Le PROGRES

L’idée de Progrès          

                                                          

 

Avant propos. 

 Il n’y a là aucune prétention à une quelconque exhaustivité ! ce ne sont que des réflexions issues de lectures, et je  vous le transmets à titre d’aide mémoire,

L’arc en Ciel. Octobre 2006.

 Marie Chantereau

                                                                                  

 

 

«  Le Progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès. Le Progrès marche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin. »   V. Hugo.

 

 

Peut être avez vous dans vos « années collège » composé sur la rédaction suivante : « A quelle époque auriez vous aimé vivre et pourquoi ? ». L’extrême naïveté de la question cache l’ambivalence profonde de la notion de progrès et cette interrogation :  notre époque peut-elle ne  pas être la meilleure ?

 

La philosophie se dit souvent en alternative majuscule/minuscule ou singulier/pluriel : Dieu / les dieux, la Vérité / les vérités ; le Bien / les biens ; la Liberté / les libertés….Le singulier étant pensé depuis Platon, comme étant tout à la fois la réalité de l’Idée et son intelligibilité. C’est ainsi que nous parlerons de l’idée de Progrès, avec sa majuscule et son singulier, idée moderne qui apparaît au XVII° siècle. Sa naissance est un événement dans l’histoire de la philosophie et un avènement, celui d’une « nouvelle religion », celle de ceux que l’on appelle les Modernes : culte de l’avenir et  foi dans le Progrès. Croire au Progrès, c’est voir le devenir comme orienté vers un but, c’est penser que le temps va apporter toutes les solutions ; c’est penser toute progression comme porteuse d’amélioration, véritable sécularisation de l’idée de  Salut.

Etre croyant, c’est donner sa confiance. Le croyant progressiste donne sa confiance à un nouveau dieu, qui est en fait … le postulat suivant  : le progrès de l’esprit humain, auquel on peut penser en raison de l’évidence du progrès des sciences et des techniques, devient la preuve irrécusable de l’existence du Progrès : le pas collectif du genre humain s’appelle Progrès.

 

Ce dieu là n’a pas existé de toute éternité : il est né au XVII° siècle. Ce dieu là est immanent à l’humanité. Ce dieu là est il moteur ? ou tout au contraire est il organe inerte et  entraîné par l’humanité ? Ce dieu là pourrait il mourir ? Est ce l’homme qui « crée » ce nouveau dieu, dont l’acte de naissance a été authentifié ou bien ce nouveau dieu est-il immanent à l’homme depuis toujours et s’est « révélé » au grand siècle, après une  longue longue gestation ? comme si l’homme avait progressé, dans l’ignorance même du fait, comme par nature, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ? parce que c’est dans l’essence même de l’homme de progresser ? parce que l’homme est « progressant » comme il est « pensant » ? parce que Prométhée a apporté aux hommes la technè ? Aristote aurait-il pu nous dire «  l’homme est un animal progressant », tout autant qu’un « animal raisonnable » ? comme un enfant qui (justement) progressivement marche, puis parle, puis lit et compte….il faut longtemps pour qu’il dise «  je progresse ». Mais chez l’enfant, comme dans l’humanité, qu’est ce que cela veut dire ? qu’est ce qui progresse ? le savoir, certes, nul ne peut le nier ; la technique, également … mais l’homme dans sa nature ? dans sa morale ? Dans son accomplissement ? Peut on faire une analogie entre les progrès de l’enfant et les progrès de l’humanité ? N’oublions pas que Prométhée nous  a aussi apporté la dikè, sens de la justice et de la dignité… alors nous avons tout depuis toujours…et nous progressons depuis toujours ? Que s’est il passé au XVII° siècle pour que l’idée de Progrès voit le jour ? Ce que l’on pressent, ce qui nous trouble, c’est cette tension entre techné et diké

 

 

Je crois en toi, Progrès, si tu ne te trompes pas ! et si tu ne me trompes pas ! si toujours tu nous apportes plus de bonheur, plus de sagesse, plus de paix. Pour tous ceux qui mettent des « si », il n’y a pas de dieu Progrès. Celui qui croit dans le Progrès croit en un savoir cumulatif et surtout mélioratif.

 

 

Mais s’agit-il d’une religion ou d’une gnose ? ( la gnose est une connaissance ésotérique et parfaite des choses divines par laquelle les gnostiques prétendent expliquer le sens de tout et la religion. En métaphysique, elle s’applique à la pensée, notamment à celle de Hegel, qui prétend réduire la religion et la théologie à la Raison. La gnose suppose souvent le dualisme, bien / mal, matière / esprit, mais elle est surtout une doctrine qui prétend atteindre le Salut par la connaissance.)

 

Lisons Pierre André Taguieff : «  L’idée de progrès intervient comme un principe d’ordre du cours de l’histoire, donc comme un instrument de connaissance, et, à ce titre, comme le dogme fondamental d’un savoir qui sauve, d’une doctrine de délivrance, disons d’une nouvelle gnose. La conviction gnostique se distingue de la foi religieuse de tradition judéo-chrétienne : le croyant gnostique croit qu’il sait, alors que le croyant religieux sait qu’il croit. Or à bien des égards, la vision progressiste du monde fonctionne comme une gnose plutôt que comme une néoreligion ( une religion séculière, profane ou politique). Croyant qu’il sait l’essentiel de ce qui est à savoir, le croyant gnostique est  convaincu que ce savoir a force de réaliser son salut, ou en termes modernes, de donner un sens à sa vie »  ( Du Progrès. Essai 2001)

 

C’est peut être vous qui vous demandez :

 

-          si les sociétés développées sont en progrès sur celles qui ont précédé ?

-          si l’homme est plus heureux, plus moral, plus lucide, plus sage ?

-          si on peut attendre que les sociétés futures soient en progrès par rapport à la nôtre ? Un tel progrès est il possible, probable, inévitable ?

-          si les effets de l’augmentation de la puissance de l’homme sur la nature influent sur sa façon de vivre, sur la cité, sur sa manière de penser ?

-          s’il faut  souhaiter une avancée technique et une augmentation des biens matériels à l’infini ?

-          s’il existe un développement collectif de l’humanité ?

-          bref,  quels sont, en fait, les vrais besoins des hommes ? quelles sont les conditions du bonheur de l’homme ? et la quatrième question kantienne est éternellement présente : qu’est-ce que l’homme ?

 

 

 

 

 

 

 

I.   les sociétés traditionnelles n’ont  pas de projet de progrès.

 

«  Dès que l’individu ressent, la communauté est sur un sol glissant »

 ( Aldous  Huxley. Le meilleur des mondes )

 

Les sociétés traditionnelles ont peur du changement, n’ont pas de projet, ne prennent pas de risque, n’ont aucune volonté de progrès ; leur histoire est celle de l’immobilisme ; ce sont de petites communautés fragiles, (bédouins, esquimaux) qui  ont un idéal de répétition. Toute innovation peut avoir pour elles, des conséquences dramatiques. Elles consomment peu, ont une petite puissance de destruction, ne désorganisent pas l’environnement. La tradition leur amène la sécurité : tout a déjà été fait par les générations précédentes.

Le sentiment de liberté et la notion de responsabilité individuelle y sont assez faibles. Le progrès est vécu comme dangereux :L’homme qui veut le changement se trompe  et ce qu’il désire n’est pas ce qui correspond à son bien. L’hubris est la démesure de l’homme qui désire s’arracher à sa condition pour devenir Dieu. Cette déraison mène à la catastrophe. C’est le mythe d’Icare. Le héros ne peut s’empêcher de transgresser l’interdit et va à la catastrophe, car il ne sait pas limiter ses désirs. Ces sociétés traditionnelles  développent  la mémoire orale, elles n’ont pas de conscience historique.

Dans l’Antiquité, le temps est perçu comme cyclique, comme un gigantesque mouvement circulaire où tout revient inéluctablement selon des délais plus ou moins longs. Cette conception est liée au panthéisme. Une telle conception du temps et du monde entraîne une vision tragique de la vie humaine : c’est le destin qui est maître de tout et à la fin, il finira toujours par avoir raison de nos désirs et de nos efforts qui seront immanquablement détruits par la mort et écrasés par la roue du Fatum. C’est ce qu’illustre admirablement la tragédie grecque ou la pensée stoïcienne. «  Le destin conduit celui qui veut, il traîne celui qui ne veut pas. » Cléanthe.

 

 

II.  Lépoque moderne : formation de l’idée de Progrès

 

C’est avec Francis Bacon, au XVII°  siècle que naît l’idée de Progrès avec un sens temporel, celui de progression. L’idée de Progrès ne recoupe donc pas l’histoire de l’humanité. C’est  une innovation conceptuelle, qui permet de concevoir l’amélioration des savoirs comme un processus continu, cumulatif,  linéaire, nécessaire, irréversible, indéfini, concomitant d’un  accroissement de la puissance humaine. Il permet la maîtrise de la nature et l’épanouissement de l’homme sur terre ; mais aussi le remodelage de l’ordre social  en fonction de l’idée de justice : égalité des hommes, droit à la liberté. C’est la naissance de l’individualisme. L’homme est capable de se modeler lui même, et de se créer lui même.

Le moment baconien, c’est la phase dogmatique du  « Savoir, c’est pouvoir »   Bacon est l’auteur de la  première classification des sciences, basée sur les trois facultés humaines : l’histoire est la science de la mémoire ; la philosophie est la science de la raison ; la poésie est la science de l’imagination. Il reste le premier penseur de la science expérimentale qui  n’est plus une activité gratuite et désintéressée. Dans l’antiquité, savoir et pouvoir étaient séparés. Le savoir était une activité noble et contemplative ( astronomie, métaphysique, mathématique)  et le pouvoir était une technique plutôt vile.

Le but de la technique et de la science, c’est la domination de la nature par l’homme. C’est la voie rationaliste  de Descartes . L’homme devient   « comme Maître et possesseur de la nature »

C’est la naissance de la théorie du Progrès, comme essence de l’histoire. La croyance au Progrès devient une foi dans une nouvelle providence, l’évolution historique. L’interprétation millénariste de l’idée de Progrès se fonde sur le postulat que le perfectionnement infini de la nature humaine fait partie du projet de Dieu.

 

 « Toute  la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement »   « L’humanité comme un seul homme en marche vers la perfection. »  ( Pascal )

 

1687 : date charnière : querelle des anciens et des modernes.

 

            «  La belle antiquité fut toujours vénérable,

            Mais je ne crus jamais qu’elle fut adorable,

            Je vois les anciens sans plier les genoux.

            Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;      

            Et l’on peut comparer sans craindre d’être injuste,

Le siècle de Louis au siècle d’Auguste. » Fontenelle.

 

Les anciens sont plus proches de l’enfance de l’humanité que  les modernes, possesseurs du savoir et du savoir faire. C’est dire que la vérité n’a pas été révélée une fois pour toutes, mais qu’elle est « fille du temps » ( Bacon ) Le temps mélioratif chasse la Providence.

 

« Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissé de vérités à connaître ; N’est ce pas là traiter indignement la raison de l’homme et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ?  (…) Il n’en est pas de même de l’homme qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui  en quelque sorte dans le même état où se trouveraient

ces anciens  philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant  aux connaissances  qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur  de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences,  mais que tous les hommes ensemble, y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier.

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes ; (…)Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement  nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. » ( Fontenelle)

 

 

 

  1. III.              L’utopie progressiste des XVIII° et XIX° siècles :  en route vers liberté, justice, bonheur.

 

« Le bonheur est une idée neuve en Europe »   Saint Just

 

            « le XIX° siècle est grand, le XX° siècle sera heureux » Victor Hugo

 

Le bonheur universel comme finalité de l’histoire remplace le Salut. L’humanité de l’homme réside dans :

-          l’affirmation et l’extension de ses pouvoirs,

-          l’abolition des préjugés et des superstitions,

-          la glorification de la rationalité scientifique,

-          la domination de la nature par la technique,

-          la reconstruction de  la société conformément à un idéal d’autonomie

 

Cette extraordinaire utopie  remplace donc la Providence divine : si l’homme est méchant, c’est parce qu’il est malheureux et misérable. Remplaçons la misère par abondance et le bonheur et le Bien régneront sur terre. L’homme est indéfiniment perfectible et le progrès scientifique et moral est la loi de l’histoire et la bible du monde nouveau. En effet, qu’est ce qui peut supprimer la misère, sinon les progrès scientifiques et techniques, qui donneront à manger à chacun ? Et alors, le despotisme disparaîtra aussi. L’homme heureux sera bien gouverné et se gouvernera bien lui même. Le paradis s’établira sur terre. La technique est le moteur de ce mécanisme  vertueux. Le goût du plaisir, la science, la tolérance, le Progrès, la critique sociale vont dans le même sens.

 

Les Lumières, c’est « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute.  Ose savoir » ( Kant )  Tu peux penser par toi même, te servir de ton entendement pour accéder à ton autonomie. On peut faire l’hypothèse que l’histoire a un sens, celui de conduire l’homme vers un état où il s’épanouirait complètement, vers une paix perpétuelle. C’est le rêve d’une maîtrise du temps par l’intellect humain et d’un futur  maîtrisé par la prévision, accompagné de promesses : paix, prospérité, bonheur, justice, liberté…Comment résister ?!

 

 « sa marche en avant [ celle du genre humain ] vers le mieux ne connaîtra plus de régression totale »

 Kant. Le conflit des facultés en trois sections.

 

            …Pour Hegel, c’est l’Histoire qui va permet à l’humanité de mûrir, de réaliser toutes ses potentialités, de devenir adulte. Le sujet de l’Histoire est l’humanité et non plus l’homme ; elle va vers le plus haut degré d’accomplissement, jusqu’à une théologie de l’Histoire, vers la liberté. L’Histoire va vers un triomphe de la conscience de soi : l’Esprit Absolu prend conscience de lui même à travers l’homme.

 

Pour Engels, c’est une organisation scientifique de l’économie, où le peuple possédera tous les biens,  qui permettra à l’homme d’aller du règne de la nécessité au règne de la liberté.

 

 Pour Ernest Renan,  c’est une vision métaphysique du progrès où l’homme est emporté par un cosmos « progressant », un Dieu se faisant.

 

« Or nous saisissons plusieurs phases d’un développement  qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès,  (…)  qui dans chaque planète, au moins dans la nôtre, a produit un développement régulier : l’apparition de la vie, le perfectionnement successif de cette vie,  le progrès de la conscience, d’abord obscure et enveloppée, vers quelque chose de plus en plus libre et clair, la formation lente de l’humanité, d’abord inconsciente dans les mythes et le langage, puis consciente dans l’histoire proprement dite, et cette histoire, elle même toujours plus une, plus puissante, plus étendue. Le progrès vers la conscience est la loi la plus générale du monde. (…) L’humanité a commencé, l’humanité finira. La planète Terre a commencé, la planète Terre finira. Le système solaire a commencé, le système solaire finira. Seulement ni l’être ni la conscience ne finiront. Il y  aura quelque chose qui sera à la conscience actuelle ce que la conscience actuelle est à l’atome…. Dieu sera alors complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est :  il est en train de se faire. » E. Renan. ( Les sciences de la nature et les sciences historiques) (1850)

 

L’histoire du monde est l’histoire du développement  de la conscience. Ce thème de la dématérialité est aujourd’hui souvent repris. L’histoire du cosmos est celle d’une structure toujours plus complexe sur le plan psychologique.

 

L’utopie progressiste atteindra un sommet avec Trotski, en 1924 :

 

 « Par là le genre humain se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez. (…) La construction sociale et l’éducation psychophysique de soi deviendront deux aspects  d’un seul et même processus. Tous les arts donneront à ce processus une forme sublime. L’homme deviendra incommensurablement plus fort, plus sage, plus subtil ; son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de la vie deviendront dynamiquement belles. L’homme moyen s’élèvera à la hauteur d’un Aristote, d’un Goethe, d’un Marx. Et sur cette crête, de nouveaux pics s’élèveront ».

 

IV.  L’utopie progressiste se fissure : les sceptiques et les hostiles au progrès :

 

Alain  n’est pas hostile à l’idée du Progrès ; il pense cependant que l’histoire ne va nulle part et que c’est l’homme qui a l’avenir dans ses mains.

 

« La route en lacet qui monte. Belle image du progrès, qui est de Renan, et que Romain Rolland a recueillie. Mais pourtant elle ne me semble pas bonne ; (…) Ce que je vois de faux en cette image, c’est cette route tracée d’avance et qui monte toujours ; cela veut dire que l’empire des sots et des violents nous pousse encore vers une plus grande perfection, quelles que soient les apparences ; et qu’en bref, l’humanité marche à son destin par tous moyens, et souvent fouettée et humiliée, mais avançant toujours. Le bon et le méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs desseins. Mais grand merci. Je n’aimerais point cette mécanique, si j’y croyais. Tolstoï aime aussi à se connaître lui-même comme un faible atome en de grands tourbillons. Et Panglos, avant ceux là, louait la Providence, de ce qu’elle fait sortir un petit bien de tant de maux. Pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal ; je ne m’y fierais point. Je vois l’homme nu et seul sur sa planète voyageuse, et faisant son destin à chaque moment ; mauvais destin s’il abandonne ; bon destin aussitôt, dès que l’homme se reprend. » ( Alain )

 

Pour beaucoup, la critique devient virulente : Le progrès, c’est la décadence. La seule vérité, c’est que, depuis toujours, l’existence humaine est la même, que les passions des hommes sont les mêmes. L’idée de perfectibilité humaine était au cœur de la pensée du XVIII° et c’est elle qui est là vivement attaquée.

 

Baudelaire se gausse de cette « erreur à la mode ! », « cette idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne », cette «  grande barbarie éclairée au gaz »

 

Flaubert surenchérit : « Ô Lumières, Ô Progrès, Ô humanité ! (…) Quelle éternelle horloge de bêtises que le cours des âges ! »

 

Nietzsche, très lapidaire : «  le progrès n’est qu’une idée moderne, donc une idée fausse ».

 

Tocqueville  montre les faiblesses de la démocratie.  ( De la démocratie en Amérique )

L’autorité de la tradition recule : naissance de l’individualisme, désintérêt pour les affaires collectives, on entrevoit  le paradoxe d’un peuple  souverain, mais qui en même temps  se  désintéresse de la vie politique….La passion de l’égalité l’emporte sur la passion de la liberté. Où cela pourra-t- il conduire ? La dérive de la démocratie est la constitution d’un état fort  qui déchargerait l’individu de ses responsabilités ; un état providence poussé à l’extrême qui, pour faire le bonheur de l’individu, ne lui demande plus son avis. Ses lois deviennent celles de l’argent, des techniques.

 

 C’est le « désenchantement du monde »  de Max Weber. L’homme est moralement « désertifié » ( Nietzsche ). « On a besoin d’un supplément d’âme » ( Bergson)

 

Bernanos  :

 « Le mot de démocratie a déjà tellement servi qu’il a perdu toute signification, c’est probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues »

 

« Dans presque tous les pays, la démocratie n’est elle pas d’abord et avant tout une dictature économique ? C’est là un fait immense, et qui suffit à prouver la dégradation profonde de la société moderne ».

 

 

  1. V.                pourquoi ne peut on plus croire au progrès  comme au XIX° siècle ?

 

 

1.  La promesse de la technique moderne s’inverse en menace.

 

« La critique écologiste des effets destructeurs de la technoscience ( science devenue un moyen de la technique)  alliée au marché a renforcé la conviction que l’idéal baconien du savoir comme pouvoir est une impasse. Hans Jonas dénonce la puissance de la technique moderne, qui augmente de façon démesurée le pouvoir d’action de l’homme et pourrait compromettre la survie de l’homme, et modifier son intégrité génétique. Il y a un profond changement  du rapport de l’homme à la nature et à l’environnement planétaire. L’homme est « presque » en situation de force. Ce qui change, c’est l’explosion démographique, l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, les réserves d’eau potable et la disparition de nombreuses espèces. Il faut maîtriser la « maîtrise de la nature »

M. Serres : (le contrat naturel)

 

Etre puissant, c’est maîtriser sa propre puissance.

 

«  La mécanisation du monde est entrée dans une phase d’hypertension périlleuse à l’extrême. La face même de la terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n’est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatiques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l’économie rurale de populations tout entières. D’innombrables espèces animales se sont éteintes, des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu’à presque l’extinction totale, tels les indiens de l’Amérique du Nord ou les aborigènes d’Australie (…) Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l’empoisonne. La civilisation est elle même devenue une machine faisant ou essayant de tout faire mécaniquement. »  (Spengler)

 

Force a été de constater que les progrès de la science et des techniques ne sont plus promesses de bonheur, de moralité et de liberté. Il faudra cependant attendre les années 1970 pour que la communauté scientifique commence à dissocier le scientifico-technique du politico-moral. A la conférence d’Asilomar en février 1975, Erwin Chargaff exprime l’incrédulité des scientifiques :

 

 « L’idée que la science peut améliorer le monde relève de l’hubris »

 

Le Progrès, dans son cercueil, emporte ses promesses de bonheur et de moralité. Il n’y a plus aucune raison de penser que l’avenir sera meilleur que le présent. Le dogme central de la religion du Progrès, « après cela donc meilleur que cela », s’effondre. On dénonce les ravages, les méfaits, les victimes ; on s’interroge sur les sociétés malades du progrès ; la science elle même, est interrogée. La science et la technique vont plus vite que l’éthicien et le juriste ne peuvent penser.

 

« Pour la première fois, la foi souveraine dans le progrès ininterrompu chancelle ( …) Le vrai problème est de savoir s’il faut persister dans certaines recherches, si la société et l’esprit humains, à leur stade actuel d’évolution, pourront supporter les vérités à venir. Il est possible – et voilà  que déjà se lèvent des dilemmes tels que l’histoire n’en a jamais connu -, il est possible donc que la prochaine porte donne sur des réalités par essence contraires à notre équilibre mental et à nos maigres réserves morales »  ( Dans le château de Barbe Bleue ; notes pour une redéfinition de la culture)  Georges Steiner.

 

2.  Si le Progrès est mourant, les progrès perdurent et font de nouveaux esclaves :

 

  1. a.      le téléspectateur – consommateur, nouvel  esclave :

 

Les trente dernières années ont été un perpétuel changement. C’est à la fois grisant et épuisant !  mais le prix de  ce que nous avons voulu,  liberté et  changement est élevé. Le thème de l’aliénation est revenu en force, mais sous d’autres formes :

-          culte du profit,  consommation frénétique, économie de marché, culte de la croissance industrielle et technique,

-          crise du sens : l’homme s’est libéré des religions, et même des traditions, mais est en désarroi et se trouve maintenant  lié …. à ses antidépresseurs 

-          crise de la culture :

 

« Malaise dans la culture. Car la culture, c’est la vie avec la pensée. Et on constate aujourd’hui qu’il est courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n’a aucune part. Des gestes élémentaires aux grandes créations de l’esprit, tout devient ainsi prétendument culturel. Pourquoi alors choisir la vraie culture, au lieu de s’abandonner  aux délices de la consommation  et de la publicité, ou à tous les automatismes enracinés dans l’histoire ? (…)Nous vivons à l’heure des « feelings » : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture, se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix ( ou à nommer culture sa pulsion du moment). « Laissez moi faire de moi ce que je veux » : aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. Muni d’une télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, l’esprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles.  (…) Au moment même où la technique, par la télévision  et les ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation détruit la culture. Le mot demeure mais vidé de toute idée de formation, d’ouverture au monde et de soin de l’âme. C’est désormais le principe de plaisir

( forme post-moderne de l’intérêt particulier) qui régit la vie spirituelle. Il ne s’agit plus de constituer les hommes en sujets autonomes, il s’agit de satisfaire leurs envies immédiates, de les divertir au moindre coût. Conglomérat désinvolte de besoins passagers et aléatoires, l’individu post-moderne a oublié que la liberté est autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la culture elle-même davantage qu’une pulsion assouvie »

  1. Finkelkraut.   La défaite de la pensée.

 

La démocratie  implose lentement et en silence, le citoyen est rétrogradé au rang de spectateur consommateur, homme unidimensionnel, voire uniformisé, refusant de considérer de nouvelles possibilités et  abandonnant son destin aux nouvelles religions, celles du marché et de la technoscience.

 

  1. b.      la technique et ses esclaves…

 

Le travail moderne a sécrété une forme nouvelle de gouvernement politique : la technocratie. La complexité des professions et des statuts rend impossible la compétence universelle des gouvernants et les oblige à s’appuyer sur une haute administration publique et sur les conseils du technicien politique. La technocratie est un gouvernement d’experts, de techniciens politiques, qui gouvernent des hommes au nom de la compétence technique. On peut se demander si ces techniques ( publicité, vente, management, ressources humaines…) ne conduisent pas à contraindre l’homme à s’adapter à l’environnement mécanisé qu’il s’est construit ! La technique se développe de manière autonome, et échappe aux hommes, c’est le mythe de Frankenstein. 

 

Tout se passe comme si l’homme devait reconnaître qu’il ne peut pas vivre dans le monde qu’il a fabriqué 

 

« Le progrès du XVIII° siècle est un progrès ressenti par l’individu dans la force, la rapidité et la précision de ses gestes. Celui du XIX° siècle ne peut plus être éprouvé par l’individu, parce qu’il n’est plus centralisé par lui comme centre de  commande et de perception, dans l’action adaptée. L’individu devient seulement spectateur des résultats du fonctionnement des machines, ou le responsable de l’organisation des ensembles techniques mettant en œuvre les machines » .    Gilbert Simondon. Du mode l’existence des objets techniques.1958.

 

C’est important de noter ce passage du moment où l’individu éprouve, donc vérifie par l’expérience le « progrès » à cet autre moment, où il devient  passif et surtout impuissant.

 

 « A l’aide d’engins que nous avons nous mêmes créés, et pas seulement les engins nucléaires, nous nous sommes faits semblables à des dieux et même semblables à Dieu. Certes, nous sommes semblables à Dieu au sens négatif uniquement, car il ne saurait être question d’une creatio ex nihilo, mais bien plutôt du fait que nous sommes capables d’une totale reductio ad nihil, du fait qu’en tant que destructeurs nous sommes devenus tout-puissants. Car nous pouvons vraiment définir comme une toute puissance le fait que nous (..) puissions supprimer l’humanité et le monde humain dans leur totalité, que nous puissions annihiler notre passé et tout ce que nous avons été depuis Adam.   ( Désuétude de la méchanceté ) Gunther Anders(1966)

 

  1. la « super-women.

 

 La deuxième moitié du XX° siècle a été le témoin de l’affirmation de soi, de la valorisation de soi par le travail, avec une reconnaissance de l’individu quasi exclusive par sa profession, puis d’une autonomie économique et sociale de la femme. Les familles ont explosé avec nécessité de créer des crèches et des maisons de retraite, coupure entre les générations dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences. Qui  ne parlera pas d’un progrès social pour les femmes ? mais quel progrès ?  à quel prix ?

 

 

  1. 3.      l’estocade finale a été portée par le XX° siècle lui-même  : le moment de la démonisation du Progrès 

 

 

Peu à peu le Progrès perd sa majuscule, car la foi dans le Progrès enveloppe en fait  une imposture, celle de sacrifier une génération au nom de la suivante, supposée nécessairement meilleure. Non seulement, on ne peut plus croire en la valeur morale du Progrès, mais de plus, le progrès « automatique » peut être considéré comme immoral, car justifie le « tout  est arrivé  et personne n’y pouvait rien »! comme si tout se justifiait au nom justement d’une Justice finale. C’est finalement une suprême injustice puisque notre avenir glorieux mériterait d’être acheté par le sang des générations précédentes ! Malheureux d’être nés trop tôt ! C’est la principale contradiction du Progrès qui contient une divinisation du futur aux dépends du présent et du passé. Ce primat de l’avenir est donc profondément immoral : chaque génération ne serait pas une fin en soi, mais pourrait être un instrument servant à la construction de l’avenir. 

 

«  L’universalisme issu des Lumières est accusé d’être à l’origine des ethnocides commis par le colonialisme européen et de l’avoir longtemps légitimé au nom du Progrès, les « races évoluées » ou « supérieures » s’étant attribué la mission universelle de faire évoluer ou progresser les « races inférieures » bref de les civiliser »     Stéphane Jay Gould :   (L’éventail du vivant. Le mythe du progrès. 1996)

 

 

C’est ainsi que l’idée de Progrès peut devenir  un projet totalitaire. Comme un grand mouvement mécanique, impérieux, autorégulation de la machine, confiance dans la co-évolution entre homme et machine. Croire au Progrès automatique, c’est vouloir en finir avec tous les héritages, c’est surtout nier la nature humaine pour gagner l’illusoire liberté de façonner une humanité améliorée. C’était l’utopie terroriste de « l’homme nouveau »… tout abolir pour tout reconstruire, qui s’est si malheureusement manifestée au XX° siècle par les idéologies politiques de type totalitaire, que l’on connaît. C’est  l’ oubli de l’éthique sans laquelle aucun messianisme n’a de sens,  au nom d’une fin qui légitime par avance la violence.

 

«  la religion du progrès, notamment le marxisme considère toutes les époques humaines non comme des fins en soi, mais comme des instruments servant à la construction de l’avenir »  Berdiaff. (1874 – 1948) Le sens de l’histoire.

 

Le danger d’une idolâtrie en l’avenir selon laquelle le corps et l’esprit humain s’amélioreraient avec le Progrès : ce grand rêve de la fin du XIX° siècle  est l’eugénisme.  (revoir le texte ci-dessus de Trotski) L’idée de l’émergence d’un surhomme est  naïve mais plus encore dangereuse. Croire que l’histoire va vers un avenir écrit, c’est caresser une idole.  Fascination de la destruction d’un vieux monde pour un nouveau meilleur. Civilisation dont les normes suprêmes sont l’utilité et l’efficacité. La nouvelle morale est une morale technique, strictement utilitariste…et l’on pourrait en son nom supprimer les « inutiles » et les « inefficaces »…terrible et banale logique de  l’euthanasie des malades mentaux par les nazis et Staline. Lire à ce sujet Annah Harendt.

Cette « civilisation des machines » est une « contre civilisation », qui n’est pas au service de l’homme mais qui va faire l’homme à son image…efficace et rentable. L’eugénisme suit cette logique, véritable tentative faustienne de l’homme toujours animé d’un  désir de domination et comptant sur la machine pour l’assouvir.

 

Confusion fatale entre deux temporalités : ( la temporalité, c’est le caractère de ce qui est inscrit dans le temps, par opposition à l’éternité.)

-          celle, hégélienne, inscrite dans l’Histoire, perfectionnement continu où les souffrances des générations passées sont justifiées par l’avenir glorieux.

-          celle, prophétique de la Rédemption  qui est  hors de l’histoire. La promesse évangélique s’adresse à toutes les générations. La souffrance humaine ne peut être justifiée par aucune  fin dernière.

 

Le monde intellectuel gronde …trop tard :

 

Franz Kafka. « C’est une inondation. La guerre a ouvert les écluses du Mal. Les étais qui soutenaient l’existence humaine s’effondrent »

 

Jean Rostand : « La technique a fait de nous des dieux avant que nous n’ayons eu le temps de devenir des hommes »

 

Bergson : « tout se passe comme si nous avions augmenté  le pouvoir de notre corps par la technique, mais un corps plus puissant demande un cerveau plus développé, un supplément d’âme »

 

Spengler : « Construire soi-même un monde, être donc soi-même Dieu, c’est bien cela le rêve du chercheur faustien. »

 

 

 

 

 

 

 

 

VI.  Ne plus croire au progrès, est-ce entrer dans l’âge du désespoir ?

 

« Le bonheur est une idée neuve en Europe, disait Saint Just (…) Cri trop prompt, triomphe étourdi de doctrinaire. Que dirait il aujourd’hui ? Le désespoir est un état neuf en Europe !(…) Un état morne, résigné, presque indifférent sous l’habitude déjà prise. Sauf dans quelques îlots étranges, les hommes ne croient plus au bonheur, à peine à un avenir »

 Emmanuel Mounier   (Progrès technique et progrès moral)

 

Après l’ange Progrès, voilà le diable Progrès ! Entre ces deux extrêmes, y a-t-il place pour quelque espoir ? Si le Progrès perd définitivement sa majuscule, s’il ne sera plus comme Bacon et Descartes l’avaient conceptualisé, une amélioration constante, nécessaire, continue, sans limite de la condition humaine, alors que peut il rester du Progrès ?

Au cours du XX° siècle,  l’évidence s’impose : il n’y a pas de Progrès, ( au sens des Lumières) il n’y a que des progrès. Tout au long des XVII°, XVIII° et XIX° siècles, la prise de risque, s’est souvent accompagnée de progrès pour toute l’humanité. On a l’impression, à partir du XX° siècle, que, cette fois, ce sont les progrès  qui s’accompagnent de risques pour toute l’humanité. On est passé de la logique « du risque au progrès » à celle «  du progrès au risque !)

 

 «  Le progrès n’est ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes par mutation. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction (…). L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier (…) ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on gagne sur l’un, on est toujours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative. » (Race et histoire ; 1952. Levi Strauss)

 

L’inquiétude et la peur naissent de l’imprévisible et de l’incertitude : les OGM ? le réchauffement de la planète ? les pesticides ?  La science et la technologie qui devaient rendre le monde meilleur à l’homme sont génératrices d’angoisse.

 

 

 

VII.           Quid du troisième millénaire ? 

 

1.      on reparle de religions, voire de « guerres de religions » dans notre occident en voie de déchristianisation

 

André Malraux nous a promis un XXI° siècle spirituel. 

 

« La religion n’est qu’une forme particulière de l’espérance, et elle est aussi naturelle au cœur humain que l’espérance elle-même…L’incrédulité est un accident ; la foi seule est l’état permanent de l’humanité »

 Tocqueville .De la démocratie en Amérique.

 

 

« Les religions divisent. Mais la foi qui unit rend à l’essentiel son importance. Il semble que nous soyons désormais à l’âge dur de la foi nue et retrouvée »

                                   Stanislas Breton. L’Avenir du christianisme.

 

En ce début de millénaire, la question religieuse est à nouveau omniprésente sur la planète. Le  XX° siècle a été celui d’un athéisme violent. Les totalitarismes et les génocides trouvaient leur origine dans des idéologies résolument athées  : Staline, Hitler, Mao Zedong, partout la même haine du religieux animait les dictatures ; mais eux, ils y croyaient !

Voilà que l’on nous parle d’un retour du religieux ? ne serait-ce pas plutôt que l’on enrôle la foi religieuse au service de la violence ?

Paresseusement nous acceptons le terme de « guerre de religion » ! mais qui est dupe ? Tout le monde sait que ces conflits obéissent à d’autres logiques. Depuis cinquante années, les israéliens et les palestiniens se battent pour une même terre ; en Irlande du Nord, la guerre civile est l’ultime conséquence de la colonisation britannique ; au Kosovo, en 1999, les slaves et les tziganes islamisés se sont alliés aux serbes orthodoxes contre les albanais, qu’ils soient musulmans ou chrétiens… Enfin qui nous fera croire que le départ en guerre de GW Bush contre l’Irak n’a pas des intérêts économiques, pétroliers ou idéologiques … ?

 

 Dieu est convoqué par les belligérants, mais de quel Dieu parle-t-on ?

 

Citons JC Guillebaud  dans   Le goût de l’avenir

« Les chrétiens des premiers siècles étaient indubitablement des pacifistes. Refusant de porter les armes et de s’engager dans les légions romaines, ils furent souvent persécutés à cause de cela. Il n’en va pas de même pour l’islam, qui, dès l’origine, comme le souligne justement Jean Flori, ne manifeste aucune réticence à l’égard de la guerre. Cette dernière n’est condamnée ni par la révélation coranique ni par le comportement réel de son fondateur. Non seulement Mahomet ( contrairement à Jésus ) n’ a pas rejeté l’usage de la violence armée, mais il l’a lui même pratiquée (…) La pacification du terme jihad et l’acceptation par l’islam du principe de laïcité sont par conséquent problématiques, ce qui ne veut pas dire inconcevables à terme  »

 

Toute diabolisation de l’ennemi est délétère .Voilà ce que l’on pouvait lire  dans le  NY Times  (Propos de T.L.Friedman rapportés par le Monde),  le 3 avril 2002 : « le diable est en train de danser au Moyen Orient et se dirige vers nous en dansant.  Cette diabolisation est délétère  pour au moins deux raisons 

 

-          cette façon de définir l’adversaire comme un être situé aux franges de l’humanité, comme un quasi animal, un monstre, un démon nous rappelle les justifications des génocides dans les premiers moments de l’expansion coloniale. Les Indiens d’Amérique, et des Caraïbes, les Aborigènes d’Australie n’avaient pas d’âme…. (relire Les animaux dénaturés de Vercors)

 

 

-          toute riposte tend à mettre l’ « agressé » au même niveau de violence que l’agresseur ; la riposte sera à la hauteur de l’agression. Cela a été flagrant après les attentats du 11 septembre ; mais comme bien sûr les Etats Unis ne pouvaient répondre par des attentats, des pratiques que l’on pensait inimaginables dans les sociétés démocratiques revoient le jour :

 

 « dans cet automne de colère, même un libéral peut voir son esprit se tourner vers la torture » ( Jonathan alter. News-week. ) ou bien Tucker Carlson sur CNN :

«  La torture, c’est mal. Mais souvenez vous, il y a pire. Et dans certaines circonstances, on peut être amené à choisir le moindre des maux »

 

 

Même dans notre vieille Europe, on assiste à une dangereuse alchimie de ce type. Nos démocraties modernes sont pourtant attachées aux valeurs humanistes et à la paix. Le concept de « guerre juste » et celui très à la mode de « guerre propre », ou de « guerre chirurgicale » ont soulevé l’opinion en particulier française au moment du déclenchement des hostilités contre l’Irak. Le discours démocratique américain veut s’en remettre au droit.  Une démocratie pour partir en guerre doit obtenir l’assentiment de son opinion publique. Les Etats Unis n’avaient pas beaucoup de choix :

 

       -    soit ils maquillaient la réalité par un subtil conditionnement de la population (armes de destruction massives…) et ils rebaptisaient « action de police » ce départ en guerre.

 

-          soit ils diabolisaient l’adversaire ; l’ennemi n’est plus un rival stratégique ou économique, mais il est « l’incarnation du mal ». Cela nous rappelle cruellement les discours nazis anti juifs.

 

Que le terrorisme soit un mal, nul ne le contestera, que l’occident soit le Bien, cela sera plus discutable : comme s’il y avait d’un côté un cristal parfait « d’humanité » contre lequel s’acharne un autre cristal parfait de « crime contre l’humanité » ! rien ne se dit en noir et blanc, ni l’homme, ni les guerres, ni l’humanité. Les médias nous amènent à penser selon ce contraste saisissant et nous montrent l’adversaire comme un démon, à qui il faut faire retrouver la morale…on voit bien le schéma : la démocratie stigmatise ses adversaires parce qu’ils sont « déraisonnables », donc des malades, des « fous furieux », aussitôt assimilés au mal. « Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage » 

 

La résistance au fanatisme devient fanatique ; le rejet du sectaire devient sectaire, en fait on prend ses armes à l’adversaire. Le cercle de la violence se referme. Le manichéisme survit dans nos sociétés occidentales, pourquoi ? Parce que cette dualité noir / blanc est assez confortable ! elle nous évite de trop penser cette situation nouvelle. C’est en fait un certain conservatisme.

 

D’un côté, ceux qui n’ont plus de religion  voudraient redonner un sens à leur vie et vont parfois jusqu’à se réfugier dans des spiritualités, tous azimuts, je vous fais grâce des exemples, souvent onéreux, voire meurtriers. Ils  s’accrochent à leur tentative de bonheur prosaïque. Cet abandon de la religion n’est pas un progrès de la conscience, comme se plaît à le dire Michel Onfray. Il faut le penser comme une phase de notre histoire, qui est aussi une phase de progrès majeur, l’acquisition des démocraties. Depuis les Lumières, l’homme s’est persuadé que nécessairement, l’un allait de pair avec l’autre : dé-religion et progrès démocratique. C’est ce refus de restaurer la religion qu’il a éloignée et tout en même temps, dont il a « profondément » besoin, qui le caractérise le plus. Et ce besoin atteint même celui qui a le ventre plein ! Plus personne ne peut penser la religion comme une « compensation » de nos misères terrestres. Le désir d’absolu n’est pas lié au malheur. C’est bien ce désir là qui engendre  ce qui deviendra la foi.

D’autres vont vers un matérialisme forcené, cherchant le bonheur uniquement dans les réussites de l’existence finie, se passant ou essayant de se passer de toute interrogation sur cette finitude. Les oublieux sont très forts…ils arrivent même à ne plus penser à leur propre mort, oublient leur finitude, grâce, il faut le dire aux « lavages de cerveau » médiatiques, et vont vers une incohérence qui n’étonne plus personne.

 

 

De l’autre côté, ceux qui n’ont que la religion où l’on assiste à un phénomène très paradoxal.  Un homme qui n’a plus « que » la religion délaisse l’expérience temporelle. Les ascètes peuvent réaliser cela, mais un peuple tout entier ? Si la religion est la seule  structure d’existence pour un peuple entier, rapidement, elle  devient porteuse de périls. La religion doit être le recours de l’homme qui, plongé dans un monde fini, en cherche le sens au delà du quotidien. Mais elle ne remplace pas le quotidien.  Si elle veut le faire, elle tombe dans la folie et l’extrémisme. Très simplement, elle n’est plus appliquée, et elle risque de devenir terroriste.

Ainsi, sans pouvoir le dire, ils voudraient bien un peu de ce bien-être, de cette liberté, de cette éducation…Ils pourraient être tentés d’agresser ce calme bonheur temporel de leur voisins ; c’est la thèse du désir mimétique de René Girard.

 

La thèse de l’imitation, source de violence est celle de René Girard.  ( Celui par qui le scandale arrive)

            « C’est la rivalité mimétique. Elle peut atteindre un niveau d’intensité extraordinaire. Elle est responsable de la fréquence et de l’intensité des conflits humains. (..)Lorsqu’un imitateur s’efforce d’arracher à son modèle l’objet de leur désir commun, ce dernier résiste bien entendu, et le désir devient plus intense des deux cotés. (.. .) C’est une action réelle qui altère nos rapports avec autrui et finit par nous altérer nous-mêmes dans le sens même que nous croyons éviter en nous opposant : le toujours plus de ressemblance, le toujours plus d’identité avec le rival mimétique. Ce processus d’indifférenciation ne fait qu’un avec le toujours plus de violence qui nous menace à l’heure présente. »

 

            « La haine de l’occident et de tout ce qu’il représente provient non pas de ce que son esprit est vraiment étranger à ces peuples, [ le tiers monde] non pas de ce qu’ils s’opposent réellement au progrès qu’au contraire nous incarnerions, mais de ce que l’esprit concurrentiel leur est aussi familier qu’à nous mêmes. (…) C’est pourquoi je dis : le vrai secret du conflit et de la violence, c’est l’imitation désirante »

 

2. Aimez vous le café sucré ?

 

« Dans une large mesure, la modernité elle-même est un phénomène post-judéochrétien. Cela signifie que la plupart des valeurs démocratiques, égalité, solidarité, individualisme, idée de progrès… ont partie liée avec l’héritage juif et chrétien, laïcisé à l’époque des Lumières. » (J.C.Guillebaud. dans Le goût de l’avenir)

 

Ainsi, le christianisme se meurt en Occident alors que ses valeurs triomphent : respect de l’individu et de l’altérité, liberté de chacun, égalité de tous les hommes…. comme un morceau de sucre fondu dans le café, dont on garde le goût mais que l’on n’identifie plus.  La démocratie est un café sans sucre. Les valeurs du message christique sans le Christ. Jésus emporte toujours l’adhésion de tous, croyants et non  croyants : accord sur le message, désaccord sur la nature divine du messager.

Les chrétiens doivent donc se recentrer sur le contenu même de leur foi, qui  ne peut plus s’identifier à la religion au sens institutionnel et normatif du terme….  Mais cela vaut aussi pour les musulmans et les juifs.

Karl Barth refusait toute religion qui voudrait s’instituer en pouvoir et s’emparer de Dieu et du divin. Seule la foi est efficace pour dénoncer la religion comme moyen pour l’homme. Si l’on pousse le raisonnement à son maximum on arrive à poser la question suivante : comment penser Dieu sans la religion ? Karl Jaspers : « Jésus reste la puissance qui s’oppose au christianisme issu de lui ». Comment penser cela dans le contexte actuel ? A l’évidence, le judaïsme et le christianisme ne peuvent plus être apparaître comme des puissances organisatrices,  des autorités légiférantes. Plus personne ne peut dans l’occident penser la restauration d’une religion soudée à l’Etat. L’idée est bien de supprimer de la religion tout ce qui est idée de domination, de pouvoir, de revenir au pur message Christique, qui en est à l’opposé.

 

« Seule cette substitution permettra de conjurer cette soif de domination progressive, ce trop humain dont témoigne l’histoire des religions. Dans cette perspective, il est clair que la théologie de la Croix et la théologie de la Gloire s’excluent mutuellement comme s’excluent foi et religion. Le prix à payer assurément est élevé, du moins si l’on raisonne en termes de pouvoir institutionnel ou d’influence immédiate. L’erreur serait de croire qu’un tel changement d’optique puisse correspondre à un affadissement de la croyance(…). C’est tout le contraire. (…)JC Guillebaud.

 

 Nous serons d’accord avec JC Guillebaud, si la Gloire est entendue comme gloire terrestre, signifiant pouvoir. Ce n’est pas le sens que lui donnele christianisme, qui est à la fois théologie de la Croix et de la Gloire. Si l’on sépare foi et religion le risque est grand de basculer dans le subjectivisme, et dans les superstitions de toutes sortes. On ne peut utiliser indifféremment les termes de foi et de croyance. Il y a de la croyance à la foi un processus de génération. La foi est une croyance subjectivée, passée au crible du sujet et la religion a là, sa place. ( métaphore de la graine, croyance et désir de nature fœtale, anthropologique ; du terreau dont il faut mesurer  la qualité et la quantité, la religion et enfin la fleur, la foi de chacun)

 

«  Si une telle purification de la foi peut permettre de raffermir cette dernière en faisant de la crise religieuse une promesse de renouveau, il n’en reste pas moins qu’aucune croyance ne peut plus se prétendre exclusive des autres. Jamais. Nulle part. Ce qu’on a décrit plus haut concerne les chrétiens, mais quid des autres. La configuration des sociétés est déjà, et sera de plus en plus, nécessairement plurielle. Le monolithisme confessionnel appartient au passé. Cela veut dire que la cohabitation est, de toutes façons, la seule hypothèse imaginable pour l’avenir. Toute la question est de savoir quelle forme cette dernière peut prendre ? (…) JC Guillebaud.

 

Et c’est peut-être le meilleur moment pour un dialogue entre les religions ! oui ! car des croyances recentrées, solides, peuvent dialoguer, alors  que des religions inquiètes s’agressent, et l’agression est à la hauteur de leur instabilité.  C’est donc sur le message que toutes les religions doivent travailler. Une croyance, si elle est une foi, ne peut se prétendre exclusive des autres, mais s’éprouve comme  vraie. Mais surtout, elle doit être accueillie librement. Le dialogue à partir d’une foi assurée, vivante ne peut que conduire à un enrichissement réciproque grâce à une différence clairement affichée. ….C’est philosophiquement l’altérité qui  fait exister chacun et  c’est bien loin d’une démagogique tolérance, qui ne pourra de toutes façons rien résoudre.

 

 

 

 

 

.  3.  Le présent permanent : du sablier à l’oeuf

 

On imagine l’étroit passage du sable dans le sablier symbolisant le présent, mince, à peine visible ; la boule supérieure est l’image du passé ; la boule inférieure, l’image de l’avenir. Autrefois, nous étions habités par le souvenir et emmenés vers l’avenir. Mais voilà que l’œuf a pris la place du sablier. Le présent prend toute la place. Passé et futur ne valent plus. Cela reflète assez bien notre nouvel état d’esprit : c’est le carpe diem.

Nous avons  dénoncé Prométhée, nous avons perdu tout orgueil, mais que faire de ce présent qui « prend tout le temps ! » S’il n’y a plus de projet, il reste un discours d’attente, sans vision, quelques lendemains « petit bras ». C’est fini de vouloir changer le monde, maintenant on l’habite. Les jeunes ne rêvent plus de refaire le monde, mais seulement de s’y adapter, de s’y fondre.

 

Aux deux extrêmes, on rencontre soit le sage qui contemple, soit le fou qui veut changer le monde. Le moyen terme serait il habité par le prudent ? celui qui se soumet aux lois de la nature,  aux lois de la société…qui vit au jour le jour, sans penser le lendemain, sans espérance autre que celle du jour qui passe…cela ressemble bien à mon chat ! Oui, les stoïciens nous disaient  que l’espérance, c’est notre faiblesse,  notre tendon d’Achille, que c’est elle qui nous rend malheureux. Pour André Comte Sponville, le bonheur, c’est, comme pour Sénèque, de désirer ce que l’on a, une sorte de « calme inespoir » La théorie a beaucoup de succès en particulier avec l’essor des philosophies orientales, c’est reposant, on renonce à l’agitation sociale, à l’excitation générale, c’est Siddhârta…

Combien peut il y avoir de Siddhârta dans le monde ?

 

Transposée au niveau collectif, une telle sagesse devient soumission aux lois de la nature, mais surtout aux lois des hommes, démission discrète, élégante et polie, mais démission dangereuse. ( lire Sa majesté des mouches de William Golding ) Ce sage là ne serait il pas celui d’une vieille société fatiguée, peut être meurtrie par le XX° siècle et terrorisée par le XXI° ? sagesse ou faiblesse ?

 

 

 

VII.          . Répondre à la vraie question stoïcienne : qu’est ce qui dépend de moi ?

 

 Il dépend de moi de vouloir espérer :

 

Agir, c’est refuser d’être une coquille de noix sur l’océan, c’est refuser l’inéluctable, le fatum, c’est penser que le temps mène quelque part. Tout a commencé avec le Talmud : « souviens toi du futur », repris par l’espérance chrétienne : « Le présent de l’avenir, c’est l’attente » écrira Saint Augustin. C’est bien cette espérance là, nous l’avons vu, qui sera laïcisée par les Lumières, sous le nom de Progrès. C’est toujours cette idée d’un monde perfectible qui chemine à travers les siècles.

 

Voilà pourquoi, quand on remet en question les concepts d’Espérance et de Progrès, on vise le cœur même de l’Homme.  Alors il faut de toute nécessité les conserver, mais comment ?

 

 

-          Julien s’agite, est pressé ! .

 

 L’obsession du changement voudrait masquer l’absence de projet. On change pour changer, comme on bouge pour bouger. On tournicote parce que l’on ne sait plus où on va; on veut donner l’illusion de croire encore à l’avenir, c’est une tricherie, une Tartufferie qui cache un profond conservatisme. Le citoyen s’agite, mais tourne en rond, s’étourdit, et devenu vertigineux, il est obligé de s’asseoir… devant sa télévision ! de se restaurer de publicités et de consommer. Cet agité n’avance pas. Cette nouvelle variante de la religion du Progrès est une « utopie messianique faible » nommée par P.A. Taguieff, «  bougisme » c’est à dire un culte du mouvement pour le mouvement ! ou  mouvementisme, exaltation de la fuite en avant dans ce qu’il est convenu d’appeler « la modernisation » , le devoir de « bouger avec ce qui bouge » !

Nouvelle valeur : le changement perpétuel, sans but. L’individu idéal , celui du dernier film, celui de  la publicité peut être, est de nulle part, sans mémoire ni histoire, réduit à sa faculté d’adaptation et bien sûr à sa capacité à consommer ! Un être pour qui le temps et l’espace n’existent plus, grisé, heureux ( ?) dans l’instabilité et l’insécurité perpétuelles…après l’homme nouveau, voilà « l’homme mobile », sans famille, sans ascendance, ni descendance, responsable seulement de lui même, ( et encore …), rassuré ( ?) par sa vitesse et de sa flexibilité.

 

Finalement, ce n’est guère mieux que l’idée classique du Progrès, car cette fois, on fait semblant. Julien, devenu « toupie »  est à nouveau livré à son destin… au discours  unique et répétitif sur les « contraintes inévitables » et les « évolutions irréversibles », la marche automatique du progrès …mais cette fois, sans les fins du progrès.

 

-          Jérome  ne va plus voter :

 

« Tacitement il accepte la perspective d’une disparition de la politique et donc de la démocratie. Sans le savoir, cet ex-citoyen est déjà en deuil de lui-même. » JCGuillebaud. 

 

 Dans son Histoire, Thucydide nous montre les qualités d’un Périclès dans l’Athènes du V° siècle avant notre ère , une démocratie où le premier citoyen est un chef conscient et ferme et les oppose à la démagogie de ses successeurs : ( étymologiquement, le démagogue est celui qui conduit le peuple, mais bientôt il devient celui qui flatte le peuple)

 

 « il ne parlait jamais en vue de faire plaisir et il pouvait au contraire mettre à profit l’estime des gens pour s’opposer même à leur colère (…) Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, par eux mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place : ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires. (11) Il en résulta toutes les fautes que l’on peut attendre d’une cité importante. » Thucydide ( Histoire.)

 

. La politique, dans les sociétés démocratiques,  est par essence le lieu de négociations , de contradictions ; elle propose des solutions et parfois même des compromis. Si elle a un projet, il est immédiatement étudié, critiqué. C’est la faiblesse et la grandeur de la démocratie. C’est la fragilité et la force d’une mère attentive au nouveau né.

 Quand le discours devient démagogie, quand le projet devient un consensus mou, alors on ouvre la voie au « tout moral » et au « tout répressif ». Quand la politique devient « flottante », les extrèmes jubilent.  Enfermés dans notre œuf du présent, nous allons au pugilat !

 

Que faire ? gémir sur l’espérance oubliée ? Non, certes non ! Il faut oser, il faut casser cet œuf trop rond, il faut comprendre comment nous en sommes arrivés là . Qu’est ce qui n’a pas marché au moment des Lumières, au moment de la laïcisation de l’eschatologie judéo-chrétienne ? Il faut comprendre cela pour reconstruire notre rapport au temps,

 

La triple caractérisation de l’instant chez Kierkegaard, à partir de l’hellénisme, du judaïsme et du christianisme, est autant de manières d’accentuer l’une des dimensions du temps : le passé chez les grecs, le futur chez les juifs et le présent chez les chrétiens.

Chez les chrétiens, l’instant est déterminé comme plénitude du temps à la faveur d’une accentuation concrète du présent et d’un rassemblement du temps. Dans l’instant, tout est contenu : présent et éternité, présent contenant tout le passé et tout l’avenir. L’instant est la synthèse réelle et concrète de l’éternité et du temps, qui s’exprime par l’Incarnation, surgissement de l’éternité dans le temps, surgissement de Dieu dans l’homme.

 

La véritable espérance s’applique aussi ici bas, elle est elle même le bonheur du présent et c’est l’attente qui rend la vie bonne. Ce que le christianisme refuse, c’est l’utopie d’un monde parfait réalisé ici bas par les seules forces humaines. Cette foi ne peut rien avoir de commun avec une fuite hors du monde, une résignation ou une échappatoire. Elle ne s’accommode ni de l’enfermement ni de l’immobilité, au contraire elle reconstitue le sablier et remet en route l’histoire. C’est le messianisme juif originel : le Dieu d’Abraham est celui de l’attente et de la promesse

Il ne faut pas suivre Dante, à la porte de l’enfer : « Vous qui entrez ici, quittez toute espérance » ( La divine Comédie)

 

 

 

 

  1. VIII.       En octobre, il commence à faire froid !

 

Comme chacun le sait, à l’automne, il commence à faire froid. Nous avons alors deux choix :

-          celui de garder encore un peu les vêtements de l’été, pour y « croire encore », mais c’est inconfortable et le risque est grand d’attraper froid.

-          Celui d’anticiper et d’aller chercher quelques vêtements d’hiver ; l’automne semblera alors bien doux….

 

Il s’agit de ne pas être « à la traîne » ! il s’agit d’anticiper. Pour l’automne, c’est facile, c’est comme pour les sociétés traditionnelles dont nous parlions au début, cela revient tous les ans. Mais pour les progrès techniques, il est bien plus difficile de prévoir ; cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas prévoir. En tous cas, il faut s’efforcer de prévoir : l’enjeu est important, c’est la bonne santé ou la maladie.

 

 Il faut repenser l’idée de Progrès comme une exigence morale, en reconnaissant l’incertitude qui caractérise les phénomènes historiques. C’est le méliorisme de P.A.Taguieff. L’amélioration de la condition humaine demeure une fin pour l’action éthique, politique, une raison d’espérer. Il faut abandonner la prétention de réaliser ici-bas l’idée de perfection. Il faut accepter la nature humaine et  renoncer au désir d’abolir toutes les limites du pouvoir humain.

 

 

 

 

 

L’attitude mélioriste suppose un engagement éthique, celui de se sentir responsable de notre environnement, des diversités culturelles, de la personne humaine, dans son intégrité psychique ou physique ( mutilations, tortures morales, endoctrinements….)

 

Il faut remplacer cette fausse idée d’un progrès illimité, nécessaire ou nécessairement illimité par une volonté de progrès, ou la volonté plus modeste de réaliser tel progrès, en un lieu et un temps donné. Parce que  ce progrès là aura auparavant été un projet. Ce n’est plus un progrès automatique, c’est un progrès voulu.

 

Ce qui est bon, c’est ce qui est ajusté au projet initial.  (Gen1)

 

Cela fait perdre à l’idée de Progrès son unicité, comme nous l’avions dit, sa majuscule ! Il faut repenser l’idée de Progrès en la désidéalisant. 

 

« Provenance est toujours avenir » ( Heidegger ), ce qui est acquis doit être pris en considération et évalué. Les mauvais usages politiques et militaires de la science ne doivent pas, néanmoins,  remettre en cause la science, car la liberté de recherche scientifique ne peut être séparée de la liberté de penser. La science doit garder son autonomie.

 

 

 

En conclusion, il faut répondre à la quatrième question kantienne : qu’est ce que l’homme ?

 

 Notre tâche, c’est de réenchanter le présent en y réintroduisant l’avenir. C’est de redonner à l’attente, à la dynamique du projet humain sa force. L’attente n’est pas un choix parmi d’autres : l’attente est une dimension de la conscience. Elle nous constitue comme sujet humain et nous différencie ainsi de l’animal. Là est sa dignité. En introduction, nous avions évoqué la tension entre techné et diké .  Ce vers quoi il faut tendre, c’est l’Idéal ( au sens de modèle ) du Progrès : une articulation harmonieuse entre techné et diké. C’est un ajustement à trouver, entre techné et diké. C’est dans cet ajustement, que l’homme trouvera toute sa dignité.

 Le propre de l’homme, c’est la volonté, inséparable de sa liberté, sa capacité à espérer et à réaliser sa finalité ultime, dans l’altérité.  C’est l’espoir de réconciliation de notre finitude et de l’Infini, de nos vérités et de la Vérité, de nos biens et du Bien, de nos libertés et de la Liberté, des  multiples et de l’Un, du temporel et de l’Eternel.

 

 

« A quoi servirait un lever de soleil si nous ne nous levions pas ? »

 

Georg Christoph Lichtenberg.

Date de dernière mise à jour : 2021-07-05 11:32:14