Vladimir JANKELEVITSCH
Le philosophe de l'Instant, du presque rien ,
Jankélévitch
Philosophie première
Chapitre III
De la mort
III - Mutation hyperbolique
La mort est une brèche dans l'empirie (dans le cours de la vie banale et quotidienne), une entaille profonde par où le destin fait levier pour ébranler la métempirie (nos connaissance rationnelles) elle-même, ceci non pas seulement en raison du caractère englobant de sa « mystériologie », mais surtout parce que le passage à l'absolument-autre ne peut être qu’une mutation hyperbolique. Le « passage à un autre genre » n’est même pas une « métabase » (passage à un autre niveau) , par le fait que le tout-autre n’est même pas un genre ! La métempirie (le domaine du rationnel) exclut tout mutation, tout avènement ; toute survenue ; rien n’advient ni ne survient, parce que rien ne devient. Vice versa les évènements historiques dont la continuation forme la trame de l’empirie (l’expérience) prennent leur tour dans une succession comme on fait queue à un guichet ; si, la sempiternelle mathématique est l’intemporel pur, l’intervalle empirique à son tour, indéfiniment reconduit d’avant en après, a l’immanence ineffective d’un songe. Et voici un évènement familier de la vie qui advient à une certaine date de durée ou à une certaine heure de la nuit et qui n’est pourtant plus un changement, mais un changement radical et une monstrueuse mutation ; cet évènement s’appelle la mort. La mort n’est plus transformation , c’est à dire passage d’une forme à une autre forme et modification des modes, mais abolition de tous les modes et passages de la forme à l’absence de toute forme ; avènement de l’informe sinon du difforme… L’altération d’un quelque chose en un autre quelque chose est une « métamorphose » (…) empirique en cours d’intervalle (au cours du temps) qui aboutit à un autre. Mais le passage de tout à rien ou (ce qui revient au même) le changement du tout au tout n’est plus l’avènement d’un autre ordre : ce passage est littéralement une accession au tout-autre, au radicalement, à l’absolument-autre. Un changement qui affecte non point les manières de l’être ou modalités de l'existence, mais le fait d’exister en son effectivité même, ce changement ne peut être ni un cas particulier du changement en général, ainsi que dans les tables de la physique aristotélicienne, ni un changement comme les autres changements ou au même titre que les autres changements. - Ce qui vient d’être dit des formes et des modes pourrait se redire des places ou lieux dans l’espace et des moments du temps. La mort n’est pas déplacement ni remplacement, c’est à dire simple changement de place : car un déplacement n’est rien qu’un autre placement, au lieu que la mort est passage de quelque part à nulle part. La disparition de Gygès, qui devient invisible grâce à son talisman, est peu de chose auprès d’un tel prodige ! Il est profondément étonnant qu’un être disparaisse sans laisser aucune trace… S’il n’est pas là c’est qu’il est ailleurs. Il ne manque pas de cachettes dans le vaste monde ! Ce monde où rien ne se perd, où il n’y a que des transformations de l’énergie et des changements d’état. Nous savons bien qu’un escamotage est une ingénieuse transformation et que le nain Scarbo[1] est tapi sous un meuble. Mais comment admettre que la présence devienne absence absolue ? - La mort n’est pas ajournement à un plus tard sans cesse différé, mais conversion à un jamais-plus définitif (…) - Plus généralement encore : mourir n’est pas devenir ceci ou cela par continuation d’altérité, ou altération continuée ; mourir n’est pas devenir autre, mais devenir rien du tout ; entre Ne-pas-devenir (c’est à dire rester le même) et Devenir-autre, il y a place pour l’acte mortel de devenir-rien ou ce qui revient au même de devenir absolument-autre, car si le relativement-autre est encore une manière d’être, l’absolument-autre qui est le contradictoire du Même, se comporte à son égard comme le non-être par rapport à l’être ; (...) ; le devenir sans avenir (…) est taillé à pic sur le néant, et la plénitude empirique (de la vie) s’anihile d’un coup en toute son épaisseur. Comment l’homme de l’empirie (de la vie quotidienne) n’éprouverait-il pas une sorte d’angoisse panique devant cet évènement radical qui succède à un Avant, mais auquel nul Après ne succède ? Comment n’aurait-il pas le vertige au seuil de ce moment dissymétrique qui est « a parte ante » (du point de vue de l’avant) une continuation , mais « a parte post » (du point de vue de l’après) l’article initial de rien-du-tout, le commencement et la terminaison ? Le voilà bien le tout-autre-ordre dont nul esprit n’a la moindre expérience ni même la moindre idée ! (…) Un devenir qui accouche de Rien du tout, un ajournement à Jamais (…) - tels sont les mystères à la fois paradoxaux et paralogiques d’une évènement à la fois métempirique et métalogique au-delà de l’expérience et au-delà de la rationalité) ; la religion cherche en vain à compenser ces déceptions, à niveler ces dissymétries, à empiriciser ces mystères de grâce par des fictions (…) consolatrices d’attente ou de départ… ; l’homme sincère sent bien qu’un déséquilibre surnaturel comme celui-là ne saurait être annulé ni escamoté par des enfantillages et que sa désolation reste inconsolée, le désespoir étant non point à neutraliser par une rallonge d’espérance et une prolongation de la vie en survie, mais à transfigurer par une grâce soudaine. (…) La mort n’est donc pas une suppression partielle qui ne serait que la reconduction plus ou moins déguisée du préexistant ; mutation catastrophique, elle aboutit incompréhensiblement au Rien qui est la négation du Tout, au Non-être qui est la négation de l’Etre ou du Quelque-chose-en-général. Après cela, Parménide peut bien dire : le rien n’est pas : il n’en déduira pas que ma mort-propre soit « rien pour moi », vu que ce rien pour la nature est précisément tout pour moi : il n’empêchera pas que ma mort-pour-moi, c’est à dire la mort dans l’optique mystérieuse et injuste du Je, ne soit une désagrégation totale et une incompensable terminaison ! Cette banalité insignifiante atteint mon être intégral à la fois dans sa totalité et dans sa profondeur ; cette subtilisation et une vraie nihilisation.
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… avant de savoir quoi, avant de savoir quelle chose, nous savons nous , que ce sera une chose simple, extraordinairement simple et, à la manière bergsonienne, simple d’une éblouissante simplicité ; simple comme bonjour et bonsoir ; si simple que nous nous demanderons, le jour où nous saurons, comment nous n’y avions pas pensé plus tôt.[2]
Vladimir Jankélévitch
Traité des Vertus
Livre III, Chapitre 2
La tentation de la conscience de conscience
L'innocence est un état instable qui ne peut pas durer; comme tout superlatif (et nous rappelons qu'elle est un ... ou le comble de la blancheur) elle ne peut changer qu'en pire, c'est à dire virer en gris! Quelle serre abritera contre les tentations du changement cette pureté maximale auprès de laquelle tout semble impur? Comment empêcherons-nous de se troubler cette candeur de neige sur laquelle tout mélange fait tache? On ne saurait en rester là; ou plus exactement : on peut y atteindre, mais on ne peut pas s'y tenir; un pas de plus et l'on est déjà redescendu de la cime immaculée. L'innocence est comme la vérité même, qui est une fine pointe, et si délicate, si facile à émousser qu'un millimètre d'écart à droite ou à gauche nous jette dans l'océan de l'erreur. Comment s'étonner après cela que la sainteté soit de tous les états le plus exposé aux tentations impures? Une fois de plus et par sa fragilité même l'innocence vérifie la dialectique du tout ou rien. (...) La première tentation qui vient à l'effleurer, et la plus simple, est la tentation de la conscience. En voici une formulation (...) : tout le possible doit arriver; - ou encore : le latent veut devenir explicite, le sous-entendu s'exprimer, le virtuel passer à l'acte.(...) L'innocence, état de potentialité et de parfaite disponibilité ressemble à cet homogène indifférencié que Spencer place à l'origine de l'évolution; la très instable, très plastique innocence agit comme un centre de basse pression qui fait appel d'air et qui sollicite énergiquement les perturbations; la nouveauté s'engouffre dans le vide de l'innocence aspirée par ce zéro attirant. Et d'abord - l'organe appelant la fonction - notre conscience a naturellement envie de prendre conscience, puisqu'elle le peut! et comme l'instinct un jour ou l'autre s'exercera et, s'il ne s'exerce pas, prend de mortelles revanches, ainsi la conscience veut se servir de tous ses pouvoirs, aller jusqu'au bout de sa vocation de conscience, se réaliser à fond et complètement; et éprouvant, tâtant, sondant ainsi ses propres limites, elle trace les contours d'une résistance, d'un noyau ou résidu d'impossible qui n'est autre chose que son destin. Dans sa première curiosité "coupable", la conscience s'applique monstrueusement à soi-même un pouvoir de connaître qui, comme l'amour, se rapporte originairement à l'autre; elle retourne sur soi par mouvement réfléchi et inversion violente d'une tendance naturelle, ce pouvoir de la projection à distance au bout duquel est l'objet; elle se soumet elle-même à l'opération chirurgicale du dédoublement, et elle éprouve les affres de la douleur et de la demi-conscience. (...) En somme le moi préfère s'aimer plutôt que de se connaître! C'est ce savoir non rectiligne mais circulaire qui est le véritable fruit défendu de l'arbre de science, (...) et qui est l'origine du souci et de l'autoscopie malheureuse. (...) La conscience veut se sentir elle-même. Il ne lui suffit pas d'être, il faut encore quelle se voie, qu'elle se regarde en train de vivre, qu'elle réunisse en soi les deux pôles séparés de l'acteur et du spectateur, en goûtant simultanément aux délices de l'être et aux délices du témoin et en savourant le plaisir dans toutes ses dimensions. (...) L'homme est tenté en général par le passage de l'innocence sans conscience à la conscience sans innocence, mais il est tenté en outre par l'envie chimérique de retenir l'innocence dans la conscience : il veut savoir ce qu'il est est, tout en continuant d'être ce qu'il sait, et inversement comme nous le montrera la deuxième tentation, être l'autre en continuant de le connaître. Hélas la conscience peut bien être et se savoir, mais tour à tour et pas au même moment; la conscience ne peut au même moment connaître l'autre et être cet autre en personne, sauf dans les instants bénis de l'extase amoureuse. Comment faire pour que la connaissance de l'autre soit vécue et non plus indifférente? Ce sera l'objet de la deuxième tentation. (...)
Tentation de dire, de faire et de savoir
Car voici maintenant le deuxième vertige de la tentation : la conscience se réalise non seulement en possédant son propre Soi, mais en devenant tout l'autre. La conscience, comme un dramaturge qui est tour à tour chacun des interlocuteurs de son dialogue, veut jouer tous les personnages, entrer dans toutes les peaux, revêtir toutes les livrées. Décrivons quatre formes élémentaires de cette ivresse. La durée est la plus facile de toutes, en ce sens que pour mûrir les possibles il n'y a qu'à laisser faire. Ou encore : ce qui doit devenir, de toutes façons adviendra; de toutes façons. Aujourd'hui aura son lendemain et Maintenant son après, quoique nous ne connaissions pas encore la figure de cet "après" : il n'est pas fait acception de la date, ni du contenu particulier du futur, mais seulement de sa "futurité", de sa forme générale et de son engagement d'exister un jour, ... plus tard! Espérance formelle (car verrons-nous ce Demain? et sera-t-il ouvrable ou férié? faste ou néfaste ?) plutôt qu'espoir concret. La futurition ne nous a pas juré autre chose, (car elle est la simple promesse évasive que le future "sera", qu'il est l'avent de l'être... (...) Oui, Dimanche prochain arrivera; oui, l'avenir adviendra, est en instance; ou plutôt il attend déjà derrière la porte. Avenir, devenir! Le présent devient, mais l'avenir advient, (...) . Roulant librement sur ce plan incliné du devenir, la conscience est naturellement penchée vers l'avant, et c'est plutôt pour en ralentir ou en freiner le mouvement que le misonéisme (horreur de la nouveauté) conservateur fait appel à des mécanismes spéciaux; mais il arrive aussi que par impatience et curiosité la conscience essaye de bousculer ou d'accélérer le changement et devienne "pour voir" : l'avènement est alors l'aventure, et l'évolution révolution.
L'envie de dire est la forme verbale que prend la démangeaison de devenir. La conscience (...) jouant tour à tour et l'un après l'autre les rôles qu'elle ne peut endosser à la fois, elle se réalise aussi dans le temps grammatical des discours, c'est à dire en parlant. (...) Grâce au langage parlé, notamment, la pensée silencieuse et isolée remplira l'espace sonore et sera communiquée à des auditeurs. Parler, c'est encore une façon d'abonder dans le sens de l'instinct vital, de se réaliser pour les autres et d'exister plus intensément. (...) Or l'homme en mal d'extériorisation est aussi le maître autocrate des mots - car tout peut se dire (sinon se faire); aucun empêchement, aucune impossibilité ne viennent circonscrire le champ indéfini du passage à l'acte. La volubilité de la langue et la virtuosité du palabreur, jointes à la mollesse extrême d'une actualisation toujours à portée de la main, élargissent pour ainsi dire à l'infini la carrière de la tentation en même temps qu'elles en restreignent notablement l'attrait. Cette facilité de dire, contrastant avec la difficulté de faire, est le moteur essentiel du mensonge. (...) Qui peut croire sérieusement que l'homme loquace bavarde non par égoïsme mais par sympathie?
Si la parole est une conduite, une certaine façon de se comporter, il faut préciser que c'est une conduite inférieure et relativement inefficace : le "dire" est une forme elliptique et atrophiée du faire; un acte impuissant, un mouvement avorté, à peine plus qu'un geste symbolique! Les mouvements de la langue et les vibrations des cordes vocales ne sont-ils pas en quelque sorte un raté de l'action, une action secondaire et indirecte qui a perdu la contact immédiat de la réalité physique? (...) Mais la manipulation technique de la matière est une expérience que chacun fait pour soi personnellement. (...) Personne ne peut faire cette expérience à notre place. Cette tentation (du faire) , qui fut celle de Prométhée, (...) se donne le monde non pas comme un problème à contempler; ni comme une nécessité à expliquer, mais comme une possibilité à exploiter. Tout ce qui peut être infléchi, modifié, modelé, remanié dans la nature afin d'améliorer la santé des hommes et de façonner leurs caractères doit être entrepris. (...) Il n'y a pas de donné immuable, il n'y a que des formes plastiques infiniment dociles à l'outil de l'ouvrier, tout comme elles sont dociles au ciseau du sculpteur. Sur ce donné obéissant l'homme libre expérimente avec avidité ses pouvoirs démiurgiques en profanant tous les tabous et sans craindre aucun sacrilège; il éprouve à fond, comme dans un jeu, les innombrables possibilités tentantes, pour voir ce qui arrivera et jusqu'où il peut aller. (...) Il sera le maître des transmutations, le metteur en scène des métamorphoses devenant lui-même un autre, et sans cesse un autre que cet autre, le petit dieu ingénieur et bricoleur entraîne toute chose dans le sillage de son devenir; il n'admet rien de définitif, tâte de ses mains ouvrières la molle argile de la réalité, et met en branle ce qui sommeille. (...) Le faiseur est donc plus conscient que le diseur , et il va aussi bien plus loin dans la réalisation-de-soi. (...)
Le savoir est une autre façon de rompre le charme, c'est à dire de décharger cette situation envoûtante et périlleusement survoltée de l'innocence. Les choses qui adhèrent étroitement à l'existence sensible du sujet, les choses encore perdues dans la nuit indistincte où nous les vivons doivent se transformer en objets et découvrir tous leurs coins d'ombre. Avant de se déprendre de soi la conscience veut prendre conscience de l'objet, et c'est même à l'analogie de cette connaissance qu'elle se force à l'introspection, en retournant sur le Soi un pouvoir naturellement taillé à la mesure de l'objet. L'attention est à cet égard le prototype de la réflexion. Grâce au recul et au "distancement" la conscience tentée par la connaissance éloigne d'elle-même les images et les événements et se les offre en spectacle : le cela-va-de-soi de l'innocence devient pour elle un problème spéculatif. (...) Dans la démangeaison d'apprendre nous découvrons également un remède au solipsisme, au soliloque et à l'autophagie : sa propre société dans le faux dialogue de self-conscience, ne pouvant lui suffire, la conscience peuple le désert de son monologue avec des notions et des concepts qui lui tiendront compagnie. L'homme a cessé de se nourrir de soi-même; il y a cette fois apport enrichissant et positif de substance étrangère : le pluriel innombrable de la nature habite désormais notre esprit. Comment la conscience n'éprouverait-elle pas un puissant désir de goûter à toutes ces coupes, de tremper ses lèvres dans tant de breuvages inédits? Et il faut ajouter que le plaisir d'expliquer et de comprendre satisfait un besoin de domination qui est aussi spéculatif et relativement désintéressé.
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Vladimir Jankélévitch
Philosophie première
Chapitre X
L'Homme
Page 239 L'Homme à la lettre est Dieu : Dieu noyé dans les discours, Dieu d'un milliardième de seconde. le second créateur , alter conditor (l'autre fondateur) réussita-t-il à prolonger la création divine au-delà du septième jour? Hélas! l'exceptionnalité même du génie et du héros, qui est transcendance-éclair, coup de génie ou trait d'héroïsme, fait présumer que non. (...) La créature-créatrice à la fois créante et créée, incarne en somme le mystère antilogique de l'Absolu relatif ou de l'Absolu-en-tant-que. (...)
L'Absolu relatif
Page 245 "Double est la vie d'ici-bas". La vie d'une part, est ennuyeuse continuation et remplissage très monotone de l'entre-deux : l'existence biologique prend du temps comme l'organisme fait du volume : toute fois l'instant est déjà là immanent, (...) qui pathétise, dramatise , dynamise le devenir. L'homme ambigu , et par suite ambivalent, est pris entre sa nostalgie et sa vocation : la vocation de l'instant qui est le vertige du Faire-sans-être, et la nostalgie de l'Etat qui est la complaisance à l'Etre-sans-faire : la lévitation qui le hausse jusqu'au Presque-rien, et la gravitation qui le rive à une Nature, chacune d'elles lui apportant sa déception spécifique. La définition de l'être, disions-nous, n'implique ni qu'il ait jamais commencé ni qu'il doive jamais cesser. Or le devenant reçoit un être et, par habitude, acquiert une nature deuxième; et d'autre part l'être du devenant cessera. La mort est le paradoxe du devenant, c'est à dire de l'étant non-étant. Mais d'autre part toutes les durées finies tendent à s'annuler par rapport à l'infini, la vie entière apparaît au sein de l'éternité, comme une sorte de grand instant : ce passage d'un être unique, inimitable, incomparable, irremplaçable qui surgit sans rime ni raison du néant éternel pour y faire retour quelques années après, ce passage est vraiment une apparition métaphysique. La vie comme intervalle immanent est une continuation pleine de sens dont chaque épisode rend intelligible les autres épisodes et se comprend dans son contexte : mais le fait de la vie est come l'instant "absurde" (qui ne peut se justifier par la raison) parce qu'il fond toute signification et parce que la source improvisatrice du sens n'a pas elle-même de sens; de même que le petit presque-rien est l'éblouissement inintelligible d'un millionème de seconde, de même le grand presque-rien de la vie est vraiment sans tête ni queue. "D'où venons-nous? que sommes-nous? où allons-nous? interroge un célèbre tableau de Gauguin dont le seul titre évoque déjà Pascal. Des pas sur la neige. Une inscription sur le sable. Un sillage phosphorescent, qui s'éteint à jamais dans l'océan obscur. Quelqu'un a vécu (sans l'avoir demandé), quelqu'un a souffert, puis disparu et il n'y a plus maintenant que quelques sels minéraux et un "tombeau sans nom". Pourquoi quelqu'un? et pourquoi moi plutôt que tout autre? (...) Pourquoi ici plutôt que là, maintenant plutôt que lors? Et pourquoi tel chiffre d'années imparti à la vie humaine, plutôt que tout autre chiffre? (...)
Page 247 L'insuffisance métaphysique du demi-dieu (l'homme) peut se lire dans les grâces mêmes de l'instant que sa bonne chance lui concède. L'intuition, le courage et la joie, et le mouvement même de charité qui les résume nous placent... pour un un instant au dessus des circonstances sociales et au-delà des conditions biologiques de l'instinct, mais ils ne nous soustraient ni aux lois physiques de la pesanteur ni à la fatalité de la mort. L'homme désinteressé transcende , quand il donne ou pardonne, la naturalité de ses passions et la mercenarité de son égoïsme, mais sa condition de nature finie soumise au déterminisme général et aux lois de l'existence trophique (qui doit se nourrir, soumise aux réalités naturelles), il ne la transcende pas! L'inspiration créatrice donne au génie le pouvoir d'écrire la Divine Cmédie mais elle ne le rend pas indépendant du boire et du manger. Le courage héroïque donne au héros la force quasi surnaturelle du sacrifice, la force presque hyperbolique de vouloir son propre néant dans la mort mais il ne lui donne pas celle de voler comme les oisaux ni de sauter à saute-mouton par dessus le Mont Blanc. (...) L'amour s'unit avec la présence aimée dans la totale désappropriation de soi et dans le vertige de l'extase, mais l'ipséité du toi demeure un mystère impénétrable et un inviolable sanctuaire. La générosité donne sans s'appauvrir et sans subir le contre-coup de son action, mais ses dons ne sont pas des "oeuvres" et encore moins des créatures. Le "pas napoléonien" du courage et la conversion elle-même sont des commencements mais des commencements en cours de continuation, des commencements relatifs qui présupposent un passé et une hérédité et une vie antérieure. Et non seulement la créature dans ses instants de culmination reste soumise aux nécessités matérielles; non seulement les créations de l'ipséité subalterne (du moi ordinaire), malgré leur point de tangence avec la suripséité (le moi transfiguré par l'amour) sont tout au plus reposition d'une chose déjà posée (créée) et se distinguent par là du faire-être absolu et de la pure position (création) d'existence : mais encore le demi-dieu trouve en lui-même un obstacle à ses propres élans; la charité n'est pas sans le ravissement ni le don sans l'arrière-pensée de la commutation (d'une contre-partie); le second mouvement qui est induit ou réfléchi, se replie sur le premier, qui est spontané, et la chose déposée, comme un déchet ou un caillot fait retomber l'élan de la position. (...)
De la philosophie
Page 254 Un réveil continué n'est pas une veille continue. ce réveil à tout instant compromis par les somnifères de la complaisance, cette surconscience (...), cette étincelle enfin qui s'éteint en s'allumant, s'allume en s'éteignant, c'est le principe même de la joie. La joie est dans le clignotement de l'apparaître et du disparaître. Mais une continuité d'apparitions - si tant est que cette alliance de mots soit encore pensable - serait synonyme de béatitude. Or la créature n'est pas taillée pour des chimères comme l'éternel printemps ou la naissance spirituelle : elle est ainsi faite qu'elle doit choisir entre la chronicité du bonheur, qui est "habitus" (manière d'être) sans joie, et l'instantanéité de la joie, qui est ferveur pathétique sans lendemain ni pérennité ni bonheur; entre l'être du quid qui est un songe, et le presque-être du quod qui est un "état" toujours naissant, une tangence quasi inexistante, une eudémonie (un bonheur) infinitésimale et sans cesse à recommencer; entre jouir d'une fruition (jouissance) statique et secondaire et se réjouir, d'un fol élan prévenant; entre savourer et s'enivrer. Mieux encore la joie n'est pas une micro-eudémonie (un micro-bonheur) ni un bonheur minuscule, pas plus que le bonheur n'est une joie pérennisée, mais elle est d'un tout autre ordre, d'un tout autre monde, d'une tout autre origine; dans le langage du Phédon on dirait qu'elle est d'origine céleste. (...)
Page 258 Et pourtant le moindre être, qui est la forme sous laquelle le Faire est concédé à l'homme, nous donne une sorte de pureté instantané et d'absoluité relative où Dieu est déjà contenu. Si celui qui dit hélas à l'alternative, parce qu'on ne peut tout avoir, a l'avant-dernier mot, celui qui répond Merci au divin instant aura seul le dernier : comme dans le dialogue du docteur Tant-pis et du docteur Tant-mieux. Hélas est pénultième (avant-dernier) quand Merci est ultime. Mais cet acquiescement au Faire-être infinitésimal n'est possible que moyennant l'entrevision du mystère pneumatique (plein de souffle) et hypereudémonique (d'un bonheur suprême) de la quoddité. (...)
Page 260 Ainsi l'être sans l'instant serait un heureux et honnête cadavre; un cadavre qui a bien déjeuné et qui est bien content d'être un si beau cadavre dans une si belle caverne. mais l'heureux cadavre sent parfois palpiter en lui les eaux vives de l'instant, les fontaines jaillissantes où l'on peut goûter la joie et l'amour. L'amour qui n'est rien. Qui est tout. Qui est donc presque-rien. Car comme la liberté, comme Dieu, le divin je-ne-sais-quoi entrevu dans l'entrevision de l'homme, comme tous les mystères et comme toutes les choses les plus importantes et sublimes, l'amour est un presque-rien ou (ce qui revient au même) un charme, s'il est vrai que le charme est toujours naissant, toujours sur le bord... (...)
Page 265 Car l'instant est une chance et une divine occasion . Occasion et l'Occasion veut des consciences inspirées... La conscience courageuse, sur le bord du futur prochain, futur à peine futur ou déjà presque présent, présent encore presque futur,en passe ou sur le point d'être présent; la conscience véloce sur le seuil du passé immédiat, présent à peine passé et qui vient de devenir présent : - tels sont les deux échecs victorieux, telles les deux acrobaties , telles les deux aventures l'une conséquente et l'autre antécédente de la philosophie. Entre le message que nous surprenons et le mystère que nous manquons, c'est à dire le Lui-même, il s'en faut d'un cheveu...C'est à dire du tout ou de l'infini. Or la réciproque n'est pas moins vraie, car notre faillite est un succès, (...) celui d'un être qui a failli savoir. Entre l'existant de la vision et le presque-existant presque-inexistant de l'entrevision, de la presque-vision, de la vision recréatrice, il n'y a certes que la nuance indiscernable d'un Presque : mais ce Presque est un monde, et la condition même de l'intuition; mais ce Presque est toute la philosophie. La philosophie est comme la musique, qui existe si peu, dont on se passe si facilement : sans elle il manquerait quelque chose, bien qu'on ne puisse dire quoi : on peut n'est-ce pas? ignorer le tout-autre-ordre sans que rien s'ensuive pratiquement; et cela revient finalement au même de se soumettre à la nécessité éternelle ou de prendre conscience du fait gratuit de cette nécessité en général... J'aime et je fonds, dit la Snegourotchka d'Ostrovski[1] touchée par le premier soleil du printemps. or il y a un point insaisissable où cette tragédie d'alternative devient une chance merveilleuse. Au fait est-il nécessaire de courir cette très improbable chance? On peut après tout vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien.
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[1]Alexandre Ostrovski (1823-1886) : Dramaturge russe.Le passage cité est tiré de sa pièce de théâtre : La Fille des neiges.
Résumé
I. de Montmollin
Chapitre II (5)
Les structures
Le Quid et le Quod
« Le Quid est partout où il n’y a qu’à continuer d’être sur le même palier et la même horizontale » (Traité des vertus)
Sur le plan existentiel la vie ressemble la plupart du temps à un rêve éveillé, elle est étalée dans l’inertie et dans la continuité, dans l’horizontalité des habitudes et de la quotidienneté : elle est ineffective, c’est le quid de l’existence.
Dans le domaine de la connaissance, le quid d’une chose c’est ce que l’on voit, et que l’on définit et mesure avec des concepts, il s’agit alors d’une connaissance plus quantitative que qualitative. Ce que l’on connaît ainsi c’est ce qu’est cette chose, c’est son Quid . Mais quelque chose, dans les deux cas nous échappe un je-ne-sais-quoi qui renvoie à un absolu, au Quod.
Le Quod c’est ce qui déborde toutes nos réductions conceptuelles, c’est l’ipséité, c’est l’essentiel ou l’absolu d’une existence, d’une chose ou d’un ensemble de choses et de qualités. On est ici dans l’effectif. Si le Quid demeure dans l’horizontal le Quod indique une verticalité, il désigne un ineffable, un au-delà, un absolu, l’absolu ou l’en-soi de ce qui apparaît. Le Quod est de l’ordre du qualitatif. Le Quod ne s’ouvre qu’à celui qui renonce aux concepts pour s’offrir au charme qui nous relie mystérieusement aux choses dans une relation familière du type Je-Tu.
Le Quid et le Quod sont aussi différents que le rêve et la réalité, le premier me dit ce qu’est un être, le second annonce un « il y a », c’est à dire la réalité d’une présence qui me requiert et m’interpelle. Cette présence qui englobe tout un monde, seule l’intuition permet de s’en approcher, mais dans l’instant et de manière évanouissante.
L’opposition du Quid et du Quod fait apparaître ce qui oppose le philosophe et le sophiste. Ce dernier se contente de recettes et de lois toutes faites et répétitives, sans s’étonner du fait que les choses sont et de leur ipséité, le philosophe, au contraire, recherche une connaissance absolue, fonction de cette fraîcheur spirituelle qu’est l’étonnement.
Les trois étages de la philosophie première
Jankélévitch distingue trois ordres de connaissance comme Spinoza et les philosophes russes. (Berdiaeff et Chestov)
1 - La connaissance empirique, qui correspond à l’opinion de Platon ou à la connaissance du premier genre de Spinoza. C’est la connaissance quotidienne et pratique, fluctuante, souvent sans réflexion, c’est le domaine du « c’est comme cela » ou du « on dit ». C’est notre mode de connaissance spontanée et quotidienne. C’est la caverne platonicienne où s’agitent des « hommes-fantômes.
2 – La connaissance métempirique, qui correspond à la connaissance du deuxième genre de Spinoza. C’est la connaissance rationnelle par concepts qui s’occupe de l’essence des choses, de leur définition, de ce qu’elles sont, mais qui ne s’étonne pas du fait de leur existence. C’est la connaissance scientifique au sens habituel du terme. On est ici dans l’ordre du Quid. C’est le domaine des esprits géométriques et raisonnables qui font figure de « dormeurs ».
3 – La connaissance métalogique, intuitive et qoodditative. Elle exprime l’au-delà de la logique. La raison ici se transcende,se dépasse, pour de doter d’« yeux neufs », et entrer dans l’ univers dynamique des intentions et de l’amour. Il s’agit de viser l’ipséité. C’est le domaine de l’intuition, on y voit des « acrobates » qui doivent se maintenir sur « la pointe de diamant d’un presque-rien », c’est à dire sur la cime de l’instant.Il faut en revenir intuitivement aux choses réelles et concrètes, à leur ineffable splendeur telle qu’elle apparaît dans notre temps vécu. Il faut sans cesse revenir à l’intuition et perpétuellement retendre sa conscience métaphysique défaillante. Philosopher, c’est ne jamais finir de se réveiller.
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Vladimir Jankélévitch
L'Ironie
L'ironie humoresque
Montrons d'abord que si l'ironie subalternise et bagatellise chaque singularité prise à part, c'est pour mieux faire honneur à l'ensemble du réel. On reconnaît dans ce contraste l'ambiguïté ordinaire de l'opération ironique. L'ironie est le sens du détail et, du même coup, l'ironie est la pensée de l'universel. (...) L'ironie quoique toute hérissée de sarcasmes, de pamphlets, et de fines aiguilles, est le pouvoir d'envisager les choses sous un certain angle, sous un certain aspect de généralité : le détail appelle l'ensemble d'où on l'a ironiquement extrait pour le monter en épingle. Mais au lieu que l’individualisme s'arrange pour retrouver une miniature de l'univers, ou, comme on dit un microcosme dans des singularités typiques, l"ironisme" veut le détail insignifiant et, autant que possible, dérisoire, pour qu'il restitue le tout non point par un développement extensif de son contenu, mais par une magie instantanée et en évoquant les puissances allusives de l'intuition. (...) L'ironiste prend de l'altitude et se donne des panoramas d'aéronaute. Si l'on veut lui rendre justice il faut abandonner le point de vue des particularités ambitieuses aux dépens desquelles il nous égaye. Le détail en vérité est plutôt risible que ridicule; et comme rien ici-bas n'est sans limite, rien non-plus n'est absolument sans valeur : car c'est le propre de l'ironie que d'affirmer simultanément la positivé et l'imperfection de toute chose créée. Presque rien n'est méprisable. mais presque rien n'est indispensable. L'humour dit que rien n'est irremplaçable, mais le remord proteste que tout est irremplaçable : l'ironie accorde le remord avec l'humour est décide que rien n'est vanité, bien que tout soit vanité. Savoir que l'individu passe quand les institutions demeurent, et que l’œuvre survit à l'ouvrier, cela est tout ensemble réconfortant et un peu triste; il arrive pour comble de dérision, que l'injustice collabore à édifier l'harmonie générale; qu'un théoricien meure de ses propres théories; qu'une société importe d'ailleurs des idées, des sentiments, des produits, un langage, qu'elle avait pourtant inventés; le phénomène ment à la loi et l'individu à l'espèce, et la fin s'accomplit à travers des moyens paradoxaux... Toutes ces incohérences métaphysiques, économiques, sociales composent ce qu'on appelle vulgairement l'ironie du sort. Ironie, la fécondité de l'erreur! ironie, la contradiction providentielle, (...) et les coïncidences bizarres du destin! Léopardi et aussi le Kirilov de Féodor Mikhaïlovich (Dostoïevski) ne nous ont-ils pas assez répété que le destin est une farce, la planète un mensonge et la vie tout entière une sorte de vaudeville diabolique? Et quelle dérision encore que les plus majestueuses idéologies soient à la merci d'un fait minuscule! que les grands hommes soient si souvent l’œuvre des petits hasards! le hasard fait quelquefois bien des choses...L'ironie développe en nous la conviction suivante: le tout est aussi nécessaire que le détail est contingent! C'est l'optimisme du pessimisme. Il y a en elle une sorte d'élasticité infinie qui la rend capable de digérer les antinomies en se totalisant toujours et de loger les caprices de la fortune en se réadaptant à toutes les diversités du donné... Ne pas trop s'indigner des trahisons, considérer les renégats avec une indulgente ironie, c'est là faire preuve d'une sagesse qui n'est pas forcément sceptique et qui est parfois voisine de la sympathie. Luther taquiné par le démon au moment où il traduit la bible, lui trouve sur le champ une place dans son univers. Ironiser, c'est donc comprendre et s'élargir pour (...) résoudre les dissonances de la vie; et c'est encore être" intelligent", en d'autres termes se trouver toujours au-delà des limites que notre condition, à un moment donné, nous impose; l'ironie réfléchissant sur sa propre réflexion, serait "conscience du par-delà"[1]. Cette finesse indulgente, qui excuse l'univers comme on pardonne à un ami, diffère autant de la moquerie étroite que chez Spinoza, risus de irrisio[2] : car il y a un rire qui est, comme la colère, la jalousie et la superstition, un sentiment distant et inamical. l'ironie observe mille nuances que la moquerie sommaire ne connaît pas; car celle-ci est une gaieté selon la lettre, et celle-là une gaieté selon l'esprit.
Mais surtout l'ironie joue un rôle capital dans notre perfectionnement intérieur. Et d'abord dans nos relations avec l'univers. Il y a si peu de choses importantes! (...) La nullité cosmique des occupations humaines nous déride, et nous effaçons d'abord dans la carte de nos soucis, tous ces tracas minuscules qui agitent l'oisiveté provinciale et dont la portée ne dépasse pas un après-midi. Qu'on pense seulement au sourire mélancolique et désabusé avec lequel nous feuilletons notre agenda de l'an dernier, témoin de nos importants rendez-vous et de nos grandissimes agitations défuntes... (...) L'ironie coupant à l'essentiel subalternise ces tragédies microscopiques ; ainsi elle détend, aère, simplifie. Pour ridiculiser la mesquinerie de nos conversations, l'ironie simule l'emphase et la bouffonne solennité; elle fait elle aussi beaucoup de bruit pour rien. Elle se moque comme Erick Satie, du porteur de grosses pierres qui sue sang et eau sous son pesant fardeau (c'est une pierre ponce). Certains esthéticiens expliquent justement le rire comme un effet de brusque dégradation, une sorte de contraste descendant : la montagne accouche d'une souris; cette théorie classique expliquerait non pas tant le rire que l'action récréative et déflationniste de l'ironie : l'ironie dégonfle la fausse sublimité, les exagérations ridicules et le cauchemar des vaines mythologies. Comme il y a dans nos idées une tendance à aller jusqu'au bout des rogues antithèses, dans nos sentiments une inclination passionnelle qui les rendra obsédants,et, pour ainsi dire, cancéreux, dans nos actes enfin une disposition à virer en habitude ou idée fixe, nous avons besoin d'un modérateur qui compense par une certaine frivolité bienfaisante la triple "frénésie" de la logique, de la mémoire et du rêve. L'ironie est ce régulateur. (..) Par là l'ironie nous immunise contre la déception; elle est l'antidote des fausses tragédies, la conscience que nulle valeur n'épuise toutes les valeurs; elle lutte contre l'inertie des sentiments qui s'attardent,deviennent tic, marotte ou formule; elle rappelle à l'ordre les douleurs qui s'éternisent et prétendent être totales, c'est à dire désespérées; elle est donc en même temps qu'une grande consolatrice, un principe de mesure et d'équilibre (...), mortelle au pédantisme maniaque et à toutes les unilatéralités de l'esprit, elle forge des âmes harmonieuses, divisées, multilatérales qui veulent pour centre non plus un vice mais une valeur vraiment essentielle. Est-il un contrôle plus exact des fausses bonnes intentions, une épreuve plus rigoureuse pour la demi-sincérité et les désespoirs littéraires? Cet approfondissement de l'ordre mental, cette hiérarchie nouvelle des intérêts et des tendances ne vont pas assurément, sans de lourds sacrifices : plus souvent qu'enthousiasme, l'ironie nous demandera résignation, patience et très commune bonne humeur. C'est que nous ne sommes pas des anges. Il y a dans chaque instinct, dans chaque passion de quoi nous briser le cœur... Comment tiendront-ils tous dans notre poitrine? L'ironie est le pis-aller qui leur permet de se supporter mutuellement, à force de concessions, et de sagesse réaliste. L'ironie n'est qu'un des visages de la pudeur.
Résumé du 4 juin 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (9)
La finesse temporelle
C'est la finesse nécessaire pour capter dans le temps différents instants, appartenant à des vécus différents, et pour les ajuster ensemble. Il s'agit ici d'instants fugitifs et précieux qu'il faut savoir capter au vol comme des "apparitions disparaissantes." Malgré nos lourdeurs habituelles, c'est savoir se rassembler en "la pointe la plus aiguë" (l'Inachevé), ce qui exige la précision miraculeuse d'une juste visée grâce à un mélange de souplesse et de transparence . Bef la finesse temporelle se résume en une divination du "bon moment". C'est une mise en "état de grâce" ou une grâce à accueillir.
Un voyage dans le temps
L'homme n'a d'autre vocation que de voyager, c'est "un voyage existentiel" auquel le temps nous convie, lui qui toujours va et jamais ne revient. Ainsi le voyageur ne doit pas prétendre revenir en arrière , le temps l'ouvre à l'illimité.
Cependant l'homme a la nostalgie du paradis perdu de l'enfance et, s'il reste dans ce regret, le temps va se fissurer entre passé, présent et futur. Or, pour Jankélévitch, cette tentation de la nostalgie qui contrarie le voyage en avant est une épreuve et même un véritable purgatoire, nécessaire cependant, puisqu'il va pousser le sujet à le dépasser, à se ressaisir pour réunifier le temps et ne plus se situer que dans un présent toujours neuf et nouveau. Les épreuves sont nécessaires et rendent plus fort. Le voyage, une fois l'obstacle dépassé, est une réelle "vita nova" , une patrie retrouvée, une assomption qui engendre la joie.
Le temps est à la fois notre ennemi et notre allié.
Notre ennemi quand nous regardons en arrière avec regret, ou en avant avec crainte. Notre allié lorsque, allant de l'avant, nous découvrons d'un regard neuf et rafraîchi ce présent en devenir aventureux et passionnant. C'est toujours en avant et dans le mouvement du voyage que se situe notre seule "vraie patrie"
Le temps confère une structure nostalgique à l'existence, non la nostalgie malheureuse du passé, mais la nostalgie dynamique de la plénitude entrevue dans l'instant. Elle est la source de notre vérité la plus essentielle qui veut que l'on soit celui qui ne cesse de chercher ce qu'il a déjà par ailleurs déjà trouvé... de devenir ce qu'il est... d'apprendre ce qu'il sait. Le temps n'est rien d'autre qu'un voyage métaphysique à la recherche de soi-même.
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Résumé du 19 mars 2024
I. de Montmollin
Chapitre III
Une destination : l'enfance
La philosophie de Jankélévitch est un dynamisme qui nous appelle à devenir "ce que nous sommes", c'est à dire à retrouver notre vrai moi. Pour lui le degré suprême de la connaissance coïncide avec le moment où nous atteignons ce but, (notre ipséité), point qu'il assimile à l'innocence.
Nous devons entamer un itinéraire spirituel pour rejoindre au-delà de notre enfance perdue ou "innocence citérieure" une enfance retrouvée dite "innocence ultérieure". L'enfance de nos jeunes années apparaît faible et immature par rapport à la vérité confirmée et consolidée par les aléas de la vie de l'enfance reconquise. Jankélévitch tient l'enfance pour "notre seule vérité". Le traité des vertus trace un itinéraire vers la "vraie vie" qui n'est autre que joie, simplicité et amour.
On a coutume d'associer la sagesse à l'âge mûr, ici c'est tout le contrait : la sagesse est celle de l'innocence d'une enfance retrouvée. Il nous faut réveiller en nous cette source de notre moi profond, c'est un travail spirituel qui peut être douloureux et qui n'a rien à voir avec un "jeunisme" tout artificiel. Il ne s'agit pas de singer l'enfant mais de retrouver comme lui la fraîcheur, la spontanéité et la chasteté du regard.
Une quête de fraîcheur
Cet itinéraire à la recherche de la fraîcheur de l'enfance va faire appel comme chez les mystiques
à une dilatation de notre capacité de recevoir, donc a une totale ouverture à ce qui est, grâce à la suppression des écrans qui nous rendent aveugles à la simplicité de l'existence. Il nous faut oublier tout ce qui nous encombre, les préjugés, les opinions, les habitudes, les soucis, l'esprit de sérieux qui nous mettent en état de mort spirituelle, pour retrouver la fraîcheur des commencements et accéder à une connaissance vivante et complice de la bonne humeur, de la joie, du chant et de la légèreté, telle le"Gai savoir" de Nietzsche.
Il y a une parenté entre Nietzsche et Jankélévitch : l'un et l'autre nous invitent à retrouver la jubilation de l'enfance devant le miracle de la vie et du cosmos. L'un et l'autre nous appellent à une plénitude existentielle, à un départ sans retour vers plus de positivité, plus de création, vers un homme agrandi, tel le surhomme de Nietzsche.
Mais ce qui les sépare est plus important que ce qui les rapproche. L'enfant de Nietzsche danse et joue car il accepte tout du destin en sa fatalité : joie et malheur, plaisir et souffrance, naissance et destruction, alors que chez Jankélévitch l'enfance reconquise est réconciliée avec elle-même, avec une grâce, une fraîcheur et une allégresse dues à l'amour. Leur conception du temps les oppose aussi : pour Nietzsche le temps est cyclique, c'est "l'éternel retour" : tout recommencera, tout redeviendra indéfiniment comme avant, pas de nouveauté, pas de progrès, le destin est là implacable qui nous fera revivre de multiple fois les mêmes joies et les mêmes tragédies. Chez Jankélévitch, au contraire, le temps est une réalité créatrice, positive, il est linéaire et orienté, création et progrès sont possibles et irréversibles.
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Résumé du 6 Février 2024
I. de Montmollin
Chapitre II (13)
La méthode
La méthode de Jankélévitch à la recherche du je-ne-sais-quoi ou du presque-rien vise à faire apparaître une vérité dans l'étincelle de l'instant: vérité à laquelle il faut savoir s'offrir, c'est à dire être réceptif. La vérité n'est pas à chercher, elle advient plutôt comme une grâce, elle se donne dans la mesure où l'on est soi-même en état de grâce, c'est à dire disposé à l'accueillir. Notre culture cartésienne nous a accoutumés à entasser les vérités, à les posséder et à les conserver comme la fourmi qui fait ses provisions pour l'hiver. Il faut sortir de la catégorie de l'avoir pour à chaque fois être davantage, rencontrer, communier et comprendre ce qui advient. Ainsi nous sera donné le plus précieux, l'or du présent.
Cette saisie ne se fait que grâce à l'amour, or l'amour se rit des lois, use de détour et de ruses, car l'âme humaine est infiniment compliquée, et réfractaire au "simple"; pour la toucher il faut donc emprunter des voies détournées. Contrairement à certaines pensées contemporaines, celle de Jankélévitch est orientée vers un Orient, une patrie, elle a un but : il s'agit d'un voyage qui va quelque part, qui a un sens. Mais impossible de s'installer dans cette patrie qui aussitôt entrevue s'évanouit et à laquelle il faut sans cesse revenir. Il s'agit d'un voyage existentiel infini, "quelque part dans l'inachevé".. Pourquoi? Parce que si la grâce surabonde et s'offre sans réserve, nous sommes comme aveugles face à elle : l'intériorité est comme "un mystère qui s'enveloppe d'une nuit intérieure où il projette sa lueur intermittente". Dans cette quête, l'intuition nous accompagne, mais disparaît et revient, d'où la nécessité de recommencer indéfiniment .
De cela il résulte deux choses:
- La philosophie usera de voies indirectes et de ruses, car nous sommes lents à comprendre
- L'éthique est indispensable, pour nous disposer à l'amour sans lequel rien ne serait possible.
Cette approche prendra cinq aspects : l'ironie, l'humour, un langage et un style particuliers, le baroque, et l'initiation.
I - Une communication indirecte : l'ironie
Le presque-rien ne peut faire l'objet d'un savoir ou d'une communication aux sens habituels car il ne peut s'exprimer en concepts. Pour l'entrapercevoir il faut une âme renouvelée, un regard différent, une fraîcheur de vision dont nos habitudes rationalistes nous ont éloignés. Il faut laisser affleurer des voix différentes, ordinairement étouffées, afin de faire silence. Le silence sera une brèche dans l'océan des bruits tant extérieurs qu'intérieurs, nous permettant d'entendre ce qui murmure en nous, et nous forçant à chercher encore ce "plus important" infiniment fragile qu'est le je-ne-sais-quoi, indéfiniment à retrouver car indéfiniment évanouissant, et risquant à tout moment d'être "oublié".
1 - Qu'est-ce que l'ironie?
Une tactique d'interrogation, une feinte qui dit le contraire de ce qu'on pense pour faire réagir celui qui affirme. Socrate est le type même de l'homme qui a su manier l'ironie avec brio, pour faire prendre conscience à ses interlocuteurs non seulement qu'ils disaient faux mais aussi qu'il ne savaient rien. l'ironie est un certain art de la persuasion. Pourquoi? Parce qu'elle emploie des moyens détournés pour faire apparaître la vérité, voies nécessaires en raison des méandres et de la complexité de l'âme humaine, qui se plaît dans les demi-vérités, souvent tentée par amour-propre ou mauvaise foi d'infléchir ce qui lui apparaît dans le sens qui lui convient. "L'ironie tend la perche à celui qu'elle égare." L'ironie a donc une fonction à la fois cognitive et éthique car elle déjoue les pièges du mensonge en nous et hors de nous. Elle débusque les procédés hypocrites : "l'ironie existe parce que les rôles existent". L'ironie ruse car la conscience a elle-même une structure ironique : puisque capable de prendre de la distance avec elle-même, elle peut dire noir en pensant blanc, ce qui prouve à la fois sa liberté mais aussi sa faiblesse car elle est capable de duplicité et de mensonge.
2 - Il est des résistances que 'on ne peut fléchir directement
Ces résistances sont d'ordre spirituel, intérieures et imperméables à la raison. L'homme est loin d'être pleinement un animal rationnel comme il le voudrait, sa conscience est plutôt un écheveau embrouillé de désirs et de passions. Il y a un abîme entre convaincre intellectuellement, ce qui n'engage à rien, et persuader qui engage notre for intime. Ce n'est pas tant l'intelligence rationnelle qui doit être persuadée mais notre "cœur" et notre désir : "On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues de l'esprit des autres." (Pascal)
3 - L'accès à la vérité nécessite un voyage qui passe avantageusement par l'erreur
Voyage plein de tribulations qui peut passer d'erreurs en erreurs jusqu'à la vérité enfin trouvée grâce à l'ironie, qui débusque les moindres faux prétextes jusque dans les méandres les plus secrets de l'âme. Un tel itinéraire est comme une lente incubation, un travail obscure de l'inconscient pour enfin parvenir à la lumière. Il n'est de vérité éprouvée, que frottée à l'erreur pour la surmonter. L'ironiste doit donc apprendre à se mouler sur l'esprit de son auditeur, jusqu'à faire un bout de chemin avec lui, pour ensuite mieux infléchir ce dernier - quoique en feignant d'abonder dans son sens. "L'ironie force l'injuste à être bien ce qu'il est, franchement, brutalement, pour qu'il en crève; elle le contraint de s'avouer lui-même, car elle sait que ce sera sa perte."
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Résumé du 5/12/2023
I. de Montmollin
Chapitre II (8)
Le mystère de l’au-delà ;
des apparences et de la transcendance
Caractère Particulier de la totalité métaphysique
C’est l’instant qui permet d’accéder à cette totalité : dans l’instant le sujet se trouve engagé avec toute son âme dans une transfiguration du monde où affleure la transparence spirituelle de tous et de tout ,comme le laisse pressentir l’exemple de la Sobornost. « L’instant est un point d’harmonie effleuré… entrevu... entrevécu... « un point qui recule à l’infini et qui n’est plus nulle part. (Philosophie 1°) . Il aspire le sujet dans l’univers infini et temporel des consciences, à la cime duquel scintille l’amour.
Il s’agit d’une véritable apparition qui ne se cache pas au sein de l’empirie (l’expérience) mais qui se révèle grâce à elle . L’empirie n’est que la vie quotridienne mais c’est le fait de vivre qui est le profond mystère. L’instant nous fait entrevoir ce mystère, réaliser l’aura d’étrangeté que dégage la présence des choses banales. A ce moment-là, « il ne reste dans notre esprit qu’une évidence au sein de laquelle toutes les autres réalités du monde naturel et de la vie simple semblent venir se rassembler, comme si l’univers n’était plus qu’une seule grande unité indécomposable, respirante : et c’est cela cette épiphanie silencieuse, le mystère qui nous fait nous émerveiller de la chose, de l’évènement le plus ordinaire. »[1]
Une sorte d’ état de grâce permet de disposer à la conversion intuitive qui, seule permet d’aller là-bas, vers le tout-autre-ordre, vers l’origine , qui fait entrevoir la gatuité de tout chose. Il ne s’agit pas de découvrir un arrière-monde ou quelque vérité cachée, il s’agit de prendre conscience du fait de cette empirie-là, de sa dimension inouïe au-delà d’une perception utilitaire, bornée et aveugle.
Il ne s’agit pas de fuir dans un autre monde en dédaignant le monde sensible et concret comme le veut le platonisme, mais au contraire d’ouvrir les yeux sur la « lumière resplendie », c’est à dire sur la multiple splendeur du monde. Après s’en être distancié il faut revenir ici-bas avec des yeux neufs. Le mystère entrevu révèle « une profondeur » qui renvoie à l’ineffable de l’existence humaine et de la réalité du monde ; pour y accéder il faut renouer avec l’enfance et sa capacité d’émerveillement.
Ainsi se révèle au sein de l’immanence du monde une transcendance qui affleure partout, c’est le quod qui émerge du quid.
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[1]Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie.
Résumé du 25 mars 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (2)
Faire le vide
Faire le vide en nous, dilate notre capacité de recevoir, ordinairement obstruée par nos soucis, nos idées courtes, nos préjugés, nos savoirs mal digérés, notre prétention intellectuelle. Notre esprit devenu plein et opaque ne peut plus accueillir les courants multiples et nouveaux qui le traversent.
Faire le vide aère tout cela et permet à nouveau la relation, restitue en nous une "virginité spirituelle", transfigure notre existence en une fête perpétuelle, nous donne une expérience concrète et existentielle de la joie, car il n'est de vraie joie que dans une ouverture aux autres, au monde, à l'extériorité.
Ce dépouillement n'est pas une perte de soi mais la mise à jour de notre ipséité, c'est à dire de notre moi profond, notre vrai moi. Le vide est un appel d'air vers une renaissance et une plénitude existentielle, une ouverture de la conscience à l'absolu, aux présences, à l'inouï, et à l'émerveillement, permettant à nouveau les échanges entre l'intérieur et l'extérieur.
Le vide restitue en nous une innocence communicative : "l'apparition de l'innocence humanise les requins, simplifie les moroses consciences et, leur imposant un nouveau retour sur soi, les aide à décolérer et à dénouer le complexe de souci qui leur donnait l'air si important."
L'humilité nous débarrasse de notre égocentrisme, elle est "veilleuse de la vie spirituelle" puisqu'elle dispose à la grâce de recevoir et d'échanger.
L'innocence est un bonheur, une docte ignorance et une transparence
- L'innocence est un bonheur, elle permet de renouer avec la joie et la vraie vie, car la conscience débarrassée de tous les amas conceptuels qui l'encombrent, peut refléter, tel un bloc de cristal, le réel sans l'écran d'une introspection envahissante.
- L'innocence est une docte ignorance, elle refuse la prétention des savoirs et des préjugés qui l'encombrent pour se tenir ouverte à ce qui est nouveau, et être en" prise directe avec l'extériorité" . La "docte ignorance" n'est pas un manque de connaissances, mais la capacité de se vider de son savoir pour retrouver l'ingénuité et la pureté d'un regard neuf.
- L'innocence est une transparence, car parfaitement délivré de lui-même, l’innocent libéré de l'amour-propre et de tout retour sur soi va directement aux choses et alors voit ou comprend ce qui demeure inconnu des autres.
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Résumé du 2 avril 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (3)
Le mythe du paradis
L'homme ordinaire, l'homme de la continuation et de l'intervalle, rêve d'un paradis perdu qu'il pare de couleurs idylliques, mais il ne s'agit que d'une chimère forgée par son "intelligence Cette idée d'un passé mythique traduit notre impuissance à émerger de l'horizontalité de nos vies ordinaires pour ressaisir la dimension verticale et absolue de l'existence qui s'exprime dans l'instant. Il faut distinguer le temps répétitif de nos habitudes et l'éternité vécue dans l'instant. Pour Jankélévitch l'homme ne peut s'approcher de cette plénitude qu'évoque le "paradis" qu'après une longue préparation, et une quête incessante. Le chemin proposé par le traité des Vertus vise à nous mettre en état d'accueillir ces instants d'éternité en fortifiant la pureté de l'innocence jusqu'à en faire une manière d'être. L'acquisition de cette dernière, constitue le sens de notre destinée, elle est liée à une attitude créatrice tournée vers l'éternité de l'instant et non vers la nostalgie d'un passé illusoire. L'homme doit accéder librement au paradis, grâce à ses erreurs et difficultés qui lui montreront le vrai chemin et l’inciteront à découvrir sa vocation créatrice endormie
La déception et la tentation
L'instant n'étant qu'une étincelle il est impossible d'y demeurer, d'où le sentiment de chute du paradis et d'une déception : l'enthousiasme a disparu, notre vie retombe dans l'ordinaire, il va s'agir d'apprendre à passer librement d'une attitude désenchantée à la créativité, de retrouver une nouvelle ferveur synonyme de joie forte. Mais l'ironie de notre destin fait que nous ne connaissons pas notre propre désir, nous sommes divisés intérieurement et devenons le jouet des tentations.
Un faux départ; la question de la tentation
- La première innocence, celle de l'enfance est comme un quod continué, le petit enfant semble vivre dans l'éternité, le temps lui semble infini et dilaté à l'extrême : pour lui une journée est sans fin et chaque instant lui paraît neuf. Cette innocence ne va pas durer, l'enfant grandit, et il va lui falloir apprendre à devenir adulte. Au fur et à mesure de sa croissance il va développer les diverses facultés qui le rendront apte à mener une vie normale. Il demeurait dans le quod il va s'installer dans le quid d'une existence humaine plongée dans le monde. C'est ici que se font jour les tentations, qui lui font perdre son innocence.
- Le premier aspect de la tentation est le fait de prendre conscience de soi, de savoir que l'on est une conscience nécessaire pour appréhender le monde extérieur. Mais le plus souvent la conscience se fait à la fois sujet et objet, au lieu d'être toute tournée vers le dehors elle se replie sur soi, se considère elle-même, tel Narcisse. Jankélévitch l'accuse de prendre la place de l'absolu qui se pense lui-même. Si elle n'était restée que sujet ouvert sur le monde et sans préjugés elle demeurerait dans l'innocence, mais elle devient unilatérale, ne sachant plus regarder le monde qu'à travers des concepts, en oubliant la fraîcheur et l'inouï de l'existence. Au lieu de se tourner vers l'extériorité elle reflue sur elle-même pour se "plisser" en multipliant les détours de son propre "labyrinthe" intérieur.
- L'autre aspect de la tentation est le besoin de maîtriser le monde extérieur par le dire , le faire, et le savoir.
Dire c'est grâce au langage appréhender le monde par des concepts et en quelque sorte le posséder par le raisonnement et le jugement, faire c'est réaliser tout ce qui est possible et même ce qui semble impossible, c'est construire le monde et savoir c'est vouloir connaître tout. Le sujet ainsi se réalise mais en même temps la conscience ne voit plus que le côté empirique du monde, elle oscille entre la frénésie (de tout dire, tout faire et tout savoir sans jamais s'arrêter), et le vertige (désir de sortir de l'inertie, de vivre de nos chimères et fascination du vide qui peut aboutir à la destruction). Prise dans une sorte de cercle magique, elle n'arrive plus à s'extraire de la finitude, elle tombe dans le piège d'un temps horizontal. Cette finitude seul l'instant la surmonte.
L'ironie de la tentation se résume dans une incapacité à demeurer dans l'instant, nous cherchions une vie nouvelle, insolite, inouïe, et ne retrouvons en fin de compte que la plus désolante banalité, la routine, "les mêmes figures éculées, les mêmes manies séniles". Comment retrouver alors l'élan perdu?
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Résumé du 12 mars 2024
I. de Montmollin
Chapitre II (15)
Question de langage et de style
Jankélévitch se méfiait du langage, incapable, à l'aide des concepts que sont les mots, de restituer toute la richesse, la complexité, la fluidité et le mouvement de la pensée. Le langage habituel exprime et déforme à la fois la pensée, au contraire du langage de type mathématique qui dit exactement ce qu'il y a à dire, ni plus ni moins.
Le langage qui vise à exprimer nos pensées est incapable de tout exprimer, jamais on ne peut dire qu'un bout de phrase décalque un bout de pensée. Il y a dans la pensée un infiniment plus qui demeure au-delà des mots, c'est pourquoi le philosophe doit s'allier au poète pour transcender le maillage rigide des concepts.
Comme l'être humain a besoin de sens, et veut dire quelque chose qui a du sens, il l'exprimera à l'aide de plusieurs procédés qui ne diront jamais directement, mais qui par touches et approches successives suggéreront et approcheront beaucoup plus finement l'indicible . L'ironie, associée à l'humour s'aidera donc, tour à tour ou à la fois, de l'allusion, de la litote, et de la réticence.
- L'allusion est une réticence qui conduit la pensée à viser "par-delà" et qui, par une sorte de pointillé, entraîne l'esprit à se totaliser pour rassembler ses divers états d'âme et trouver le sens caché. L'allusion procède par petite touches "elle fait confiance à l'auditeur pour soulever le sens avec le levier du signe (du mot) (...) elle aime mieux être caractéristique que complète, et sa manière n'est pas encyclopédique mais elliptique. D'un système clos on peut faire le tour; mais une totalité ouverte ne s'aborde qu'allusivement; ici pas de circuit à boucler, mais en profondeur des finesses qui découragent l'analyse et, en grandeur, toutes sortes d'"ultrasons" ou de rayons invisibles que nul logos (mot ou concept) ne réussit à capter. (L'Ironie p.91)
C'est pourquoi Jankélévitch pense que le philosophe doit s'allier au poète, capable de tourner et retourner les mots pour leur faire exprimer bien plus qu'ils ne disent.
Bien entendu les concepts demeurent nécessaires car sans les mots, qui sont des concepts, nous serions incapables de nous exprimer. Mais ils doivent se modeler sur les nuances, tout en se coulant dans le mouvement qui porte le langage vers plus que lui-même, vers une présence.
- La litote est le procédé qui vise à atténuer la pensée, ainsi nous disons souvent "ce n'est pas mal du tout" pour laisser entendre que "c'est bien". L'esprit de litote, selon Jankélévitch, c'est préférer l'ellipse ou l'atténuation pour exprimer plus, et ainsi permettre à la pensée de se ramasser pour recueillir intérieurement le message non dit. Le silence peut être une forme de litote parfois plus efficace que la litote par le foisonnement et la richesse de ce qu'il peut évoquer.
- La réticence est une coopération du silence et de la parole qui se termine en points de suspension pour suggérer bien plus qu'elle ne dit.
Le baroquisme Jankélévitchien
Il ne pense jamais en terme de "structure" mais toujours d'"allure". Cette pensée toujours en mouvement se modèle sur le mouvant de l'âme humaine, et c'est à chaque fois une renaissance poétiquement annoncée. C'est pourquoi il emploie souvent les termes de dégel, fonte des glaces, eau courante, nuit d'hiver, printemps, etc. Il faut donc toujours tenir compte de ces modulations et c'est en cela que son style s'apparente au baroque, en ce sens qu'il dépasse toujours le langage, qu'il va au-delà, qu'il est toujours en mouvement comme le style Baroque lui-même. C'est pourquoi la musique lui semble si apte à évoquer cet au-delà, cet ailleurs, ce je ne sais quoi. Comme dans la musique, le style doit être "enharmonique" , c'est à dire qu'il doit permettre de glisser insensiblement d'un état d'âme à un autre, il doit aussi "quintessencier" le désir, en faisant désirer la révélation attendue. Comme une rhapsodie il usera de multiples variations et pourra s'apparenter à une sorte de psalmodie qui répète sans toutefois dire la même chose.
Cependant ces tours et détours ne font jamais perdre à Jankélévitch le but poursuivi, à aucun moment il n'oublie l'essentiel, le plus important qui, tel un orient jamais atteint, aimante son propos.
L'initiation
"Entrer dans le jeu de l'ironie et en déchiffrer le masque transparent" exige une initiation, c'est à dire la transmission d'un savoir lié à un passage personnel par différents stades qualitatifs, une sorte d'odyssée morale. A la suite des courants mystiques mais aussi de Platon lui-même, l'initiation est vue comme une mise en condition ayant pour but de disposer la conscience à l'entrevision ou à l'intuition. Elle indique une direction de l'esprit où chacun doit s'engager personnellement. D'où mille finesses et précautions pédagogiques. C'est à la manière de l'oiseau que l'esprit doit se saisir de l'essentiel. Il faudra savoir ruser un peu avec la vérité pour que le cheminement de la lettre à l'esprit puisse se faire; il faut jouer en quelque sorte avec les vérités, les effleurer pour s'en éloigner et y revenir enfin, comme l'oiseau qui décrit mille arabesques avant de revenir à son point de départ. Il faut savoir écouter, deviner pour s'orienter vers un premier matin du monde, une innocence retrouvée.
Il ne s'agit pas ici d'ésotérisme, mais d'un éveil au mystère de l'existence. Il faut nous réveiller de tout ce qui nous encombre et nous bouche les yeux, sortir de notre propre sortilège, réveiller le paralytique qui sommeille en nous pour accéder à l'amour et à la joie.
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Résumé du 28 Mai 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (8)
Le temps retrouvé
Le temps retrouvé est celui de l 'enfance pour celui qui s'est guéri de la "maladie du temps". L'ennui, le remord, la nostalgie constituent la maladie du temps. On peut en guérir non par le divertissement ou l'accumulation de richesses mais en repassionnant son vécu : il y a une sorte de grâce à saisir, une énergie potentielle à découvrir. Il s'agit de réaliser et de savoir saisir cette infinité d'instants qui se cachent sous la trame de l'intervalle pour en faire jaillir un nouvel enthousiasme et une vraie ardeur.
Le temps dont nous sommes pétri, le devenir qui est notre vraie nature sont nos amis, tout peut se faire au fil du temps dans la lenteur et presque à notre insu si nous y sommes disposés et selon la Manière propre à notre âme. La Manière dont parle Jankélévitch est ce qu'il appelle la tournure de notre âme, sa manière d'être, sa façon propre d'agir.
Pour retrouver ce temps perdu, celui de l'enfance, il nous faut diriger le regard vers notre intériorité pour en retrouver tout au fond l'élan vital dans toute sa pureté. Regret, nostalgie, remord, inquiétude sont du temps perdu. Le Temps retrouvé c'est le devenir reconnu dans sa perpétuelle nouveauté et apprivoisé jusqu'à l'infini. Le temps retrouvé c'est la récupération de l'intervalle entier pour en faire le terreau du mûrissement de la personne en lui permettant de découvrir et de réaliser concrètement sa liberté. Il s'agit d'un changement qualitatif de l'intériorité afin de renouveler l'âme elle-même. On devient alors plus fort et plus joyeux en ouvrant les yeux sur la réalité en perpétuel renouveau. Comme un artiste on devient capable de faire jaillir de la réalité l'absolu de la nouveauté.
Le temps retrouvé s'arme contre les lenteurs jusqu'à en faire une plénitude. Faire advenir les instants les uns après les autres est comme l'art de la promenade et de la flânerie : savoir un peu perdre son temps pour le gagner car nos regrets les plus amers sont faits de presque-riens négligés. Comme dit Bergson, il faut laisser au sucre le temps de fondre.
L'occasion de saisir un instant donné ne se présente qu'une seule fois dans toute l'éternité, il faut savoir la saisir comme un cadeau et même le faire advenir. L'occasion est une rencontre rendue possible par l'intuition plus rapide que l'éclair.
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Résumé du 30 Avril 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (5)
Un problème métaphysique
L'intégralité spirituelle à conquérir n'est autre que l'Amour.
Ici surgit un problème : pour Jankélévitch comme pour Plotin, l'Amour en plénitude n'existe qu'au niveau de l'UN, pur Absolu, donc pur Amour, mais aussi l'Au-delà de tout. Cet Amour nous l'effleurons et nous en avons le pressentiment au moment de l'instant, étincelle aussi vite évanouie qu'apparue. Nous retombons ensuite dans l'univers quotidien, celui du quid, et là l'Amour se divise, se démultiplie et se réfracte en une multitude de réalités ou de déguisements. C'est l'ironie du destin : rien n'y est jamais simple, tout est morcelé.
C'est cela l'Odyssée spirituelle, voyager en direction de notre "vraie patrie". Il s'agit de retrouver la simplicité première aux milieu des aléas et des chemins de traverse. La conscience s'égare un peu, goûte à la tentation pour la surmonter grâce à un "libre retour'' et à sa nostalgie du paradis perdu.
La dualité du bien et du mal appartient au niveau de qui n'a pas entrepris le chemin, elle sera transcendée par l'attirance unique de l'Amour. En effet quand on a dépassé la multiplicité des buts et des désirs pour n'avoir plus que cette seule destination qui attire tel un aimant, il n'y a alors plus ni bien ni mal, mais seul le Bien désiré, car Amour et Bien se confondent. Cet unique principe est la force qui constitue la source même de la vie que l'on aperçoit plus ou moins réfracté selon que l'en s'en approche ou s'en éloigne.
Lorsque nous nous égarons à la poursuite des mille facettes de l'Amour, ce n'est pas le monde qui est détraqué c'est notre regard qui ne voit que sous l'angle de la quantité, sous l'empire du miroitement indéfini des apparences, et sous l'angle du plaisir et du laisser aller, alors l'existence s’aplatit et s'horizontalise.
La beauté, un piège à déjouer
La beauté qui nous attire semble annoncer l'intégralité spirituelle tant désirée. A sa vue on peut être ébloui comme dans l'instant, hélas la plupart du temps la désillusion est grande, elle n'était qu'apparence, le chemin n'est pas accompli et la retombée dans le quid de l'intervalle est amère : "... l'homme saoûlé de musique et d'illusions tombe de haut quand il retrouve la prose de la quotidienneté; (...) l'homme-oiseau brusquement déssaoûlé, vient s'écraser au sol." (Traité des vertus)
C'est la méconnaissance de l'Un ou de l'Amour qui cause cette chute. Détaché de cette unique source de vie, le vrai n'est pas vrai ni la beauté belle. Il ne manque ici que le "saut qualitatif" de l'instant fait "avec l'âme toute entière", et "tout de suite ou jamais". L'Amour nous restitue notre innocence et nous trace le droit chemin vers la vie et l'aimé. L'Amour qui va dit oui et ne regarde pas en arrière, il ne s'égare plus dans le "labyrinthe" de sa subjectivité; c'est un vrai commencement, un vrai départ ayant retrouvé sa connivence avec le "fond" créateur de l'être, à savoir Le Bien. L'innocence retrouvée est une remise à l'endroit de tout ce que l'excès de conscience à placé de travers en sens inverse de la liberté, du temps, et de la charité.
PRésumé du 28 Mai 2024
I. de Montmollin
Chapitre III (8)
Le temps retrouvé
Le temps retrouvé est celui de l 'enfance pour celui qui s'est guéri de la "maladie du temps". L'ennui, le remord, la nostalgie constituent la maladie du temps. On peut en guérir non par le divertissement ou l'accumulation de richesses mais en repassionnant son vécu : il y a une sorte de grâce à saisir, une énergie potentielle à découvrir. Il s'agit de réaliser et de savoir saisir cette infinité d'instants qui se cachent sous la trame de l'intervalle pour en faire jaillir un nouvel enthousiasme et une vraie ardeur.
Le temps dont nous sommes pétri, le devenir qui est notre vraie nature sont nos amis, tout peut se faire au fil du temps dans la lenteur et presque à notre insu si nous y sommes disposés et selon la Manière propre à notre âme. La Manière dont parle Jankélévitch est ce qu'il appelle la tournure de notre âme, sa manière d'être, sa façon propre d'agir.
Pour retrouver ce temps perdu, celui de l'enfance, il nous faut diriger le regard vers notre intériorité pour en retrouver tout au fond l'élan vital dans toute sa pureté. Regret, nostalgie, remord, inquiétude sont du temps perdu. Le Temps retrouvé c'est le devenir reconnu dans sa perpétuelle nouveauté et apprivoisé jusqu'à l'infini. Le temps retrouvé c'est la récupération de l'intervalle entier pour en faire le terreau du mûrissement de la personne en lui permettant de découvrir et de réaliser concrètement sa liberté. Il s'agit d'un changement qualitatif de l'intériorité afin de renouveler l'âme elle-même. On devient alors plus fort et plus joyeux en ouvrant les yeux sur la réalité en perpétuel renouveau. Comme un artiste on devient capable de faire jaillir de la réalité l'absolu de la nouveauté.
Le temps retrouvé s'arme contre les lenteurs jusqu'à en faire une plénitude. Faire advenir les instants les uns après les autres est comme l'art de la promenade et de la flânerie : savoir un peu perdre son temps pour le gagner car nos regrets les plus amers sont faits de presque-riens négligés. Comme dit Bergson, il faut laisser au sucre le temps de fondre.
L'occasion de saisir un instant donné ne se présente qu'une seule fois dans toute l'éternité, il faut savoir la saisir comme un cadeau et même le faire advenir. L'occasion est une rencontre rendue possible par l'intuition plus rapide que l'éclair.
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Résumé de la séance du 23-1-2024
P.161...168
2. L'éthique d'une pensée vivante
Remontant aux travaux de jeunesse de V. Jankélévitch, I. De Montmollin rappelle qu'il a tenu très tôt à nous mettre en garde face à l'évolution de la société occidentale et de ses moyens de communication qui amènent chacun a, de plus en plus, s'éloigner de la communion des humains et à être de plus en plus "hors de son sol". Pour y échapper, il prône le chemin exigeant de la "pensée vivante" qui seule, d'après lui, peut faire renouer avec l'instinct d'invention grâce à la réactivation des sens, à une pensée "inaugurale", possiblement innovante qui ouvre la porte à plus d'Etre. A la clef pourrait advenir une vérité qui nous serait propre si on accepte de prendre le temps de la faire sienne, par un travail...il parle même d'un accouchement! Cette exigence qu'il conseille, Jankélévitch ne cache pas que son chemin est douloureux puisqu'il s'agit du passage de la personne que nous sommes à celui que l'on doit devenir....abandonnant la posture paresseuse d'applicant pour laisser place à celle de l'inventivité....
Dans ce contexte de connaissance, Jankélévitch nous demande de casser la distance entre les objets et le sujet, pour retrouver ce qu'il appelle un "savoir vivant", fruit d'une "résonance fraternelle" que Nietsche appelait "mon en-moi/pour moi" : ne pas juger mais rencontrer, ne pas ingurgiter mais apprivoiser dans une communion avec l'objet. Dans cette dynamique, V.J. affirme que "connaître" devient enfanter, créer, se créer, devenir autre, affiner son regard....Vision véritablement positive de la vie, tournant le dos "aux vécus passifs qui engendrent l'ennui et parfois l'angoisse"! Cela ne nous rappelle-t-il pas la pensée de Bergson, qui prônait l'accueil du réel en se "dilatant"? V.J. se fait l'apôtre de la vigilance et de l'inventivité car pour lui, "il faut à chaque moment réinventer le miracle de la vie"!
- Une Alchimie philosophique
Contrairement aux positivistes, V.J. pense que la philosophie a pour mission de découvrir l'essence de la chose et non son concept, pour aider "le sujet à renouer son ancienne parenté avec la nature", la faisant même thérapeutique. D'où cette comparaison entre la Philosophie et l'Alchimie.
A la suite des Romantiques, V.J. considère la capacité d'abstraction dont nous sommes doués détotalise l'homme, le partialise et l'unilatéralise au point d'en perdre le sens du réel!
Finalement, ce problème de la connaissance ne serait-elle pas de nature éthique, voir religieuse? Cet itinéraire spirituel, V.J. l'appellera sublimation, fruit de l'énergie transfiguratrice de l'Amour, seule capable de "retotaliser", proche de l'idée orientale de "transfiguration". Comme l'alchimie cherche à transformer le plomb en or, la philosophie aurait pour mission de transformer l'Egoïté en "Grund", en Raison.
Pour V.J., la philosophie serait synonime d'Amour, seul dynamique capable de réactiver chez le sujet plénitude et joie et donc de réunifier le "Un".
En "sourcier" de ces "instants potentiels" , par l'Ethique et l'Amour, et avec une meilleure compréhension de notre propre temporalité, V.J. pense pouvoir aider à réenchanter la "trame apparemment étale du devenir". Comment? Justement par ces "presque rien", "ces apparitions disparaissantes", ces "touches légères" qui invisiblement nous transforment. Mais doit-on en rester là, à s'émerveiller de ce possible feu d'artifice d'étincelles? Non car ces étincelles ont le pouvoir quasi magique d'un "faire-être absolu" et c'est sur ce constat là que Vladimir Jankélévitch a mener son ouvrage "Philosophie première", mais aussi son "traité des Vertus" et aussi son "Bergson". Notamment dans son "traité des Vertus", il y développe son concept de "Vita Nova", basé sur une joie forte et durable. Mais attention ! Cette "véritable ferveur" est le fruit d'un travail attentionné autour de ces germes que sont ces "presque rien"!
Vladimir Jankélévitch
Traité des Vertus,
Livre III, chapitre 1
Mauvaise volition
La faute est un choix que l'on fait. (...)
La Faute, le Vice de haine et la Méchanceté désignent en profondeur croissante, trois formes d'une seule Malveillance que nous appellerons mauvaise volition, mauvais vouloir et mauvaise volonté. Ces trois malveillances représentent à l'envers ce qu'étaient à l'endroit, c'est à dire dans l'ordre ascendant, l'événement ou mouvement intentionnel d'Amour, la vertu de Charité et la Bonté. (...) La méchanceté est malveillance par nature et malfaisance par accident : car elle ne nuit à l'autre que selon l'occasion et la malignité qui est une méchanceté pernicieuse et très réussie. (...) Ainsi notre problème est le méchant que l'on est non point le mal que l'on fait. (...) Il n'y a de "mauvais" que la méchanceté, comme il n'y a d'"odieux" que la haine. Ainsi disons plutôt mauvaise volonté que volonté du mal, afin d'attirer l'attention non pas sur le substantif, mais sur le qualificatif, (...) mais (aussi) sur la disposition interne. (...) Il n'y a littéralement de mal que dans nos intentions, dans nos sentiments secrets à l'égard des autres.
Mal ou malveillance?
C'est donc bien le cas de le dire : tout est "dans la manière". A proprement parler, le mal n'est pas, le mal n'est rien d'"étant". Le mal n'existe pas, si par existence on veut dire une chose qui est, une substance, un ludion dans son bocal. Il n'y a pas de microbe du mal. Satan, qui est censé personnifier le mal, est et n'est pas : et de même le mal est une existence inexistante et inconsistante; le mal existe à peine! Le mal n'est pas ceci ou cela, en ce sens par exemple qu'il serait à chercher dans l'instinct, ou le plaisir, ou les sens, ou la nature corporelle. Il n'est ni quelque chose ni quelque part; il n'est ni localisable ni repérable, ni désignable ni assignable. Le mal insaisissable, le mal évasif de la malveillance échappe à tous les alibis de la localisation. (...) Leibniz cloisonne le mal en trois difficultés de détail, plus faciles à réduire séparément : l'imperfection métaphysique, la douleur (j'ai mal à la jambe, par ailleurs voilà le mal localisé en vue de la guérison), le péché (j'ai mal à mon moral : le reste est en bon état) . Dans ces conditions le mal moral de la faute ressemble à une maladie dont le nom de baptême est prononcé, le diagnostic bien délimité, les symptômes bien décrits : la faute est désormais un mal comme les autres, un bobo justiciable de la médecine morale. Or le mal moral n'est pas cette douleur de l'âme endolorie. (...) Il n'y a pas de mal, mais il y a des méchants et des dispositions perverses de la volonté. Raymond Lulle dit que le péché coule dans tout l'homme (...). En soi l'être est voilà tout, - ni bon ni mauvais, mais indifférent et, en somme plutôt passable : et même, tout compte fait, il serait présumé bon jusqu'à preuve du contraire, tant ont de force l'espérance affirmative et cet espèce de préjugé favorable qui fait coïncider en (l'homme) l'Etre et le Bien, la plénitude ontologique et la perfection morale : évidence en quelque sorte axiomatique, la bonté de l'être est presque (...) un truisme (une vérité évidente).(...)
Un mal nécessaire qui resterait purement et absolument mauvais est une inconcevable, une absurdissime absurdité. Il n'y a pas de mal à ce qu'une chose nécessaire soit. A moins que l'on préfère le langage suivant : il y a peut-être un "mal" nécessaire, il n'y a jamais de méchanceté nécessaire; le mal de méchanceté se reconnaît à ceci que, naissant d'une liberté, il est toujours contingent (il pourrait ne pas être) et dispensable; en langage péripatéticien (aristotélicien), il est un pouvant-être-autrement. On ne se demande pas pourquoi le bien est là, ni depuis quand car il ne fait pas question : par exemple le bonheur va de soi. Le mal au contraire, comme le malheur ou le refus, demande à être expressément justifié. Ce qui ne veut pas dire que la faute ne soit pas (...) l'effet de la facilité ou du laisser-aller. Entendons nous bien : la faute est réellement la glissade, (...) l'abandon aux lois de la pesanteur instinctive et charnelle; mais c'est cet abandonnement lui-même qui fait question et qui ne va pas de soi, comme ce sont à l'inverse la surveillance du donné et l'attention au donné qui s'insèrent dans l'ordre général. Par exemple le mensonge est très certainement une chute, et une sorte de lourdeur de conscience ; mais le mensonge est aussi une complication adventice, un nœud qui à tel ou tel moment se forme dans le discours : le mensonge se sert de l'expression non pas simplement et droitement, selon la vocation naturelle du langage, mais tortueusement et obliquement selon un rapport indirect; la tendance inégalitaire est toute naturelle, et cependant l'injustice fait scandale, car elle est choquante et problématique; et de là vient que l'égalité apparaisse, selon le cas contraire ou conforme à la nature. Et si faillir enfin c'est bien tomber et s'abandonner, la faute n'est pourtant pas un lapsus ni une simple chute, mais plutôt une contracture de la volonté, une espèce de crampe qui vient à hérisser la surface unie de notre conscience; cette détente égoïste est en réalité quelque chose comme un "tétanos", cette gravitation inerte de l'égo est aussi un clinamen (une déviation) arbitraire et gratuit. Ainsi le mal nécessaire - opérations chirurgicales, guerres défensives, vices plus ou moins tolérés - est le moment provisoire d'une médiation; on tolère ce mal pour éviter de plus grands maux, ou en vue d'une fin : il ne saurait donc avoir le dernier mot! (...) il exprime notre finitude, il est une pièce intégrante de l'Ordre. Une nécessité littéralement mauvaise serait ou contradiction ou malédiction, et il est bien possible que toute la scandaleuse absurdité, tout le scandale absurde de l'enfer tienne en cet invivable désespoir d'un mal à la fois éternel et nécessaire, inhérent à la structure même de l'existence. Et de la même manière une méchanceté éternelle-nécessaire est, dans tous les cas , un monstre (...). Satan est le pécheur immémorial; la faute il la commet de toute éternité; mais alors ce n'est plus une faute, puisqu'elle en pouvait pas ne pas être commise! En ce cas Satan est le moment d'une loi générale. Même quand il s'attarde indéfiniment, le mal est encore provisoire et sans lendemain, et nous disons qu'il "s'éternise", pour n'avoir pas à le dire éternel, et pour faire entendre l'anomalie inexplicable de cet attardement. L'historicité est donc toute sa nature, et les religions ne s'y sont pas trompées, qui rapportent que - le mal (...) a commencé; car si le bien est la continuation même et le cela-va-de-soi de l'existence, le mal, c'est à dire l'événement, l'aliénation initiale, est la première contingence (contingence: ce qui est aléatoire, qui pouvait ne pas arriver) qui au sein de cette nécessité séparera l'antérieur et l'ultérieur. Pour les cosmogonies pessimistes c'est donc la création elle-même qui est le premier mal. Mais nous ne disons pas, nous, que toute contingence est mauvaise, car si cela était manger une laitue ou monter à bicyclette serait aussi coupable que d'assassiner sa mère; si la contingence était le mal, la création serait en effet coupable! Nous disons plutôt l'inverse : tout mal est contingent (non nécessaire). Ainsi le mal est-il de préférence le clinamen (une déviation) accidentel, le zig-zag qui fait brusquement saillie sur le graphique de la continuation, comme une anomalie cardiaque qui inscrit subitement sa pointe sur le graphique régulier du cardiogramme; à la limite (...) le mal est la mort qui nihilise, syncope irrévocable, la continuation de l'être, et fait cesser cette continuation. (...) Si la seule pensée de l'origine radicale nous donne le vertige quand elle affecte l'existence pure et simple, elle devient toute naturelle quand c'est du mal qu'il s'agit, du mal qu'il faut rendre raison. L'essence du mal se concentre en l'instant exprès, arbitraire, accidentel de la faute; et de même que, selon les mythologies, la chute est donnée à l'origine avec la première insurrection spontanée du vouloir, de même ce toujours vouloir volcanique demeure en moi comme un foyer persistant de trouble et d'innovations méchantes. Insistons encore : cela ne signifie pas que la volonté soit libre pour le mal seulement - car une telle liberté unilatérale ne serait ni libre ni volontaire. (...) A l'inverse nous dirions : il n'y a de méchanceté méchante, de mauvais vouloir malveillant, de malice pure que dans cette"déclinaison" fortuite et gratuite de notre liberté. de là le caractère scandaleux et incurablement parasitaire du mal : abus, imposture ou usurpation comme chez Boehme, désordre troublant l'ordre cosmique comme chez Platon - le mal sera toujours un intrus. On ne s'y habitue pas. Telle la mort nous prend toujours au dépourvu, bien qu'elle soit la chose du monde la plus naturelle : mourir de vieillesse c'est encore "nex" (violence) et accident, mort subite en tant qu'ajournable et "dispensable". Ainsi le mal n'est jamais naturel. Lui qui est pourtant moi-même, il est partout un étranger, partout insociable, anormal, contradictoire. Le bien, dit fortement Lavelle, est une solution, le bien ne fait problème que pour qui le cherche; et le mal au contraire est un problème pour qui le trouve. Notre inquiétude cesse quand le Bien est trouvé; mais quand le Mal est trouvé, c'est notre angoisse qui commence! Celui-la entretient des relations de bon voisinage avec toutes les notions; et celui-ci au contraire, fait mauvais ménage avec toutes les notions; il ne s'intègre pas à l'ensemble de la vie, ne s'harmonise pas avec le reste de l'univers, il ne résulte pas du libre jeu des forces, étant par rapport à l'être quelque chose d'ataxique (de désordonné) et de plaqué . Même fréquent et banal comme peut l'être la malveillance en général il sera toujours exceptionnel et insolite.
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Date de dernière mise à jour : 2024-10-20 11:01:09