : nous verrons par la suite que cela résulte de la nature même de l'intelligence de saisir l'être, comme c'est la nature de la vue de percevoir la lumière et la nature de l'ouïe de percevoir le son , et c'est pourquoi tout homme, mais l'homme seul, comprend spontanément le mot « être » qui ne pourrait avoir aucune signification pour un animal. Nous ne voudrions pas que certain lecteur, croyant la métaphysique quelque chose de très inaccessible, s'imaginent ne pas saisir cette notion d'être parce qu'ils y chercheraient quelque chose de très mystérieux qui s'y trouverait caché : ils n'ont rien d'autre à comprendre ici que ce que tout le monde comprend par le mot « être », donc ce qu'eux mêmes ont certainement déjà compris.
Ceci nous amène à un autre avertissement à nos lecteurs. Nous allons voir bientôt, et on peut déjà le deviner par ce que nous venons de dire, que toutes les notions fondamentales de métaphysique se rattachent à la notion première d'être et se définissent à partir d'elle ; il en résulte que si l'intelligence est attentive aux définitions qui en seront données ces notions fondamentales de métaphysique sont, elles aussi, très faciles à comprendre, mais à condition que l'intelligence situe son attention pour comprendre dans cette perspective de l'être à laquelle nous allons tout rattacher et à partir de laquelle nous allons tout définir, et c'est là qu'un obstacle pourrait surgir si au lieu de situer l'attention de l'intelligence dans cette perspective propre à le métaphysique comme d'ailleurs au bon sens qui est spontanément métaphysicien on la situait dans la perspective de la succession des phénomènes sensibles qui est propre aux sciences physiques et naturelles ou sciences expérimentales ou dans la perspective de la quantité et des relations de calcul entre les quantités qui est propre aux sciences mathématiques. Dans ces deux perspectives l'intelligence dans son effort pour comprendre est souvent aidée et appuyée par l'imagination qui peut se représenter ce dont on parle : au contraire les notions de métaphysique ne sont susceptibles d'aucune représentation Imaginative et si l'on cherchait une telle représentation pour comprendre on serait assuré d'un échec complet. Quand donc nous disons que ces notions de métaphysique sont faciles à comprendre, c'est à condition de les comprendre avec l'intelligence seule dont c'est le rôle propre de comprendre, avec un effort de l'intelligence seule, sans jamais essayer de se représenter quoique ce soit avec l'imagination, c'est donc à condition d'imposer à l'imagination une abstention totale.
Concluons donc que l'être est premier et fondamental en tout ce qui est car une chose n'est ceci ou cela qu'en étant, une chose ne peut être ceci et cela que d'abord en ayant l'être, et nous ne pouvons considérer quelque chose qu'en le considérant d'abord comme étant, comme ayant l'être de quelque manière, rien ne pouvant être considéré en dehors de l'être puisque alors précisément cela ne serait pas. L'être inclus en tout ce qui est comme l'étoffe commune en laquelle est taillé tout ce qui est et dont tout est fait, la notion d'être comme l'étoffe commune en laquelle sont taillées toutes les autres notions et dont toutes sont faites.
Le principe le plus fondamental : le principe d'identité
Les différentes sciences ont à leur fondement des principes de base qu'elles n'ont pas elles-mêmes les moyens de justifier mais qu'elles présupposent et sans lesquels leur travail serait impossible : c'est encore à la philosophie qu'il appartient d'examiner et de justifier ces principes fondamentaux.
Mais il faut pour cela enchaîner les principes entre eux. La vérité d'une affirmation peut être démontrée, comme nous le verrons, par un raisonnement rigoureux à partir d'autres affirmations déjà reconnues comme vraies qui servent de points de départ ou « principes » à ce raisonnement. Mais comme on ne peut remonter indéfiniment dans ce processus de la pensée il faut bien qu'il y ait une affirmation absolument première que tous les raisonnement et toutes les autres affirmations présupposent et sans laquelle il serait tout à fait impossible de rien affirmer : la philosophie se doit donc d'abord de formuler cette affirmation la plus fondamentale et absolument première.
Comme nous savons déjà que la notion la plus fondamentale et absolument première est la notion d'être, nous pouvons en conclure que l'affirmation la plus fondamentale et absolument première porte sur l'être en lui attribuant ce qui lui convient en premier : or ce qui lui convient et lui appartient en premier et avant quoi que ce soit d'autre, c'est précisément d'être ; d'où il résulte que l'affirmation absolument première que toutes les autres présupposent affirmera l'identité de l'être avec lui-même, c'est donc ce que la philosophie appellera LE PRINCIPE D'IDENTITE et qu'on pourrait présenter à tout le monde en l'appelant le principe de Monsieur de La Palice
Pour rendre ce principe utilisable comme fondement premier de toutes les affirmations et de tous les raisonnements en étant susceptible d'être appliqué à n'importe quelle réalité en laquelle se vérifiera toujours l'identité de l'être avec lui-même, et pour éviter en même temps une formulation qui ne serait qu'une simple répétition de mots, nous le formulerons : TOUTE CHOSE EST CE QU'ELLE EST. On voit immédiatement qu'une telle affirmation est incluse à l'intérieur, au centre, au fondement de toutes les affirmations et présupposée par elles toutes comme par tous les raisonnements, constituant comme une étoffe commune en laquelle affirmations et raisonnement sont comme taillés et qui est l'étoffe même de l'être, l'étoffe même de tout ce qui est, et que sans elle on ne pourrait plus rien affirmer et qu'il n'y aurait plus aucun raisonnement possible.
Nous avons donné là du principe le plus fondamental et absolument premier une formulation affirmative.
On pourrait en donner équivalemment une formulation négative :
UNE CHOSE N'EST PAS CE QU'ELLE N'EST PAS, qui n'est que l'exclusion de l'être de ce qui n'est pas parce que ce qui n'est pas n'est rien. C'est là ce que nous appellerons le PRINCIPE DE NON CONTRADICTION qui nous permettra d'exclure de nos raisonnement et de nos affirmations tout ce qui est contradictoire (le contradictoire est encore appelé « absurde » pour marquer qu'il est purement et rigoureusement inacceptable.) D'où le procédé courant de raisonnement qu'on appelle « par l'absurde » qui démontre la vérité d'une affirmation en démontrant qu'on ne peut la nier sans tomber dans la contradiction : on ne démontre pas alors directement que cela est vrai, mais qu'il est impossible que cela ne soit pas vrai.
Bien entendu, le principe d'identité ne peut être démontré par aucun raisonnement puisque tout raisonnement le présuppose, mais il n'en a nul besoin parce qu'il est une évidence immédiate pour l'intelligence comme la lumière pour la vue, car il est impossible de considérer l'être comme n'étant pas, donc de le considérer comme autrement que comme identique à lui-même. Si l'être est l'objet de connaissance saisi en premier par l'intelligence parce qu'elle ne peut rien considérer en dehors de lui, qu'il est inclus en tout ce qu'elle considère et qu'elle considère tout comme étant, donc à travers lui, l'intelligence en saisissant l'être par son acte premier le saisit immédiatement comme étant, donc comme identique à lui-même : cela s'éclairera davantage plus loin quand nous montrerons que c'est la nature même de l'intelligence de saisir l'être, comme c'est la nature même de k vue de percevoir la lumière, car nous comprendrons alors que par sa nature même l'intelligence en saisissant l'être le saisit comme n'étant qu'en étant identique à lui-même, donc qu'avec cette identité à lui-même lui appartenant en premier et avant quoi que ce soit d'autre.
Nous pouvons d'ailleurs ajouter qu'il est simplement impossible de nier ou même de mettre simplement en doute le principe d'identité. Si en effet quelqu'un prétend nier que toute chose est ce qu'elle est, je lui répond aussitôt qu 'alors sa négation n'est pas ce qu'elle est, donc n'est plus une négation et se détruit ainsi elle-même. Et si quelqu'un prétend mettre en doute que toute chose est ce qu'elle est, je lui réponds aussitôt qu'alors son doute n'est pas ce qu'il est, donc n'est plus un doute et par là se détruit lui-même.
Ceci pourtant n'a pas empêché certains philosophes de contester le principe d'identité. Les uns à la suite d'Heraclite, ont prétendu s'appuyer pour cela sur le fait du changement. (...) Mais il nous faut examiner dès maintenant le cas de Hegel dont la contestation s'est attaquée directement à la notion d'être.
Le point de départ du raisonnement de Hegel se trouve dans le fait que pour arriver à la notion d'être commun à tout ce qui est il faut faire abstraction de toutes les différences entre les êtres, donc de
toutes les déterminations propres à chacun, d'où Hegel conclut que l'être est ce qu'il y a de plus indéterminé. Mais c'est pour ajouter aussitôt que ce qu'il y a de plus indéterminé étant le néant, l'être est néant, l'être n'est pas, il n'y a pas d'être, et bien entendu ce rejet de la notion d'être entraîne le rejet du principe d'identité.
Il va nous être facile de découvrir qu'il y a là un faux raisonnement, c'est à dire ce que l'on appelle un « sophisme ». Pour examiner la valeur d'un raisonnement, il faut toujours le mettre sous sa forme précise :
A est B or B est C donc A est C
(Nous employons ici le verbe être parce qu'en métaphysique on considère les choses dans leur être, mais ceux qui sont habitués aux mathématiques qui ont pour objet les quantités connaissent le raisonnement sous la forme A=B, or B=C, donc A=C).
Le raisonnement mis ainsi sous forme précise repose tout entier sur B par l'intermédiaire duquel on réussit à identifier A et C et qu'on appelle pour ce motif le « moyen terme ». D'où il résulte que la condition indispensable de la valeur du raisonnement est que B soit le même dans l'affirmation : A est B et dans l'affirmation : B est C, car si B n'est pas le même, le prétendu raisonnement est pur artifice entièrement fallacieux. Or ceci est le cas dans le raisonnement de hegel.
Mettons en effet ce raisonnement de Hegel sous forme précise. Il devient alors :
L'être est indétermination
Or l'indétermination est néant
Donc l'être est néant
Le « moyen terme » y est ainsi constitué par la notion d'indétermination. Mais il devient alors visible que cette notion n'est pas du tout la même quand on dit que l'être est indétermination et quand on ajoute ensuite que l'indétermination est néant. En effet quand on dit que l'être est indétermination on y fait abstraction de toutes les déterminations propres à chaque être qui distinguent les êtres les uns des autres mais on y fait nullement abstraction de la détermination de l'être lui-même commun à tout ce qui est. Au contraire on fait abstraction de l'être lui-même quand on dit que l'indétermination est néant. Ainsi ce raisonnement est un pur sophisme.
Ce qui explique l'erreur de Hegel, c'est que pour des raisons que nous aurons l'occasion de développer plus tard il n'a pas vu que l'être lui-même est une indétermination et la première de toutes, celle que toutes les autres supposent et qui est incluse en toutes les autres parce que rien ne peut être en quoi que ce soit de déterminé sans d'abord être : les déterminations qui s'ajoutent à l'être pour distinguer les êtres les uns des autres supposent l'être et ont l'être pour fondement, il ne peut y avoir de détermination et de distinction qu'au sein de l'être, un être ne pouvant être quelque chose de déterminé que parce qu'il est et dans la mesure même ou il est. Si, pour des raisons que nous avons dites, l'être ne peut être défini, il n'est pas pour autant une notion vide ou quelque chose de vague, il est le fondement de tout sur lequel tout repose et que tout contient et suppose.
Cette critique de Hegel est extrêmement importante, non seulement parce qu'il s'y agit de notions premières de métaphysique, mais parce qu'Hegel a tiré de là une philosophie pour laquelle il n'y a que la contradiction perpétuelle et où tout se développe dans la contradiction perpétuelle : s'il n'y a pas d'être il n'y a pas de vérité et l'affirmation d'aujourd'hui devra être contredite par celle de demain dans une histoire qui est révolution perpétuelle et destruction perpétuelle. C'est une philosophie essentiellement révolutionnaire d'où sortiront tous les grands mouvements révolutionnaires contemporains. En particulier Karl Marx et Engels, les créateurs du communisme, ont eu toute leur formation philosophique à l'école de Hegel : il ne faudra donc pas s'étonner quand on verra les communistes dire et faire chaque jour le contraire de ce qu'ils ont dit et fait la veille, ce n'est là ni scandaleuse hypocrisie ni heureuse évolution, c'est la pure logique d'une philosophie pour laquelle oui se change en non, affirmer se change en nier dans la contradiction perpétuelle qui constitue l'histoire comme une destruction perpétuelle et une révolution perpétuelle.
Etre réel et être de raison
Ce qui intéresse la métaphysique et ce qui nous intéresse ici, c'est l'être réel (le mot vient du latin res traduit communément par « chose » et qui peut désigner toute réalité), c'est à dire l'être qui existe indépendamment de la connaissance que nous en avons et qui donc existerait même si nous ne le connaissions pas. Par exemple, c'et l'astronome Le verrier qui a découvert l'existence de la planète Neptune, mais tous les astronomes sont convaincus qu'elle n'a pas commencé à exister au moment de cette découverte, qu'elle existait avant cette découverte bien qu'alors nous ne connaissions pas son existence : la planète Neptune est un être réel. Le soleil ne cesse pas d'exister la nuit quand nous ne pouvons plus le voir et les étoiles ne cessent pas d'exister le jour quand nous ne pouvons plus les voir : le soleil et les étoiles sont des êtres réels (...)
On appelle au contraire «êtres de raison » ce qui n'existe que dans notre pensée comme une forme de son fonctionnement et en raison de ce fonctionnement. Par exemple nous avons parlé tout à l'heure du moyen terme dans un raisonnement : il n'y a pas de moyen terme en dehors et indépendamment de notre pensée, le moyen terme n'est qu'un élément de la structure du raisonnement au sein de notre pensée : c'est un être de raison. Par exemple quand j'affirme : Pierre est brun, je dirai que Pierre est sujet, brun attribut, mais ces notions de sujet et d'attribut ne concernent que les positions de Pierre et de brun dans la structure de mon affirmation au sein de ma pensée ; ce sont des êtres de raison. Dans les paragraphes précédents nous avons parlé de «néant », mais le néant n'est pas quelque chose qui existe puisque par définition il est précisément ce qui n'existe pas, ce n'est donc d'aucune manière de l'être réel ; il n'y a d'idée de néant que grâce au procédé de négation (ici négation de l'être lui-même) qui est un procédé du fonctionnement de notre pensée ; c'est donc encore de l'être de raison. Il en est évidemment de même de toutes les négations, par exemple la cécité : ce qui existe, ce qui est réel c'est l'aveugle et c'est l'oeil mal conformé de cet aveugle, mais la cécité n'est que le manque de la vue, ce n'est pas quelque chose qui existe, c'est quelque chose qui n'existe pas, c'est la vue qui n'existe pas, nous ne pouvons donc considérer la négation que par le procédé de négation de notre pensée niant l'existence de la vue, c'est donc de l'être de raison. Un autre exemple d'êtres de raison, ce sont les espèces et les genres : les hommes sont des êtres réels, leur nature humaine par laquelle ils sont hommes est une réalité, mais l'espèce humaine n'a d'existence que dans ma pensée considérant l'ensemble des êtres qui ont la nature humaine, c'est de l'être de raison. Les mathématiques manient constamment des êtres de raison : nombres fractionnaires, irrationnels, imaginaires, espaces non euclidiens, espaces à n dimensions, etc...qui ne sont que le produit de nos procédés de calcul et de raisonnement.
Bien entendu, il n'y aurait pas d'êtres de raison s'il n'y avait pas au fondement un être réel qui est la pensée elle-même utilisant ces êtres de raison dans ses procédés de fonctionnement : si la cécité n'est pas un être réel, l'acte de l'intelligence humaine pensant la cécité est un être réel.
Ainsi l'être de raison n'existe que dans la pensée et par la pensée qui connaît et pour cette connaissance. L'étude de l'être de raison, donc de tous les procédés de fonctionnement de la raison humains s'appelle la Logique ( le mot vient du grec Logos qui signifie aussi bien la parole proférée extérieurement que cette parole intérieure, au dedans de nous, qui est la
pensée en laquelle s'exprime toutes nos connaissances intellectuelles). Une grande partie des mathématiques modernes appartient ainsi plus à la logique qu'aux mathématiques proprement dites dont l'objet propre est la quantité car on n'y étudie plus que l'ordonnance elle-même entre les opérations. (...)
L'analogie de l'être
Nous avons démontré que l'objet formel de l'intelligence est l'être, et c'est là ce qui constitue notre intelligence en tant qu'intelligence ou dans sa nature d'intelligence.
S'il existe d'autres intelligences que l'intelligence humaine - nous verrons par la suite qu'il y a l'intelligence divine et les intelligences angéliques - ce qui fait qu'elles sont intelligences est d'avoir l'être pour objet formel. Nous avons vu que l'intelligence humaine est limitée et que l'objet proportionné à ses limites est constitué par les essences intelligibles (ou formes) qu'elle découvre dans les réalités du monde corporel ou sensible. Ouverte en tant qu'intelligence sur l'infini de l'être, celui-ci en sa totalité présente pour elle du mystère, et ses conditions humaines de fonctionnement fondées sur sa dépendance de l'expérience sensible font qu'elle n'en pénètre clairement que ce qui représente un élément d'intelligibilité dans la réalité atteinte par cette expérience sensible. Certes parce qu'elle est intelligence il ne serait pas contradictoire qu'elle connaisse l'infini de l'être en sa totalité mais sa manière humaine de fonctionner ne lui en donne pas la possibilité effective et l'astreint à de perpétuels progrès toujours limités et jamais achevés.
Nous constatons ainsi une sorte de décalage entre l'objet formel de notre intelligence (l'être que rien ne limite) et l'objet proportionné à l'intelligence humaine en tant
qu'humaine (intelligibilité du monde corporel ou sensible). C'est d'ailleurs pourquoi nous avons dit que les sciences expérimentales et mathématiques (la quantité étant l'accident propre et fondamental des substances corporelles) nous sont bien plus accessibles que la métaphysique. Il nous faut maintenant - et ce sera précisément la clé d'une saine métaphysique - chercher l'explication profonde du décalage dont nous venons de prendre conscience.
Cette explication nous la découvrirons en approfondissant la notion d'être qui est la première notion incluse dans toutes les autres et supposée par toutes les autres précisément parce que l'être est l'objet formel de l'intelligence.
Pour cela nous allons comparer cette notion d'être avec les autres notions par lesquelles nous connaissons les divers éléments de l'intelligibilité du réel.
-L'univocité
La plupart des notions que forment notre intelligence à partir de l'expérience courante ou de l'expérience scientifique sont les notions des :
espèces en lesquelles nous avons vu qu'il y a une multitude d'individus de même nature et des senres en lesquels il y a un certains nombre d'espèces dont les natures sont différentes mais ont en commun quelque chose qui leur est essentiel.
Il y a ainsi : les espèces fer ou cuivre, les espèces chlorure de sodium ou carbonate de calcium, les espèces chêne ou rosier, les espèces renard ou lapin, l'espèce humaine ; les genres métal, sel, végétal, animal. Ces notions des espèces ou des genres peuvent être dites UNIVOQUES ce qui veut dire qu'elles nous font connaître la même chose en tous les êtres qu'elles concernent, par exemple la notion d'homme nous fait connaître la nature humaine qui est la même en tous les hommes, la notion d'animal nous fait connaître qu'il y a à la fois la vie et la sensibilité ce qui se trouve de même dans toutes les espèces animales.
Cela entraîne évidemment que ces notions univoques sont différenciées par des différences qui leur sont extrinsèques (puisque ce qu'elles font connaître est le même), par exemple les différences entre les hommes sont extrinsèques à la nature humaine qui est la même en tous les hommes, les différences entre les espèces animales, c'est à dire ce qui caractérise chacune (comme l'intelligence qui caractérise l'espèce humaine), sont extrinsèques à l'animalité (vie et sensibilité) qui est la même en toutes. D'où une autre conséquence : les notions univoques sont parfaitement abstraites parce que l'abstraction y a complètement séparé ce qu'elles font connaître de différence qui leur sont extrinsèques, par exemple la notion d'homme est parfaitement abstraite des différences entre les hommes, ou la notion d'animal des différences entre les espèces animales.
- L'équivocité
A côté de ces notions univoques, le fonctionnement de notre intelligence comporte aussi des notions EQUIVOQUES qui font connaître des choses différentes selon le cas où nous les utilisons : par exemple la notion de roi quand nous disons que Louis XIV était roi de France ou quand nous disons que le lions est le roi des animaux, car dans le premier cas elle signifie un pouvoir monarchique d'autorité politique qu'on ne peut certainement pas attribuer au lion sur l'ensemble des animaux ; par exemple encore quand noud parlons d'un caractère d'imprimerie ou du caractère coléreux d'un homme, ce qui dans le second cas signifie une disposition psychologique qu'on ne peut certainement pas attribuer au caractère d'imprimerie ; On voit par ces exemples que ces notions équivoques sont métaphoriques :une chose y est une image qui nous représente ou suggère autre chose.
On comprendra maintenant que les systèmes philosophiques ont pu se demander si l'être est univoque ou équivoque et suivant leur réponse on peut les classer tous en univocistes (par exemple le platonisme ou le spinozisme )çt équivocistes (par exemple le nominalisme, l'agnosticisme, l'hégélianisme)
Date de dernière mise à jour : 2021-07-05 11:52:39