Vladimir Jankélévitch
Traité des Vertus,
Livre III, chapitre 1
Mauvaise volition
La faute est un choix que l'on fait. (...)
La Faute, le Vice de haine et la Méchanceté désignent en profondeur croissante, trois formes d'une seule Malveillance que nous appellerons mauvaise volition, mauvais vouloir et mauvaise volonté. Ces trois malveillances représentent à l'envers ce qu'étaient à l'endroit, c'est à dire dans l'ordre ascendant, l'événement ou mouvement intentionnel d'Amour, la vertu de Charité et la Bonté. (...) La méchanceté est malveillance par nature et malfaisance par accident : car elle ne nuit à l'autre que selon l'occasion et la malignité qui est une méchanceté pernicieuse et très réussie. (...) Ainsi notre problème est le méchant que l'on est non point le mal que l'on fait. (...) Il n'y a de "mauvais" que la méchanceté, comme il n'y a d'"odieux" que la haine. Ainsi disons plutôt mauvaise volonté que volonté du mal, afin d'attirer l'attention non pas sur le substantif, mais sur le qualificatif, (...) mais (aussi) sur la disposition interne. (...) Il n'y a littéralement de mal que dans nos intentions, dans nos sentiments secrets à l'égard des autres.
Mal ou malveillance?
C'est donc bien le cas de le dire : tout est "dans la manière". A proprement parler, le mal n'est pas, le mal n'est rien d'"étant". Le mal n'existe pas, si par existence on veut dire une chose qui est, une substance, un ludion dans son bocal. Il n'y a pas de microbe du mal. Satan, qui est censé personnifier le mal, est et n'est pas : et de même le mal est une existence inexistante et inconsistante; le mal existe à peine! Le mal n'est pas ceci ou cela, en ce sens par exemple qu'il serait à chercher dans l'instinct, ou le plaisir, ou les sens, ou la nature corporelle. Il n'est ni quelque chose ni quelque part; il n'est ni localisable ni repérable, ni désignable ni assignable. Le mal insaisissable, le mal évasif de la malveillance échappe à tous les alibis de la localisation. (...) Leibniz cloisonne le mal en trois difficultés de détail, plus faciles à réduire séparément : l'imperfection métaphysique, la douleur (j'ai mal à la jambe, par ailleurs voilà le mal localisé en vue de la guérison), le péché (j'ai mal à mon moral : le reste est en bon état) . Dans ces conditions le mal moral de la faute ressemble à une maladie dont le nom de baptême est prononcé, le diagnostic bien délimité, les symptômes bien décrits : la faute est désormais un mal comme les autres, un bobo justiciable de la médecine morale. Or le mal moral n'est pas cette douleur de l'âme endolorie. (...) Il n'y a pas de mal, mais il y a des méchants et des dispositions perverses de la volonté. Raymond Lulle dit que le péché coule dans tout l'homme (...). En soi l'être est voilà tout, - ni bon ni mauvais, mais indifférent et, en somme plutôt passable : et même, tout compte fait, il serait présumé bon jusqu'à preuve du contraire, tant ont de force l'espérance affirmative et cet espèce de préjugé favorable qui fait coïncider en (l'homme) l'Etre et le Bien, la plénitude ontologique et la perfection morale : évidence en quelque sorte axiomatique, la bonté de l'être est presque (...) un truisme (une vérité évidente).(...)
Un mal nécessaire qui resterait purement et absolument mauvais est une inconcevable, une absurdissime absurdité. Il n'y a pas de mal à ce qu'une chose nécessaire soit. A moins que l'on préfère le langage suivant : il y a peut-être un "mal" nécessaire, il n'y a jamais de méchanceté nécessaire; le mal de méchanceté se reconnaît à ceci que, naissant d'une liberté, il est toujours contingent (il pourrait ne pas être) et dispensable; en langage péripatéticien (aristotélicien), il est un pouvant-être-autrement. On ne se demande pas pourquoi le bien est là, ni depuis quand car il ne fait pas question : par exemple le bonheur va de soi. Le mal au contraire, comme le malheur ou le refus, demande à être expressément justifié. Ce qui ne veut pas dire que la faute ne soit pas (...) l'effet de la facilité ou du laisser-aller. Entendons nous bien : la faute est réellement la glissade, (...) l'abandon aux lois de la pesanteur instinctive et charnelle; mais c'est cet abandonnement lui-même qui fait question et qui ne va pas de soi, comme ce sont à l'inverse la surveillance du donné et l'attention au donné qui s'insèrent dans l'ordre général. Par exemple le mensonge est très certainement une chute, et une sorte de lourdeur de conscience ; mais le mensonge est aussi une complication adventice, un nœud qui à tel ou tel moment se forme dans le discours : le mensonge se sert de l'expression non pas simplement et droitement, selon la vocation naturelle du langage, mais tortueusement et obliquement selon un rapport indirect; la tendance inégalitaire est toute naturelle, et cependant l'injustice fait scandale, car elle est choquante et problématique; et de là vient que l'égalité apparaisse, selon le cas contraire ou conforme à la nature. Et si faillir enfin c'est bien tomber et s'abandonner, la faute n'est pourtant pas un lapsus ni une simple chute, mais plutôt une contracture de la volonté, une espèce de crampe qui vient à hérisser la surface unie de notre conscience; cette détente égoïste est en réalité quelque chose comme un "tétanos", cette gravitation inerte de l'égo est aussi un clinamen (une déviation) arbitraire et gratuit. Ainsi le mal nécessaire - opérations chirurgicales, guerres défensives, vices plus ou moins tolérés - est le moment provisoire d'une médiation; on tolère ce mal pour éviter de plus grands maux, ou en vue d'une fin : il ne saurait donc avoir le dernier mot! (...) il exprime notre finitude, il est une pièce intégrante de l'Ordre. Une nécessité littéralement mauvaise serait ou contradiction ou malédiction, et il est bien possible que toute la scandaleuse absurdité, tout le scandale absurde de l'enfer tienne en cet invivable désespoir d'un mal à la fois éternel et nécessaire, inhérent à la structure même de l'existence. Et de la même manière une méchanceté éternelle-nécessaire est, dans tous les cas , un monstre (...). Satan est le pécheur immémorial; la faute il la commet de toute éternité; mais alors ce n'est plus une faute, puisqu'elle en pouvait pas ne pas être commise! En ce cas Satan est le moment d'une loi générale. Même quand il s'attarde indéfiniment, le mal est encore provisoire et sans lendemain, et nous disons qu'il "s'éternise", pour n'avoir pas à le dire éternel, et pour faire entendre l'anomalie inexplicable de cet attardement. L'historicité est donc toute sa nature, et les religions ne s'y sont pas trompées, qui rapportent que - le mal (...) a commencé; car si le bien est la continuation même et le cela-va-de-soi de l'existence, le mal, c'est à dire l'événement, l'aliénation initiale, est la première contingence (contingence: ce qui est aléatoire, qui pouvait ne pas arriver) qui au sein de cette nécessité séparera l'antérieur et l'ultérieur. Pour les cosmogonies pessimistes c'est donc la création elle-même qui est le premier mal. Mais nous ne disons pas, nous, que toute contingence est mauvaise, car si cela était manger une laitue ou monter à bicyclette serait aussi coupable que d'assassiner sa mère; si la contingence était le mal, la création serait en effet coupable! Nous disons plutôt l'inverse : tout mal est contingent (non nécessaire). Ainsi le mal est-il de préférence le clinamen (une déviation) accidentel, le zig-zag qui fait brusquement saillie sur le graphique de la continuation, comme une anomalie cardiaque qui inscrit subitement sa pointe sur le graphique régulier du cardiogramme; à la limite (...) le mal est la mort qui nihilise, syncope irrévocable, la continuation de l'être, et fait cesser cette continuation. (...) Si la seule pensée de l'origine radicale nous donne le vertige quand elle affecte l'existence pure et simple, elle devient toute naturelle quand c'est du mal qu'il s'agit, du mal qu'il faut rendre raison. L'essence du mal se concentre en l'instant exprès, arbitraire, accidentel de la faute; et de même que, selon les mythologies, la chute est donnée à l'origine avec la première insurrection spontanée du vouloir, de même ce toujours vouloir volcanique demeure en moi comme un foyer persistant de trouble et d'innovations méchantes. Insistons encore : cela ne signifie pas que la volonté soit libre pour le mal seulement - car une telle liberté unilatérale ne serait ni libre ni volontaire. (...) A l'inverse nous dirions : il n'y a de méchanceté méchante, de mauvais vouloir malveillant, de malice pure que dans cette"déclinaison" fortuite et gratuite de notre liberté. de là le caractère scandaleux et incurablement parasitaire du mal : abus, imposture ou usurpation comme chez Boehme, désordre troublant l'ordre cosmique comme chez Platon - le mal sera toujours un intrus. On ne s'y habitue pas. Telle la mort nous prend toujours au dépourvu, bien qu'elle soit la chose du monde la plus naturelle : mourir de vieillesse c'est encore "nex" (violence) et accident, mort subite en tant qu'ajournable et "dispensable". Ainsi le mal n'est jamais naturel. Lui qui est pourtant moi-même, il est partout un étranger, partout insociable, anormal, contradictoire. Le bien, dit fortement Lavelle, est une solution, le bien ne fait problème que pour qui le cherche; et le mal au contraire est un problème pour qui le trouve. Notre inquiétude cesse quand le Bien est trouvé; mais quand le Mal est trouvé, c'est notre angoisse qui commence! Celui-la entretient des relations de bon voisinage avec toutes les notions; et celui-ci au contraire, fait mauvais ménage avec toutes les notions; il ne s'intègre pas à l'ensemble de la vie, ne s'harmonise pas avec le reste de l'univers, il ne résulte pas du libre jeu des forces, étant par rapport à l'être quelque chose d'ataxique (de désordonné) et de plaqué . Même fréquent et banal comme peut l'être la malveillance en général il sera toujours exceptionnel et insolite.
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