Paul Claudel

Paul Claudel

 

Devant dieu

 

et

 

Devant les hommes

 

 

 

 

 

 

 

 

                       

 

 

 

Exposé de Monsieur Joseph Beaume

Allériot le 8 avril 2009.

 

                                              

 

                                               Paul Claudel devant Dieu et devant les hommes

 

En 1955, au lendemain de la mort de l’écrivain Paul Claudel, l’hebdomadaire, « Une semaine dans le monde »  rendait compte de sa carrière de façon lapidaire : «  Paul Claudel, 87 ans, 300.000 vers, cent millions d’actions, quatre grands cordons, dix neuf petits-enfants » . On eût pu compter, sinon les femmes, du moins les enfants….

Nous essaierons d’aller un peu plus loin et plus profond dans la connaissance de celui-ci.

 

Paul Claudel semble aujourd’hui assez oublié. Est-ce si étonnant ? De son vivant son œuvre ne connut pas un succès immédiat. Ses drames, injouables pour la plupart, dans leur état premier, n’ont pu être représentés qu’au bout d’un long moment, quand l’auteur eut pratiqué les adaptations nécessaires à la scène, ce qui donna lieu à plusieurs versions successives de la même œuvre.

Ses poèmes, pour la plupart inspirés de thèmes chrétiens, la liturgie, les apôtres, les saints, les sacrements, dont l’expression tient de l’Ancien et du Nouveau Testament, sont étroitement tributaires du catholicisme, et dépendent donc du rayonnement plus ou moins important de celui-ci, selon les époques. Déjà les années 1890 – 1920 n’étaient pas placées sous le signe de la religion ni de la dévotion ; malgré un Huysmans, un Péguy, un Léon Bloy, témoins passionnés de la Foi. Le milieu intellectuel dans son ensemble, sous l’influence de  Taine, de Renan, pour ne citer que les maîtres, considérait les religions comme le résidu des siècles d’obscurantisme. C’est cette conception positiviste et scientiste qui domine alors. Elle prétend que l’explication totale du monde relève  de la découverte des lois qui régissent aussi bien la matière que les pensées et les sentiments. L’esprit de Voltaire survit brillamment chez Anatole France, le drame romantique dans les pièces d’Edmond Rostand. Feydeau remplit les salles de sa légèreté cynique, François de Curel et Octave Mirbeau avec leurs pièces à thèse. Le Parnasse, Heredia sont encore des références, bien que le symbolisme et Verlaine, qui ne le recouvre pas, et d’autres, se soient déjà fait une place. Rimbaud reste dans l’ombre. Ces derniers, le jeune Claudel s’en nourrira, comme de Baudelaire. Mais il convient de remarquer que ses drames et sa poésie sont appréciés des Allemands ou des Tchèques avant que les Français ne s’y intéressent. Le succès ne lui viendra que dans les années 1930, transformé en triomphe, seulement après la deuxième guerre mondiale.

Valéry, Giraudoux, Proust, Montherlant sont célèbres avant lui ; Bernanos et Mauriac en même temps. Quoi d’étonnant, aujourd’hui, que, dans la fringale de consommation et le goût du plaisir immédiat, les thèmes claudéliens paraissent obsolètes ? Qu’évoque, pour beaucoup, l’idée d’une transcendance Divine, d’un Homme fait à l’image du Créateur, d’une création porteuse d’un sens divin, d’un sacrifice surhumain proposé à des hommes et à des femmes dont l’instinct de jouissance n’admet pas d’être contrarié par des injonctions morales ou religieuses ? Telle est l’évolution des mentalités…

Paul Claudel reste longtemps dans sa génération, non pas un isolé, comme il le prétend ou un méconnu, car il ne manque pas d’amis, même incroyants, pour apprécier son œuvre, mais un écrivain que son originalité (et son absence) maintiennent dans les marges de la littérature, apprécié d’un petit cercle.

Converti au catholicisme, il s’engage parmi les fervents  et les prosélytes. Ce Dieu qu’il a retrouvé, il se situe résolument par rapport à Lui, devant Lui.

Son œuvre, aussi bien dramatique que poétique est le plus souvent écrite à la fois sous l’influence de la Bible, son livre de référence, et dans une vision chrétienne de la vie humaine. Celle-ci lui est inconcevable sans un appel d’en-haut qui, au-delà du quotidien et des choses visibles, met l’homme en contact avec les choses invisibles, pour lui essentielles.

Le monde clos, par et dans la science, il s’en considère comme le prisonnier : il « étouffe » dans ce « bagne matérialiste ». Toute son œuvre est consacrée, d’abord à s’en évader, puis à prendre possession et à donner connaissance d’un monde spirituel.

Qu’il soit devenu le témoin devant Dieu, il s’en est persuadé, d’une conviction profonde sur laquelle jamais il ne reviendra.

Qu’il ait à témoigner, en outre, devant les hommes s’est imposé à lui comme une mission, assignée aussi à son œuvre, sa personne servant de truchement, à prendre telle qu’elle est.

Beaucoup d’hommes dans l’église ont donné  à leur vie cette double destination. On les trouve dans les monastères, dans l’institution catholique ou simplement dans la vie laïque, tantôt fanatiques et prétendant plier le monde à leur foi, tantôt mystiques, humbles, détachés des vanités, donnant par leur vie l’exemple des vertus, qu’ils estiment être les meilleures de l’homme. Certains produisent une œuvre littéraire, la plupart non.

L’Eglise catholique a reconnu ce charisme en portant quelques-uns d’entre eux, comme saints, sur les autels.

Il est évident que Paul Claudel n’a rien à voir avec ce type d’hommes.

Son caractère entier ne peut se retenir de la provocation. Il se délecte lorsqu’il s’oppose aux autres !

Peut-être est-ce même là sa justification profonde, celle d’où procède, sinon son œuvre, du moins son comportement.

Et d’abord, dans le pays de Descartes, il se refuse à être l’homme d’un discours concerté. Il libère sa parole à partir d’une impulsion qui sort de lui, préalablement accumulée.

Un personnage de l’un de ses premiers drames, la Ville, Cœuvre , s’exprime ainsi :

                                                    « Je ne parle pas selon ce que je veux,

                                                    mais je conçois dans le sommeil.

                                                    Je restitue une parole intelligible,

                                                    et l’ayant dite, je sais ce que j’ai dit. »

Le contraire, à peu près, de «  Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement. »

Il écrit d’abondance, comme sous la dictée, c’est ce que remarquent ceux qui l’ont approché. Il ne se rature pour ainsi dire pas. Il préfère reprendre tout ce qu’il a écrit.

De toutes ses œuvres, ou presque, on possède plusieurs versions. Cette poussée intérieure est amenée à maturation, et j’allais dire à expulsion, non seulement par le sommeil, mais aussi par la prière, par la méditation, par la lecture d’un texte ou par un simple événement extérieur.

La clarté n’est pas toujours la qualité dominante de ce flux verbal, encore que le souci du mot expressif et percutant ne le quitte pas.

En ouvrant ces quelques perspectives sur la vie et l’œuvre de Paul Claudel, j’ai un peu l’impression de m’acquitter d’une dette. Dans le poulailler du Théâtre-Français, en novembre ou décembre 1943, j’étais spectateur d’une des premières représentations de cette pièce réputée injouable, et que Jean Louis Barrault, avec la bienveillance de l’auteur, et au prix de sacrifices par lui consentis dans le texte initial, venait, enfin ! de porter à la scène. On la savait écrite depuis les années 1925, et en attente, en France, d’un hypothétique applaudissement.

                                                    Il s’agissait du « SOULIER DE SATIN ».

 

Paul Claudel était présent, occupant, seul, une des baignoires, proche de la scène : un gros homme tassé sur lui-même, au visage fermé et qui resta immobile, impassible pendant les six ou sept heures de la représentation.

Quand le rideau tomba pour la dernière fois, il se leva.

Jean-Louis Barrault et Marie Bell vinrent le rejoindre. Tous les trois reçurent les acclamations enthousiastes, interminables des spectateurs, parmi lesquels de nombreux officiers allemands.

On n’avait pas lésiné, ni sur la mise en scène resplendissante, ni sur la qualité de la diction, tour à tour sublime dans la déclamation ou farcesque dans la fantaisie.

Au travers des corps, était passé, on l’avait senti, une sorte de fluide, d’état de grâce.

Peut-être les circonstances y étaient elles pour quelque chose ? Paris humilié, se retrouvait, dans cette enceinte hors du temps, fier de cette réalisation qui contrastait avec la médiocrité ambiante, fier de cette souveraine liberté d’action et de ton, fier de ce style flamboyant qui replaçait notre culture sous la botte, au zénith de la beauté.

Ce Rodrigue-là, c’était un peu celui de Corneille (la comparaison eût déplu à Claudel), cette Prouhèze-là, c’était un peu Phèdre, moins gémissante, mais aussi altière. On renouait avec la grandeur !

Et la « libération des âmes captives » sur laquelle nous laissait la pièce, c’était celle que nous attendions, d’autre façon.

D’aucun spectacle que j’ai pu voir par la suite, même ceux qui m’ont le plus enthousiasmé, je n’ai conservé un souvenir aussi clair, aussi net, aussi éblouissant, comme si j’avais assisté à la première du Cid ou participé à la bataille d’Hernani !

Dans le milieu étudiant qui était le mien, on connaissait de Claudel quelques poèmes religieux repris des « Feuilles de Saints » ou de la « CORONA BENIGNIATIS ANNI DEI ». On le rapprochait de Francis Jammes, dans un genre majeur.

Mais je reconnais que Valéry, Proust, Mauriac, leurs contemporains, nous intéressaient beaucoup plus.

Et, pour le théâtre, rien au-dessus de Giraudoux ! Le choc du « Soulier de Satin » était d’autant plus étonnant !

De nos jours, le monde catholique a pris ses distances avec Claudel, comme du reste avec Péguy. L’un et l’autre semblent gêner l’aggiornamento mis en œuvre depuis Vatican II. Un évêque, peu importe son nom et son diocèse, a voué l’œuvre de Claudel aux bibliothèques de gare !

                                                    Et, après tout, c’est tant mieux !

Cette épithète de catholique (le mot ne voulant dire pour lui qu’universel) lui a trop collé à la peau, comme les bondieuseries aux vitrines de Lourdes.

 

Et si l’on parlait du poète païen, pétri de passions, violent, prêt à « manger » son prochain plutôt qu’à l’aimer, qui revendique ses appétits et la domination de ceux-ci jusque devant Dieu, qui ne connaît la résignation qu’après la révolte ? La piété tiède, il la rejette, ce qui n’implique pas son détachement de la piété.

Beaucoup plus complexe qu’on ne l’a cru, ce Claudel-là !

Et pas du tout d’une pièce, comme il en donnait l’impression. Longtemps on a mal connu la réalité de sa vie. Les épisodes suspects étaient dissimulés par lui et par la famille. Les écrits les moins « catholiques » moins connus, ou diffusés sans commentaires. Sa correspondance et son journal n’ont été publiés que longtemps après sa mort.

De son vivant, Claudel s’est confié au journaliste Amrouche (une trentaine d’entretiens enregistrés, plus un film), à Paul Petit, son ami. Le recteur Mallet, le professeur Henri Guillemin reçurent des confidences, parfois réticentes.

Enfin, le recteur Gérald Antoine (Claudel détestait les professeurs qu’il appelait des pions !) eut accès aux archives familiales après le décès de madame Claudel. Il remit en valeur toute une partie de l’œuvre poétique comme les Cinq Grandes Odes et la Cantate à trois Voix. La bibliothèque de la Pléiade assura une ample diffusion, en 1967 pour le théâtre, puis ultérieurement pour le reste.

Les représentations de ses pièces, y compris les dernières, Le Livre de Christophe Colomb, La Sagesse ou la Parabole du Festin, l’oratorio de Jeanne au Bûcher, l’Histoire de Tobie et de Sara, le Ravissement de Scapin, vinrent compléter la connaissance limitée  qu’on avait de la variété de son art.

Et l’on s’aperçut que Claudel n’était pas le catholique béni-oui-oui, mais selon  le mot de Gide « un typhon figé » dont la libre inspiration décoiffe, que sa dramaturgie fait osciller entre violence et comique déchaîné, que sa poésie entraîne à des allures  époustouflantes.

Ce tempérament excessif, provocateur, il lui faut tout son attachement à son terroir, tous les aléas de sa carrière d’exilé, toutes les ressources de sa langue, et surtout toute l’adhésion à son Dieu pour le dominer.

Au renouveau d’intérêt des années 70 – 80 , ajoutons que la découverte du destin tragique de sa sœur Camille, celle de son génie de sculptrice, contribuèrent à ramener Claudel sous les feux de l’actualité, mais le plus souvent pour le vilipender.

Gérald Antoine, qui reste le meilleur connaisseur de la vie et de l’œuvre de notre auteur, n’en finit pas d’être surpris.

« Quel homme étonnant ! Avec lui il faut vraiment s’attendre à tout ! » Quant à l’intitulé de son livre, il en dit long : « l’Enfer du Génie ».

Engageons-nous donc dans la descente aux Enfers et dans l’Apocalypse  (le mot signifie : dévoilement) de cet homme hors normes, aussi bien dans sa vie que dans son œuvre.

Voyons le, comme on l’a dit, « disjoint et même disloqué ».

 

Paul Claudel serait né devant Dieu.

Citons le :

       « Je suis né à l’ombre du clocher, dans une vieille maison qui servait et qui sert encore aujourd’hui de presbytère. Entre deux occupations cléricales, elle fut l’habitation de mon grand-père, le docteur Athanase Cerveaux, pour qui mon cœur est encore aujourd’hui plein d’admiration et de respect. Puis nous intégrâmes la petite maison construite par son frère, curé du village, qui depuis a servi et sert encore de résidence à des personnes de notre famille. A côté, dans le cimetière  et tout contre le mur de l’église dorment, en attendant le jour de la résurrection, quatre générations de mes morts. C’est à eux, sans doute, que je dois cette intimité avec notre vieille terre chrétienne et gauloise qui a frappé les étrangers, bien longtemps avant que mes compatriotes, guidés par des critiques du genre  de Pierre Lasserre, se soient aperçus de mon existence. C’est au son des cloches et à la mélopée des vêpres que j’ai puisé le sens  de cette prosodie empruntée aux psaumes qui exaspère tellement les tenants de notre bel alexandrin. »

 

L’âge aidant, et la nécessité d’enjoliver son personnage de chrétien, c’est ce qu’il a voulu faire accroire. Peut-être même sur la foi de récits familiaux complaisants, l’a-t-il sincèrement cru. Le presbytère natal, celui du grand-oncle curé, c’est vrai ; le dimanche 6 août 1868, exact aussi.

A l’heure de la grand-messe, lorsque les cloches appellent les fidèles à l’office ; là il brode.

Il naît à 4 heures du matin. L’acte de naissance en fait foi.

Baptisé le 8 septembre par l’oncle curé (jour de la Nativité de la Vierge). Nouvelle entorse. L’acte de baptême porte la date du 11 octobre. Des deux côtés une famille d’origine paysanne, ayant accédé à la petite bourgeoisie. Le père est Receveur des Contributions, fonctionnaire avec le prestige associé au grade. Il garde des attaches avec sa Lorraine vosgienne natale.

A La Bresse on trouve des Claudel depuis le XVème siècle et on en trouve encore. Le contact n’est pas perdu pour Paul avec cette branche de sa famille paternelle : il la visite et y séjourne à plusieurs reprises. Le hasard d’une affectation amène Louis Prosper Claudel à Fère, village du Tardenois, pays situé à la confluence de la Champagne, de la Picardie, de l’Ile-de-France, dans l’Aisne, tout près de la rivière Ourcq, qui jouit dans le village d’une réputation magique. Il y épouse la fille du docteur Athanase Cerveaux, grand-père qui marquera l’enfance du petit Paul.

Un généalogiste complaisant fera remonter la famille maternelle à une demoiselle de Vertus, bâtarde de Charles d’Orléans, le poète du Moyen Âge. Paul Claudel, tout heureux de cette hérédité poétique, prit l’hypothèse pour vérité. En réalité, cet homme de la terre, des aïeux, recherche et accepte tout ce qui le met en contact avec ce passé.

Malgré l’oncle curé, la famille ne donne pas dans la religion. Le père a eu besoin d’un certificat de républicanisme pour sa nomination, ce qui signifie, dans le contexte d’alors, qu’il est exempt de toute influence cléricale.

La famille quitte Fère lorsque Paul a deux ans. Elle suit le fonctionnaire dans les postes qu’il occupe : Bar-le-Duc, où l’on reste six ans. L’enfant est mis à l’école des Sœurs. En 1870 – 1875, on avait d’autres soucis que de créer des écoles laïques. Il y a comme condisciple, celui qui allait devenir Président de la République, Raymond Poincaré. Ils se détesteront  plus tard mutuellement. Rancunes d’enfants ?

A Nogent-sur-Seine, pas de collège. Paul bénéficie des soins d’un précepteur. A Wassy-sur-Blaise, première communion, qui faillit être la dernière. On le sait par d’autres sources, même dans les familles anticléricales (influence des femmes ?) on sacrifiait à cette cérémonie.

Enfin, en 1882,à  Paris. La famille a en vue les études de Paul, dont l’intelligence promet. On cède aussi aux exigences de la sœur aînée, Camille, quatre ans de plus que  Paul, (entre les deux une autre sœur, Louise). Les deux filles traitent le gamin de haut. Paul admire et redoute Camille, autoritaire et à la parole caustique. A Nogent, celle-ci traîne tout son monde dans les carrières de glaise, d’où chacun revient, crotté, traînant des seaux pleins. Elle commence à sculpter, suit des leçons sur place, est encouragée à persévérer. La nomination à Paris, c’est aussi sous son impulsion. Elle fait renvoyer la bonne pour utiliser la chambre de celle-ci comme atelier. Présentée à Rodin, elle devient sa maîtresse à dix-huit ans, mais le cache à ses parents. Paul est admis à Louis-le-Grand, lycée prestigieux, en troisième, il a 14 ans. Ses camarades, des garçons surdoués pour la plupart, tous promis à des postes éminents :

 

COLLARDEAU, futur professeur à l’Université de Grenoble, truste tous les prix.

FORTUNAT STROWSKI, une des gloires futures de la Sorbonne.

JOSEPH BEDIER, médiéviste éminent.

VICTOR BERARD, traducteur de l’Odyssée.

 

Dans la vie littéraire :

Romain ROLLAND, venu de son Clamecy natal.

Léon DAUDET, fils d’Alphonse. On le retrouvera à l’Action Française.

Marcel SCHWOB, homme de lettres.

André SUARES, qui tient une place importante dans les lettres françaises jusque dans les années 1950 – 1960.

 

Le petit Claudel, taciturne, souvent malgracieux, à l’allure paysanne, à l’accent rocailleux, passe pour lourdaud, pataud. Il a peine à frayer avec les camarades et ne brille pas dans le peloton de tête. Il échouera même une fois au baccalauréat. Romain Rolland le décrit lorsqu’ils sont arrivés tous les deux en philosophie : « Un têtu, un muet qui ne sortait de son mutisme que pour discuter philo avec le professeur Burdeau, spinoziste et kantien ». L’élève, lui, détestait Kant et le faisait savoir.  Il est enregistré catholique, mais ne pratique pas. Il se déclare totalement ignorant alors de la religion.

Son père aurait souhaité le voir préparer l’Ecole Normale Supérieure, la voie royale, celle où s’engagent tous les camarades sus nommés. Il refuse, il étudiera le droit. Comme il déteste le français et les auteurs classiques qu’on lui a ingurgités, qu’il est excellent en latin et en grec, cette licence lui convient. Il l’obtient.

Il entre à Sciences Po, y laisse un mémoire de sortie très apprécié (l’impôt sur le thé, en Grande Bretagne) se passionne pour l’économie, en un temps où elle n’intéresse à peu prés personne. Lit, dévore dans les bibliothèques.

Enfant déjà, à Fère, il s’était plongé dans les livres du grand-père et de l’oncle curé. Aristophane, que lui confisque son père, les tragiques grecs, mais aussi Jules Verne, Alexandre Dumas et même Eugène Sue. La solitude aussi lui convient. Dans le verger un grand pommier domine toute l’étendue. Il s’y réfugie, découvre tout l’horizon de la plaine, et au bout trois cathédrales, Laon, Soissons, Reims. Le monde sous son regard, à découvrir, à posséder !

Partir ! Il écrit des vers, alexandrins avec rimes.

A Paris il les soumettra à Mallarmé, dont les mardis attirent les étudiants en veine de poésie. Le maître le voit rencogné dans un coin de canapé : il essaie de le mettre en confiance et  décerne quelques compliments sans conséquence à ses vers. C’est le moment où Claudel fait la connaissance d’André Gide et de Jules Renard, avec lesquels il entretient des relations suivies. A 17 – 18 ans le jeune homme a composé une pièce, « l’Endormie », une autre, « Une mort prématurée », qu’il a détruite, sauf une scène de séparation, et surtout un grand drame : « Tête d’or », où il a déjà trouvé sa voie. Il prépare le concours des Affaires Etrangères. Il y réussit premier ! En stage au quai d’Orsay pour un an.

C’est le moment de ce qu’il appelle son « adolescence hagarde ».

Pourquoi ? Parce qu’il déteste Paris ? « La Ville », qui est sa seconde œuvre dramatique en montre l’agitation sans but, les désespérés sans secours. Il n’y trouve ici et là que quelques hâvres de grâce, Notre-Dame, le Pont d’Austerlitz ( ?).

Surtout le climat intellectuel des années 1890 l’asphyxie.  Un mal-être l’habite, malgré cette impression d’anarchie qui lui permet quand même de s’ébattre dans ce « marais ».

En juin 1886, la découverte de Rimbaud le bouleverse : les Illuminations d’abord puis « Une Saison en Enfer ».

Ce « mysticisme à l’état brut » est ressenti par lui, quasi charnellement. C’est une « faille » qui s’ouvre dans son « bagne matérialiste »  (expression qu’il affectionne et reprend volontiers.)

Le 25 décembre, il assiste, par pur sentiment esthétique, aux offices de Noël à Notre-Dame. Le matin sans plaisir. Il y retourne l’après midi, et c’est là que, totalement imprévue, se produit subitement sa conversion. Il a raconté celle-ci, non pas sur-le-champ, mais plusieurs années après, sans doute sur le conseil de son confesseur.

    « Le 25 décembre 1886 (je me rendis) à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël… j’assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand-messe. Puis, n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise, en robe blanche, et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient étaient en train de chanter debout dans la foule, près du second pilier, à l’entrée du chœur, à droite, du côté de la sacristie.

    Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus.  Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une telle conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant de place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de  l’Innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable.

    Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l’Adeste ajoutait encore à mon émotion. » (Ce n’est pas Claudel qui souligne)

 

Revenu chez lui, il ouvre une Bible protestante, la seule qu’il ait sous la main. Il ne connaît rien de la religion. La « Vie de Jésus » de Renan, livre que Camille lui a donné, nie la divinité du Christ. Tout un système philosophique fondé  sur l’incroyance reste installé en lui. Et pourtant il croit !

Il faut tenter de résoudre cette contradiction qui l’empêche d’adhérer à l’Eglise et de recevoir les sacrements.

Cette grande crise de son existence, cette agonie de la pensée est « un combat aussi brutal que la bataille d’hommes ». Il recherche des nourritures spirituelles : la Divine Comédie de Dante, les Elévations sur les mystères, de   Bossuet , le  Catéchisme de l’Eglise , les écrits mystiques de la Sœur Emmerich, peut-être déjà la  Somme Théologique . Une sorte de « combat avec l’Ange », dans lequel son intelligence oppose une résistance opiniâtre.  Il rencontre Verlaine, lui aussi converti, le Huysmans d’A rebours, (peu avant sa mort), peut-être Villiers de l’Isle-Adam, lui-même en fin de parcours. Tous ne peuvent que lui donner des armes contre le matérialisme ambiant.

Le 25 décembre 1890, il communie à Notre-Dame de Paris. Intellectuellement convaincu, il peut opérer son ralliement à l’Eglise.

Ce goût manifesté pour les milieux intellectuels qui l’accueillent peut s’expliquer, non seulement par l’intérêt qu’il prend à ces entretiens détendus, mais par le souci qui est le sien d’échapper à l’ambiance querelleuse de sa famille.

Chez lui, tout le monde ne cesse de se disputer. Sa mère est dure, autoritaire, elle n’embrasse presque jamais ses enfants.

Un personnage nommé FURIUS, qui est un peu lui-même, déclare dans les « Conversations dans le Loir-et-Cher », déceler dans les siens « cette puissance malicieuse et hostile qui est mêlée à la naissance de tout Lorrain. Mon père déjà avait la même disposition, insociable et féroce. Il avait fait de sa famille un cercle fermé où l’on se disputait du matin au soir, comme au sein d’un Conseil Municipal. Personne moins que moi n’a supporté la camaraderie. Personne n’a plus souffert du collège et de la grande ville. Personne n’a humé avec plus de délices le bon air d’anarchie qu’on respirait en France dans les années 1890.

Paul reconnaît, dans tous les membres de sa famille, y compris lui-même, « l’orgueil farouche et hargneux des Claudel ».  Chez sa sœur Louise, la plus modérée, il note, à l’issue d’un séjour chez elle, «  l’excitation et l’agitation des Claudel et leur grain de folie. »

Irréligieuse elle aussi, elle n’acceptera qu’en fin de vie de faire sa paix avec Dieu. Quant au père, il refusera les derniers sacrements. La piété de Paul Claudel fait aussi partie de son instinct de contradiction.

Revenons sur sa conversion. Elle se produit à l’inverse de celle de Saint Augustin qui, par une étude préalable, a fait tomber, au moyen de la philosophie néo-platonicienne et de l’étude de l’Ecriture Sainte proposées par Ambroise, évêque de Milan, tous les obstacles intellectuels qui s’opposaient à son adhésion au christianisme.

Le mouvement du cœur qui l’amène à Dieu est provoqué par un chant d’enfant venu d’un jardin voisin du sien, et par une lecture de la vie d’Antoine ermite. Le recours à Saint Paul fera le reste. L’émotion emporte d’un coup toutes les hésitations et le fait changer de vie.

Dans les deux cas, violence de l’irruption divine, choc à l’intérieur, et à l’extérieur les sanglots et les larmes.

S’agissant de Claudel, on peut noter l’importance de la présence de la Vierge. En elle il trouve la tendresse maternelle qui comble ce cœur sevré d’affection et de tendresse féminine.

La Vierge restera pour lui un recours de prédilection.

On peut aussi rapprocher la conversion de Claudel  de celle de Simone Weil en 1938 (elle a 29 ans). Cette agrégée de philosophie, originaire d’un milieu juif agnostique, compatit à toutes les souffrances et en particulier à celles du monde ouvrier. Elle s’engage dans le travail en usine, puis dans les brigades internationales pendant la guerre d’Espagne.

Elle raconte : « Dans mes raisonnements, sur l’insolubilité du problème de Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela : d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas entre un être humain et Dieu. Dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens, ni l’imagination n’ont eu aucune part. J’ai senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’on lit dans le visage d’un être aimé. »

C’est la révélation même qui a illuminé Paul Claudel : l’amour révélé par l’innocence divine.

En revanche, les suites diffèrent.

Cette certitude mystique n’amène pas Simone Weil au baptême ni à la pratique catholique. « J’ai la certitude que Dieu ne me veut pas dans son Eglise »… Elle conserve intacte jusqu’au bout sa passion du Christ.

Si l’on veut pénétrer plus profondément dans l’intimité de Paul Claudel en ces années 1886 – 1890, il faut se rapporter au drame qu’il écrit en 1888 – 1889, où il maîtrise déjà son art, mais où rien n’apparaît encore de chrétien.

Une ambition démesurée, une volonté déchaînée, un débordement lyrique de sentiments enflammés, une suite d’événements tous plus invraisemblables les uns que les autres : cette volonté de puissance exacerbée porte bien le nom de « TETE D OR » !

En outre, un défi au théâtre de l’époque : Injouable !

Simon Agnel, ou Tête d’Or, rêve de conquérir le monde à partir de rien, ou plutôt à partir de la mort misérable de la femme qu’il a aimée et qui s’est donnée à lui. Il accepte comme compagnon un jeune homme, Cébès, qui désespère d’utiliser sa vie et s’attache à Simon comme à une force qu’il sent irrésistible.

Le sort leur est favorable. Tête d’Or devient, dans un pays qui n’est pas nommé, le chef des armées d’un Roi, lui aussi non nommé. Il triomphe de ses ennemis. L’ambition qui le dévore lui fait tuer le Roi. Il prend sa place et devient le maître absolu, à qui tout est soumis. La Princesse, fille du Roi, dépossédée, est chassée et erre lamentablement.

Tête d’Or, dans un nouveau combat, qu’on croit à tort perdu, revient blessé à mort. Il se retrouve dans un lieu vague, avec la Princesse, qu’un traînard, par vengeance, a crucifiée sur un arbre.

Tous deux chantent ensemble le lamento de l’échec, le lamento de la mort. La victoire étant au rendez-vous, Tête d’Or rend la couronne à la Princesse mourante, qu’il a détachée.

                                                       Ils meurent l’un et l’autre.

Exaltation de l’action violente, exclamation d’un verbe gorgé d’images poétiques ; le jeune Claudel a trouvé la tension dramatique et le style lyrique qui feront vivre tout son théâtre, dans un contexte qui dépasse le réel et fait vivre le symbole.

Quels fantasmes ont pu habiter l’âme d’un jeune homme qui n’a pas vingt ans pour imaginer et magnifier une histoire aussi atroce, un pareil déchaînement d’horreur tragique ?

L’autre face de cette suractivité, c’est le désarroi qui a pris possession d’une âme sans ressort.

                       Cébès ne sait ni à qui ni à quoi se vouer :

« Me voici, imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues

Et je tourne la face vers l’Année et l’Arche pluvieuse,

Et j’ai mon cœur plein d’ennui !

Je ne sais rien je ne peux rien !

Que dire ? Que faire ? À quoi emploierai-je

Ces mains qui pendent ? Ces pieds qui m’emmènent comme les songes ?

Tout ce qu’on a dit et la raison des sages m’a instruit

Avec la sagesse du tambour ; les livres sont ivres.

Et il n’y a rien que moi qui regarde, et il me semble

Que tout, l’air brumeux, les labours frais, et les arbres,

Et les nuées aériennes

Me parlent avec un langage plus vague que le ia ! ia ! de la mer, disant « O être jeune, nouveau !

Qui es-tu ? Que fais-tu ? Qu’attends-tu ?

Hôte de ces heures qui ne sont ni jour ni ombre !

            Et je réponds : «  Je ne sais pas ! »

 

Pour retrouver ce Claudel de 23 à 24 ans, naguère étudiant, promis à la diplomatie, et déjà homme de lettres, adressons-nous à Romain Rolland, son ami, qui est une source privilégiée.

Passionnés l’un et l’autre de musique, ils reviennent d’un concert où ils ont entendu la Messe en ré de Beethoven.

 

                               

                                       Romain Rolland note dans son Journal :

« L’étrange garçon que ce Claudel ! Très superficiel, très incohérent, mais d’une personnalité violente et d’une susceptibilité passionnée jusqu’à la boursouflure.

Il gonfle ses joues lorsqu’il émet quelque énorme assertion. On dirait un jeune triton qui souffle dans sa conque ! »

 

                                       Et ailleurs :

« Un silencieux souvent buté qui, lorsqu’il prend la parole, gonfle ses joues et fait sauter son discours de sa bouche comme le bouchon d’une bouteille de champagne » !

 

En ces années, cette renaissance spirituelle, on le constate, correspond exactement à l’épanouissement de ses dons poétiques.

Le nouveau converti, adhérant pleinement à l’Eglise, s’est choisi un directeur de conscience et confesseur, l’abbé Fontaine, curé d’une paroisse déshéritée, Clichy. Celui-ci, sachant la répugnance de son pénitent à se lier avec son prochain, le fait participer aux actions charitables de la « Conférence de Saint Vincent de Paul » qui soulage les misères les plus criantes dans les milieux les plus indigents. Paul Claudel force sa nature et sa répugnance.

Mais ce qu’il a le plus de peine à réaliser, c’est d’avertir sa famille de sa conversion. Le « respect humain », comme on dit, le paralyse. Celle dont il redoute le plus les railleries et les invectives, c’est sa sœur Camille.

Il ne nous dit pas comment elle a accueilli la nouvelle.

 

Cet esprit entier ne saurait rester chrétien tout seul.

Il entreprend la conversion de ses amis.

Un prosélytisme tous azimuts qui se manifestera tout le temps de sa vie, tantôt par une douce persuasion, mais le plus souvent avec des pressions indiscrètes qui obtiennent le résultat contraire à celui souhaité.

Il y a ceux qu’il convainc :

-              Jacques Rivière, le beau-frère d’Alain-Fournier, d’abord indisposé par cette insistance, mais qui sera rallié. (Claudel, Gide et lui fonderont la Nouvelle Revue Française, qui sera transformée en maison d’éditions.)

-              Francis Jammes, le poète d’Orthez. Un doux subjugué.

-              Gabriel Frizeau, amateur d’art bordelais, ami fidèle et docile.

 

De nombreux autres, des femmes particulièrement, certaines dont nous dirons un mot.

 

-              Une mention particulière pour Jacques Alexandre, un ami de Breton et de Soupault, les papes des surréalistes, qui avaient  répondu à l’insulte de Claudel (« tous de pédérastes ») par une collection d’insultes plus fournie.

Avec Claudel, Jacques Alexandre trouve son chemin de Damas.

Dans son ambition convertisseuse, Claudel, composant « Le Repos du Septième jour » , qui met en scène l’Empereur de Chine, montre celui-ci revenant du monde des morts pour entraîner tout son pays  à la conversion au christianisme.

Ce que les Jésuites du XVIII° siècle n’ont pu obtenir, Claudel ne désespère pas d’y arriver, littérairement parlant.

 

 

Il y a ceux qui résistent :

 

-              André Gide, qui, fervent protestant au départ, devient indifférent à son salut et ne  « s’attachant à rien sur la terre, promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités ». Après vingt ans de correspondance amicale, Claudel rompt avec lui quand sa pédérastie est avérée (les Caves du Vatican).

-              Romain Rolland, avec qui il renoue après une longue éclipse lorsque celui-ci s’est retiré à Vézelay et qu’il entreprend  de convertir. Sur le point d’être persuadé, le spiritualiste hésite devant le dernier pas, avant de mourir. Mais entre les deux hommes une fraternité émouvante s’est développée. Il ont pu ensemble réciter le Notre-Père

-              Avec son épouse, Marie Romain Rolland, Claudel engage une longue correspondance, la convertit, mais dans des conditions si douteuses que madame Claudel s’en montre jalouse et Romain Roland un peu gêné.

-              Jules Renard, dont le talent n’avait rien à voir avec le mysticisme. Ami, mais bien fixé dans sa laïcité agnostique.

-              André Suarés, qui mène une vie et une œuvre bien à part.

-              Philippe Berthelot, le fidèle de toujours, le protecteur qui reste, lui, attaché à la philosophie matérialiste de son père. L’ «  In memoriam » de Claudel reflète leurs deux sincérités.

-              Emile Francqui, diplomate belge, dirigeant économique du pays, chargé par le Roi de l’exploitation du Congo belge, prières et sollicitations ne peuvent l’attirer vers la foi de son ami.

-              Saint John Perse, (Alexis Léger), échappe aussi à sa catéchèse.

 

D’autres échecs sans doute, et certainement parmi les femmes amies, la plus rétive étant l’Américaine protestante Agnès Mayer.

 

Son zèle va jusqu’à rudoyer ceux ou celles qui résistent à ses efforts.

A Marie Romain Rolland, la femme de son ami : « Vous êtes une imbécile si vous croyez que le matérialisme mène à quelque chose ». 

Une partie  de sa correspondance est consacrée à cette mission d’évangélisation, à laquelle il se croyait appelé.

Sa foi repose moins sur une certitude rationnelle que dans une adhésion de tout son être, corps,  âme et esprit, anima et animus, qui assume à la fois la tradition de l’Ancien et du Nouveau Testament et des Pères de l’Eglise, en même temps que ses dissensions intimes. Un nœud inextricable d’être, moins un « homme mêlé » qu’un alliage hétéroclite.

« La Vérité chrétienne diffère de toutes les doctrines, en ce qu’elle place la Sagesse non pas dans une neutralité médiocre, mais dans des sentiments d’apparence contradictoire, poussés à leur degré extrême d’intensité. L’Homme, comme une croix, subit sa tension, son extension suprême dans tous les sens. Le chrétien ne vit pas comme le sage antique, à l’état d’équilibre, mais à l’état de conflit. » Cette conception sans doute augustinienne de la vie chrétienne, assez dramatique, peut, dans d’autres spiritualités, se concilier avec celle de la Sagesse antique. La mesure de Saint François de Sales, pour ne citer que lui, est à l’opposé de Claudel, par nature immodéré. Tenant d’une religion de combat, celui-ci  ne manque aucune occasion de s’en prendre aux protestants, aux bouddhistes, à la « morne spiritualité » indienne, et à l’Islam ! Bien éloigné de l’oecuménisme, il est convaincu, même si je ne trouve pas l’idée souvent chez lui exprimée, que « hors de l’Eglise point de salut » !

Ceci sur le plan des principes ! Sur celui des faits, heureusement, il est amené à plus de tolérance ! D’abord à l’égard de ses amis, qui gardent intactes leurs positions athées ou protestantes. Puis à l’égard de son administration, restée tout à fait laïque et hostile à l’influence politique de l’Eglise.

S’il s’affirme catholique, il entend qu’on ne confonde pas avec clérical. Son républicanisme et son patriotisme vont de pair. En tant que diplomate il veut être exclusivement au service de la France.

Les temps consacrés à son travail professionnel et à son œuvre littéraire sont hermétiquement  séparés.

 Parfois avec deux bureaux dans son ambassade. Ou bien s’il n’en dispose que d’un, son travail littéraire est réservé à une maison amie, comme à Washington, chez Agnès Mayer. Il lui arrive de publier ses œuvres religieuses sans nom d’auteur. Une fois même, lorsque « l’Hymne au Saint Sacrement » paraît sous son nom, il demandera qu’on le retire… De fait, dans ses missions à l’étranger, il évitera toute provocation. Aucune réflexion déplacée sur le bouddhisme, ne troublera son séjour au Japon, non qu’aux Etats-Unis sur le protestantisme.  Sa réflexion sur le christianisme, c’est surtout en fonction de lui-même et de son tempérament qu’il la conduit.

« Le Christianisme a été fécond pour moi précisément par la contradiction violente et douloureuse qu’il apporte à tous mes instincts. L’artiste, comme tous les hommes, a besoin de quelque chose qui le dépasse et qui lui fasse oublier son  lui-même  et le fasse tendre, de toutes ses forces, en un acte plus important qu’une statue (allusion à Camille, sa sœur).

C’est cela que réalise la Grâce, qui est la Muse.

Et encore : « Dans la religion catholique, il y a tant de choses dures à croire, tant de choses humiliantes à pratiquer, un abaissement si impitoyable de nos petites idées, de nos petites personnes… » (lettre à Jacques Rivière)

En somme, la religion est pour lui une ascèse, une discipline de vie. Encore une tendance qui l’éloigne de la conception  actuelle de l’Eglise, qui met plutôt l’accent sur une charité active du chrétien, soutenue par la bonté et l’indulgence divines, dans l’harmonie de la personne plutôt que dans le déchirement et la culpabilité.

Catholique, Claudel l’est dans le sens le plus large du mot, c'est-à-dire universel.  On peut le répéter, comme lui-même l’a fait. Rassembler toutes les terres de Dieu Créateur, trouver aux choses de la création un sens dans l’adoration rendue à celui qui les a faites ; chercher à se rejoindre à elles en rejoignant Dieu. Catholique : suprême ouverture à la vérité. Si un athée, selon lui, peut reconnaître la beauté de la terre, il ne peut en donner une explication cohérente : ce qui n’a pas de cause n’a pas de sens.

Lui, Claudel, court la terre pour en raconter les merveilles, dont la clé est Dieu.

Comment il comprend son rôle : « Inspecteur de la Création, vérificateur de la chose présente, semeur de la mesure de Dieu. » Ce sont ses termes….

Curieuse assimilation de sa tâche à celle d’un paysan ou d’un fonctionnaire !  On pourrait, à la limite, faire la part de l’humour dans son catholicisme.

Malgré cette conception grandiose de sa religion, Claudel est loin d’être un mystique qui planerait dans les sphères éthérées, même si le spectacle du firmament le fascine. Il se pose en chrétien paysan, dont les pieds foulent et arpentent la terre des hommes. Partout où il vit, il aime les longues marches, les contacts avec le sol.

 

 

La Canne 

 Lorsqu’il est vieux, il utilise sa canne comme une sorte de détecteur de la terre et de sa réflexion.

« Je parle de la canne du promeneur et non de la crosse du montagnard qui lui sert de membre supplémentaire et de frein. La canne est dans ma main cette règle qui démontre une relation avec mes mesures personnelles la plus commode. Elle me prolonge et donne un rythme sans cesse interrompu et changeant, le bras comme compagnie et comme contrôle au mouvement régulier des jambes. Elle me devance et elle me suit, elle est le javelot de l’inspiration et le sillage du regret, elle est l’instrument acharné de ma conquête. Elle me permet de toucher, de tâter, de ressentir, de frapper, de retrouver cette route où l’impulsion de ma volonté me transporte, c’est mou, c’est dur, elle est le contact de mon âme avec la route ; elle est comme une épée à mon poing, la résolution inflexible de l’étape que j’ai décidée. Elle est l’antenne obéissante au service de la remarque et de la rencontre, toujours prête à se porter ici ou là. Elle remplace pour l’homme en état de rêverie et transfert, ou, comme disent les philosophes, de puissance, tous les instruments précis qui  lui servent à l’état d’action. Elle est cette présence, cette constance dans ma main, cette chose bien adaptée au poing, cette amplification de ma force, je peux taper avec. Tout ce que l’âme dit à la main, la main le dit à la canne et la canne le répète à la route. Je veux, je dois, je puis, je sais, je vais savoir, je me souviens, ça va, ça ne va pas, il est temps, tout est fini, tout cela s’écrit avec une canne. En avant ! J’ai saisi ma canne ! Il y a encore un bout de chemin aujourd’hui que je vais faire.

 

Suivons le dans sa carrière diplomatique. Sa vie n’est qu’une série d’allers et retours. Départ à 24 ans. Son stage parisien terminé, il est envoyé comme consul suppléant à New York.

On ne traverse alors les océans et les mers qu’en bateau.

D’un poste à l’autre Claudel deviendra un passager quasi permanent, d’après les témoignages des agents maritimes, souvent impatient et exigeant. Sur les navires il écrit, il noue des relations. Ses escales deviennent l’occasion de textes.

Ceylan, par exemple, sur le trajet de la Chine, lui donne le premier poème de la « Connaissance de l’Est » : le Cocotier .

Tous les moyens de transport intéressent et, parfois, exaltent ce « virtuose des latitudes ».

Le chemin de fer, qu’il utilise parfois, (un affreux voyage dans le transsibérien !), mais qu’il n’aime pas, à cause de son inconfort et de sa lenteur. Il s’intéresse, en revanche, à la conception et à la gestion des lignes. En Chine, d’abord, il jette les bases du train Hang Kéou – Pékin ; au Brésil ensuite où il se livre à un véritable audit, et dans le détail, sur tous les dysfonctionnements d’un réseau construit et (mal) géré avec des fonds français. Il redresse la compagnie. C’est à l’occasion d’un de ses voyages où il doit rejoindre le Président de la République du Brésil que son train est arraisonné par des rebelles et qu’il est contraint de transporter à bon port un des chefs recherché par la police. Il s’en dit très amusé !

Enfin on lui doit le projet (non réalisé) en France, d’un chemin de fer du 45ème parallèle  (Bordeaux – Istanbul)  destiné à concurrencer l’Orient Express à capitaux allemands.

Au Danemark il apprend à se servir d’un vélo, il renverse une dame ; puis d’une motocyclette. L’avion le fait exulter. Dans ses conversations dans le Loir-et-Cher, il met en scène l’aviateur Saint-Maurice et, par sa bouche, vante l’abolition des distances, le rapprochement des continents et l’unité de la planète. Il voit immédiatement, en 1932, les changements radicaux que l’aviation fera intervenir dans les rapports entre  nations et gouvernements, minimisant le rôle des ambassadeurs.

Saint-Maurice serait-il Saint-Exupéry ? Il connaît celui-ci, puisqu’il déjeune avec lui à Alger lors des jours sinistres de juin 1940.

L’automobile est sa passion. Très vite il en possède une et l’utilise pour ses déplacements, ravi de rejoindre facilement des lieux distants. Tous ce qui est mécanique le passionne. Il est sans doute un des premiers poètes à utiliser des images tirées du fonctionnement d’un moteur. C’est chez lui qu’on trouve une Vierge qui « fonctionne » !  S’il s’intéresse à l’usine Gnome et Rhône, c’est pour des placements  financiers (qui lui vaudront bien des ennuis !),  mais parce que les moteurs font son admiration et surtout la gestion économique et financière d’une entreprise.

Voici un extrait d’une de ses poésies mécaniques destinées au périodique « Plein Ciel ». La technicité mise au service du lyrisme ! C’est le même poète que celui des « Images et signets entre les feuilles de saints ».

 

L’avion  

« Ce qui le transporte là-haut, ce ne sont pas ses ailes, simplement, elles l’empêchent de tomber et tout l’art du constructeur est de trouver un profil qui les oblige à nuire aussi peu que possible  à l’avancement. C’est l’âme, c’est cette idée à toute vitesse, c’est cette aspiration qui soulève une lourde carcasse jusqu’à lui faire oublier le poids, c’est le désir ! Ce n’est pas la flèche qu’on décoche, c’est l’arrachement de l’homme à la matière, c’est la volonté qui a abouti, c’est l’intelligence en un long assemblement de moyens qui tout à coup a réussi l’éclair. Contact ! Allume ! C’est le cœur avec violence qui triomphe de la destinée, c’est l’homme dans une espèce de déchaînement intérieur qui a réussi à s’emporter lui-même, irrésistible !  Il a enfourché l’étoile, cette étoile multiple dessinée à chaque page du présent périodique.

J’ai longuement contemplé sur son bâti cet engin de vive force qui, du fait de sa multiple explosion, se crée lui tout seul une assiette et un mouvement rectiligne à travers le caprice et le tourbillon de l’élément. Quel chef d’œuvre que ce soleil de cylindres, sept, quatorze, dix-huit, où chaque piston poussé par une déflagration intime vient au juste point et au juste moment ajouter son propre éperon à cet axe central qui recueille l’énergie de l’attelage collectif ! Tout cela travaille ensemble dans une harmonie qui va au-delà de la perception humaine. C’est à la fois de la musique et de la bijouterie, de la musique au millième d’intervalle et de l’horlogerie au dix millième de millimètre. »

 

A Hambourg, Alexis Léger l’invite à visiter les monuments historiques : il préfère procéder à une reconnaissance sur l’activité du port. Même comportement à Rio de Janeiro.

Après New York, Claudel est appelé à la gérance du consulat de Boston. La ville lui déplaît, mais l’activité économique ne lui échappe pas. Les deux séjours s’étendent sur 1893 et 1894.

L’Amérique technicienne qu’il découvre ne lui répugne pas. En revanche la puissance et la réputation d’un homme, assises sur la richesse de son compte en banque, le culte des objets utiles au détriment du beau, gratuit et nature, tout cela le choque.

Son drame de « l’Echange » conçu à New York et Boston, est situé en Amérique. Il met en action tout ce qu’il déteste, cause de ruine pour l’âme humaine. Louis Laine, jeune immigrant, fou du pays nouveau promis à son action, se lasse de l’épouse, Marthe, qu’il aime et qu’il a emmenée avec lui. Il l’échangerait volontiers pour une autre. Marthe, fidèle, fait tout pour le retenir. L’autre, c’est l’actrice Léchy Elbernon, épouse du richissime Thomas Pollock Nageoire, dévoratrice d’hommes et qui trouve Laine à son goût. Thomas se satisferait bien de Marthe. L’affaire pourrait se conclure n’était la résistance obstinée de Marthe. Celle-ci et la jalousie de Léchy, dépitée de ne pas tenir à sa merci, immédiatement, Louis Laine provoque la tragédie. Elle fait assassiner Louis. Marthe reste seule, se refusant apparemment à l’homme plein d’argent.

Quatre personnages, dont un seul aime vraiment. Les trois autres mus seulement par le goût de la possession.

 Le serment et la fidélité par eux trois bafoués.

On n’est plus, comme dans Tête d’Or et la Ville dans un monde irréel, mais en pleine réalité américaine.

Tous les trois prisonniers du « bagne matérialiste » en face d’une seule, qui, abandonnée, témoigne de la valeur du spirituel et du véritable amour.

Il ne s’agit pas d’une pièce à thèse, mais d’un combat passionnel et charnel d’hommes et de femmes livrés à des désirs furieux. L’âpreté de cette empoignade des instincts possessifs, la concentration dramatique de l’action entre quatre personnages ne traduisent apparemment rien d’un Claudel converti, rangé et jouissant, on peut le supposer, d’une certaine paix intérieure. Y a-t-il en lui des forces qui dorment et qui lui lancent un appel, qu’on peut qualifier de prémonitoire ? Ce drame il le vivra lui-même dans son prochain poste, dans peu d’années. Après un congé passé en France, en juin 1895, il est affecté en Chine, mis à la disposition du Consul de France à Shang Haï. Le bateau fait escale à Ceylan, on l’a dit. Il observe , il contemple.

Dans ces conditions précaires, notre jeune diplomate joue un peu le rôle de bouche-trou. On l’envoie où le besoin se fait sentir, pour des missions ponctuelles, ce qui irrite l’homme susceptible qu’il est, mais lui procure une expérience qui lui sera précieuse.

A Fou Tchéou, il met au point, après des négociations difficiles, ce qu’on appelle le « Contrat de l’Arsenal », pomme de discorde entre Occidentaux.

A Hang Kéou il lie connaissance avec un jeune diplomate belge, Francqui. Leur amitié durera jusqu’à la mort de celui-ci. Le projet, les plans, les premières réalisations du chemin de fer de Hang Kéou – Pékin leur sont dus. Pendant 3 ans, (1895 – 1898), il se partage entre les trois villes, selon les nécessités.

Il ne reste pas littérairement inoccupé.

Continuation des poèmes qui deviendront « La Connaissance de l’Est ». Traduction du grec de l’Agamemnon d’Eschyle.

Réécriture de son drame « La Ville » en une seconde version. Il a commencé  en Amérique,  « La jeune fille Violaine », il en continue la rédaction à Fou Tchéou. Il commence ou reprend la lecture de la « Somme Théologique ». Il découvre le Japon en juin juillet 1898. Il prend connaissance dans le texte de la littérature anglaise contemporaine : Kipling, Conrad, Thomas Hardy et d’autres. Une puissance de travail étonnante, soutenue avec persévérance. Une foi religieuse apparemment sans faille et sans contradiction intime. La pleine maîtrise de lui-même et déjà de son art, c’est ce qu’on peut conjecturer. Un exil ressenti comme tel, mais avec l’espoir d’un congé qui le retrempera au  sol natal. Le retour en France se fait par le chemin des écoliers. : Syrie, Palestine. Le pèlerinage à Jérusalem touche son cœur de chrétien mais déçoit l’amateur d’art. À partir d’un sarcophage ancien vu sur sa route, où sont représentées les neuf muses, il conçoit l’idée d’un poème, qui sera une Ode, en prose rythmée. Ces groupes de souffle que, faute de mieux, il dénommera versets, lui paraissent une forme qui convienne mieux à son inspiration.

Dès son arrivée en France, il renoue avec Francis Jammes et André Gide.

On le retrouve en septembre 1900 faisant retraite chez les bénédictins  de Ligugé.

Leur a-t-il demandé de l’admettre comme novice chez eux ? La vie monastique l’appelle : il en est profondément persuadé ! Ou cela reste-t-il au stade de l’intention ? Lui a-t-on opposé un refus ?

Un tempérament aussi entier, aussi violent, aussi dominateur pouvait-il s’accommoder du cloître ?

Claudel estimait sans doute que celui-ci était en mesure de dompter en lui sa force sauvage. Vocation ratée ?  longtemps après son mariage, il persiste à se voir prêtre – dans un avenir indéterminé.

Il repart presque immédiatement pour la Chine, où l’attend à Fou Tchéou un poste de consul de France.

Embarquement à Marseille sur l’Ernest Simons.

Longue traversée sous un soleil de plomb. Un long midi torride. Suez. Aden.

Sur le bateau, une dame avec son mari (on a douté de la présence de celui-ci) et leurs enfants, quatre fils jeunes garçons.

La dame s’ennuie. Entourée d’hommes, elle fait la coquette. On dit qu’elle a mis son soulier en gage pour trouver un gagnant parmi les hommes d’équipage. Claudel, indigné, lui fait une scène. La dame se pique au jeu. Elle fera revenir le sermonneur, qui s’amadoue. Cet homme sans femme reçoit sur sa main la main féminine : contact électrique pour le sensuel chaste, qui commence d’autant plus à perdre la tête et ses vertueuses résolutions qu’un tiers personnage fait à la belle une cour assidue, un Américain.

Le mari est préoccupé des affaires qu’il va traiter en Chine. Peut être quitte-t-il la France sous le coup d’un mandat d’arrêt pour trafics illicites. Il se dit que ce consul pourrait bien lui faciliter  son séjour en Chine et ses  activités à Fou Tchéou. Si celui-ci se tient un peu trop proche de sa femme, l’avantage futur compense  bien le petit inconvénient d’aujourd’hui. Plaçons les personnages sur le bateau :  à l’arrière, sous la toile qui les protègent du désert de feu.

                       Paul Claudel, 32 ans, Consul de France.

                       M. Vetch, le mari, négociant.

                       M. Lintner, l’amoureux en espoir, négociant.

                       Mme Rosalie Vetch, Polonaise d’origine, très belle, très intelligente, très aguicheuse. Sur une chaise longue elle préside.

Ils vivent ensemble pendant plusieurs semaines, oisifs, dans des contacts permanents.

De cet épisode, jusque dans les années 1970, ceux qui s’intéressent à la vie de Paul Claudel ne connaissent rien, encore qu’ils se doutent de quelque chose. La famille et l’auteur lui-même tiennent bouche cousue et les documents sous clef. A la mort de madame Claudel les langues se délient et des correspondances sont communiquées, pas toutes à la fois.

Il reste environ deux cents lettres de Claudel à Rosalie Vetch (écrites des années après l’aventure) qui dorment dans le coffre d’une maison d’édition, autorisée à les publier dans x années. Peut-être n’ajoutent-elles pour l’œuvre rien de nouveau. Les biographies anciennes que j’ai en main (Chaine) font référence à un poème « Ténèbres » écrit à Fou Tchéou pendant son second séjour (1900 – 1905) et faisant état d’un état douloureux. Revenons sur le bateau.

Le Gouverneur général de l’Indochine est à bord, un homme avenant qui invitera Claudel chez lui pendant plusieurs semaines  à Hanoï, d’où il visitera l’Annam, le Cambodge et Angkor, le Laos. En attendant il le prie de favoriser le séjour de la famille Vetch à Fou Tchéou.  Comment résister ? Claudel installe le ménage à la légation. Le mari, qu’il ne retient pas, s’engage dans des expéditions commerciales en Chine continentale.

Et ce qui devait arriver arriva. Rosalie Vetch devient la maîtresse  non seulement de la légation, mais du consul.

Cette liaison n’empêche pas celui-ci de travailler.

A la première partie de la « Connaissance de l’Est » il en ajoute une seconde, fait éditer en France, sous le titre ‘l’Arbre » ses premières pièces, écrit deux traités (de la Connaissance du temps, de la Co-Naissance du monde et de soi même).

Après la première Ode aux Muses, une seconde la complète.

Sur le plan professionnel, il traite avec des trafiquants plus ou moins louches des affaires qu’il voudrait plus claires ; il organise avec l’Indochine des livraisons de riz ; réorganise l’activité du port de Fou Tchéou. Toutes ces interventions lui font des ennemis parmi ceux qui magouillent. Ils sauront utiliser contre lui, qui se mêle de leurs affaires, sa vie privée au consulat.

La « forte flamme méridienne » embrase la vie de tous les jours. L’ »amie sur le navire » est devenue la femme mystère, la femme de sa vie, un torrent de passion…

De fait il se rattrape de dix ans de chasteté (ou « à peu près » (sic) en filant le grand amour avec Rosalie, Rose comme il l’appelle. Elle devient la Femme, l’unique à lui destinée. Celle sans laquelle il ne peut vivre.

La difficulté est que cette femme est mariée religieusement avec un homme catholique et que le sacrement est ouvertement bafoué. Et de surcroît par un nouveau converti, qui continue par correspondance  à vouloir convertir ses amis ! Pendant quatre ans au comble de la jouissance physique, il sait qu’il vit dans le péché, mais  ne peut ni ne veut rien faire pour s’en extirper.

Un soulagement et un repos dans cette situation tendue, la connaissance qu’il fait de Philippe Berthelot, un des quatre fils du chimiste Marcellin Berthelot, qui fut aussi ministre. Débutant en diplomatie, le fils à papa sait qu’après avoir été chef du cabinet de son père, il brûlera toutes les étapes de la carrière, jusqu’à Secrétaire général du quai d’Orsay. Claudel lui devra toutes ses promotions, ce dont il lui sera infiniment reconnaissant.

Pour l’heure il n’est qu’en voyage d’études, accompagné de sa maîtresse, Hélène. Les quatre se lient d’une amitié profonde. Au consulat où ils résident les fines parties se succèdent, au mépris des convenances bourgeoises.

Comment ne jaserait-on pas dans les milieux français ?

Dieu, pourtant, n’est pas aux abonnés absents ! Pour Claudel c’est la « joie dans le supplice ». « Il milite, dit-il, à travers le diable ». Les plaintes affluent auprès du Quai d’Orsay ; elles aboutissent à la création d’une commission d’enquête qui, évidemment, prend son temps pour s’ébranler. Elle prévient de sa venue et invite le consul à « faire quelque chose ».

Il ne fait rien. Rosalie Vetch a compris. Peu de jours avant l’arrivée de la fameuse commission, elle quitte son amant en août 1904, enceinte de lui. Désespoir ! Claudel est à deux doigts du suicide. Un congé de maladie le libèrera de ses ennuis administratifs. Mais plusieurs mois se passent avant qu’il ne quitte Fou Tchéou. La légation du bonheur est devenue celle de la solitude et de l’effondrement moral.

Cette aventure sentimentale ne mériterait aucune attention particulière dans sa parfaite banalité, si un chef d’œuvre dramatique n’en avait été tiré par le protagoniste :

-              LE PARTAGE DE MIDI

-               

Et si toutes ses œuvres dramatiques postérieures (sauf les farces, féeries, oratorios etc.) ne prolongeaient en un long écho le drame de Fou Tchéou, jusque et y compris le « Soulier de Satin ». Tout ce qui a été dévoilé de la vie de Claudel, y compris sa seconde liaison avec Rosalie, en 1920 – 1921, vient confirmer la présence et l’influence lancinante de cet amour dévorant et fatal.

Le Partage de Midi est écrit à chaud, peut-être commencé pendant le voyage de retour, en tout cas, terminé en France pendant son congé.

Parallèlement, (avec Claudel il faut s’attendre à tout !)  « Corona benignatatis anni dei » qui égrène en poèmes toute l’année liturgique. Ensemble ! Mais sans doute faut-il qu’il en soit ainsi, pour lui permettre de raison garder, (au sens propre) Ensemble le drame sauvage et sanglant d’un amour ravageur, et les chants pieux du cycle des prières ! Sinon la folie l’aurait guetté peut être…

Voyons comment la réalité est transposée dans le drame :

            Claudel devient                       Mesa

            Rosalie Vetch devient          Ysé (penser à Yseult)

            Le mari Vetch devient          de Ciz

            Lintner, l’Américain amoureux, qu’elle épouse après avoir quitté Claudel,  Amalric

 

Quatre personnages, comme dans l’Echange. Dans la réalité personne ne meurt, dans la fiction tous les quatre, et, en outre l’enfant. Les lieux sont ceux là même où l’intrigue s’est nouée. :

            Le pont du bateau ;  le cimetière où la liaison commence (Fou Tchéou dans la réalité, Hong Kong dans le drame) Le 3ème acte en revanche propulse les personnages dans un cadre dramatique propice au dénouement tragique : un port du sud de la Chine où sévit une révolte contre les Européens  (la révolte des Boxers – 1900 -  et le massacre des Européens isolés ordonné par l’Impératrice.) Ysé a épousé Amalric. Ils sont assiégés dans une maison à demi ruinée acculés à la mort. Avec eux l’enfant qu’Ysé a eu de Mesa. Armés pour se défendre, s’il se peut, pourvus d’explosifs pour ne pas tomber vivants aux mains de leurs agresseurs. Assez mélo, comme on voit.

Mesa, on ne sait comment, revient dans les lieux pour une douloureuse explication avec Ysé.

Amalric, qui est sorti faire une ronde, revient et surprend Mesa. Lutte entre les deux rivaux. Mesa est laissé pour mort, tandis que le mari et la femme tentent une sortie désespérée. L’enfant est mort. Mesa, agonisant mais conscient, se laisse aller, désespéré, à une longue méditation lyrique, devant l’échec de son amour, devant la mort, devant Dieu.

Cette longue plainte poétique où toute action est abolie, Claudel la nomme le « Cantique de Mesa ». Tout le drame de conscience de Claudel est là : l’amour interdit qui brûle, le face à face avec Dieu qui n’est pas d’un pénitent, mais d’une victime de l’amour qui n’a pas peur de Celui qui est Amour. La fatalité tient bon devant Dieu. Enveloppé dans la splendeur de la nuit et du monde, Mesa s’offre à la mort et à ce Dieu qui a permis cela.

Est-ce une fin ? Ysé revient. Amalric a disparu.

Et les deux amants réunis comprennent que la mort seule peut réaliser, combler, sublimer leur union.

Comme Tristan et Yseult. Claudel s’est inspiré beaucoup plus de Wagner, qu’il admirait, que du poème du Moyen Âge. Ce qui dans la réalité s’est terminé platement est transposé, par la magie de la poésie, dans le’ registre de la destinée tragique. L’aventure individuelle incandescente se résout en une nuée ardente.  

Ces mots les plus simples flamboient :

Sur le bateau          « Mesa, Je suis Ysé, c’est moi ! »

                                       Il est trop tard. Tout est fini. Pourquoi venez vous me rechercher ?

                                       Mesa,   Ne vous ai-je pas trouvé ? »

Au cimetière           Mesa -  C’est moi ô Ysé !

                                       Ysé -       C’est moi, Mesa, me voici

                                       Mesa -  Ô femme entre mes bras !

                                       Ysé -       Tu sais ce qu’est une femme, à présent

                                       Mesa -  J te tiens je t’ai trouvée

                                       Ysé -       Je suis à toi

 

Le dialogue serait d’une parfaite banalité si Claudel n’avait su créer autour de ces mots une aura de lumière, une irradiation de sentiments.

C’est la fatalité suggérée qui leur donne cette résonance !

L’action du « Partage de Midi » se réduit à peu de chose, envahie par des développements lyriques. Même dans l’expression de la joie des deux amants, se mêlent en un tragique contrepoint, les accents douloureux de l’interdit qui pèse, comme une fatalité.

La cruauté de l’amour détruit, Mesa brisé, Mesa mourant l’assume et la présente, comme un holocauste, à ce Dieu crucifié qui a lui-même subi tous les tourments de l’amour trahi.

                       « Salut étoiles ; Me voici seul… 

Pourquoi cette femme ? Pourquoi la femme tout d’un coup sur le bateau ? Qu’est ce qu’elle vient faire avec nous ?

Ah ! Je sais maintenant ce que c’est que l’amour ! Et je sais ce que vous avez enduré sur votre croix, dans votre cœur, si vous avez aimé chacun de nous  comme j’ai aimé cette femme, et le râle et l’asphyxie et l’étau !

Mais je l’aimais, ô mon Dieu, et elle m’a fait cela. Je l’aimais…

Et je n’ai point peur de Vous !

Et au dessus de l’amour il n’y a rien et pas Vous-même !

Et vous avez vu de quelle soif, ô Dieu, et grincements de dents, et sécheresse et horreur, et extraction, je m’étais saisi d’elle. Et elle m’a fait cela ! Ah ! Vous vous y connaissez, Vous ; Vous savez, Vous, ce que c’est que l’amour trahi ! Ah ! Je n’ai point peur de Vous ! »

Mesa ne peut plus souhaiter que « d’être repris et caché, ô Père, dans votre giron ! » comme dénouement, celui que Claudel a écrit, en second, pour la scène, me paraît le meilleur, plus concis, plus dramatique et symbolique. Ysé est revenue, Amalric disparu.

Le duo final d’amour et de mort, dans son style familier, porte les deux amants dans leur véritable domaine, enfin atteint, le ciel serein.

« Ysé – Mesa, cette espèce de ciel étoilé, qu’est ce qu’il fiche là haut, à ne servir à rien ?

Mesa – Que veux-tu dire ?

Ysé – Le ciel étoilé qui est là haut à ne servir à rien, il fallait bien quelqu’un pour me le donner peut être !

Mesa – Je ne peux pas le décrocher pour toi

Ysé – C’est facile, il n’y a qu’à tendre la main. (Elle la lui prend)

Mesa – Je ne peux pas te donner le ciel et la terre.

Ysé – Vous le voyez le bougre d’avare ! le ciel et la terre est ce qu’ils ne sont pas là pour servir  à quelque chose ? C’est défendu de servir à quelque chose ? Prends-les ! Donne-les moi ! C’est facile il n’y a qu’à tendre la main. Lève-toi ! (elle lève elle-même la main avec la sienne)

Mesa – Tais toi ! Silence ! (Ysé s’enfonce dans la nuit à ses pieds.)

Ysé – Souviens toi de moi dans les ténèbres, un moment qui fus ta vigne !  (cette main seule éclairée, tendue vers le ciel, remplit toute la cavité de la scène)

-              Et le rideau tombe, dans un bruit de tonnerre.

-               

La réalité est moins belle que la fiction. L’ex-amant Claudel et le mari trompé Vetch, avec deux détectives, poursuivent la maîtresse et la femme infidèle pour l’arracher à Lintner, nouveau mari. Ils la retrouvent à Bruxelles à son domicile, où elle esquive la rencontre en fuyant par la porte de derrière. C’est du Feydeau ! Rosalie a laissé sur la porte d’entrée une médaille de Saint Benoît, patron des moines. Claudel a le réflexe d’aller trouver les pères de Ligugé, repliés à Bruxelles, après les lois anticongrégationnistes. Ce sont eux qui ramènent à la raison celui qu’il faut bien appeler le FOU… Mais l’aventure va coller très longtemps à sa vie et à son œuvre.

L’épisode de Fou Tchéou et de Bruxelles achevé, les séquelles de celui-ci poursuivront Claudel, lancinantes. Comment effacer le passé ? Alors que remontent en lui des regrets, (« Si elle n’était pas partie, je l’aurais épousée ! ») la fureur contre le nouvel époux, et la douleur de voir l’enfant qu’il a eu de Rosalie appeler l’autre du nom de père !

Ses amis, pour calmer ses sens exaspérés, lui conseillent le mariage. C’était alors le moyen la plus courant de, comme on disait, « faire une fin ». Des entremetteurs il n’en manqua pas : l’abbé Baudrillard, le futur cardinal, l’écrivain catholique René Bazin, des dames marieuses. Tous dirigèrent leurs regards et leurs espoirs vers la famille lyonnaise Sainte Marie Perrin : grande bourgeoisie, le père architecte de la basilique de Fourvière. La jeune fille, Reine, était pieuse ; la croyance sincère de Paul Claudel donnait à penser qu’il avait définitivement surmonté cet accident, courant chez les jeunes hommes qui, avant de se ranger, « jetaient leur gourme ». Dans une famille très réticente, seul le frère de Reine, Antoine, appuya la demande du vagabond à la réputation sulfureuse.

Les fiancés, sans doute en toute sincérité, pesèrent leur décision à grands renforts de chapelets, de neuvaines, de messes.

Paul Claudel, pour son compte, avoue avoir opté pour le mariage afin de « pallier certains inconvénients ».

Les mariages dits «  de raison » sont de règle à l’époque, et particulièrement dans ce milieu. L’amour pouvait intervenir ultérieurement ! Quoiqu’il en soit, l’union fut célébrée à Lyon le 15 mars 1906. Trois jours plus tard le jeune couple s’embarquait pour la Chine, où le tout puissant Philippe Berthelot, tenant compte de son expérience antérieure, et passant l’éponge sur les désordres de Fou Tchéou, lui avait réservé le poste de consul à Tien Tsin. Le journal de Claudel porte à cette date : « Je pars pour Tien Tsin ». La nouvelle épousée s’avouait heureuse de ce « rapt » et ajoutait un mot qu’on peut dire amoureux à la lettre de Paul à la famille.

Aucune rencontre suspecte, cette fois, sur le bateau. On arrive à bon port. En 1907, naissance de Marie à Tien Tsin, fille aînée du couple. Le père salue cette arrivée par un Magnificat. Avant son départ, il avait prié madame Claudel mère, de veiller, autant que faire se pourrait, sur Louise, la fille née de lui et de Rosalie Vetch, remariée à Lintner.

 

                                                       Sautons par-dessus le temps.

 

Presque quarante ans plus tard, en 1943, à l’occasion de la représentation, qu’on peut dire solennelle, du Soulier de Satin, au théâtre Français, Claudel revient sur les sources de sa dramaturgie.

Ce qu’il explique à propos du Soulier de Satin est, à mon avis, applicable à toute la série de ses grandes pièces, dont cette dernière est, sinon la fin, du moins le couronnement.

Si tous les drames claudéliens ont subi une longue maturation et reçu plusieurs versions différentes, la genèse du « Soulier de Satin » s’étend sur plus de vingt ans, depuis les années 20.

Après l’Echange, le Partage de Midi, l’Otage, le Pain Dur, le Père humilié, (ces trois derniers formant une trilogie), l’Annonce faite à Marie, Le Soulier de Satin, toute cette grande série peut être référée à cet élément essentiel de la vie antérieure claudélienne, qui est l’opposition de forces en lui antagonistes, transférées sur des personnages. 

« La source éternelle de tout drame provient des forces contradictoires violemment opposées en l’Homme, les plus primitives entre lesquelles le cœur humain ait jamais été partagé.

D’une part le désir passionné de bonheur individuel  où la philosophie la plus austère reconnaît non seulement le ressort naturel mais l’inspiration légitime de toute énergie consciente ou inconsciente de la créature. D’autre part l’injonction d’un impératif extérieur dont le désir a à s’accommoder.

Quand ces deux forces, je n’hésite pas à le dire, toutes les deux sacrées, se trouvent en opposition, il y a une question à résoudre, une solution à pratiquer. Il y a drame.   

Dans les faits, la plus grande partie de l’humanité esquive le choix ou se range inconditionnellement du côté du bonheur, même si celui-ci se réduit au plaisir immédiat. Seuls les âmes exigeantes, les tempéraments de feu affrontent cette opposition, en assumant le risque, parfois jusqu’à en mourir.

 Dans cette lutte, la nature sauvage, déchaînée, rugissante triompherait, s’il n’y avait en elle autre chose. Malgré le désir qui veut, il y a en nous quelque chose de plus ancien que le désir qui ne veut pas, et qui trouve partout en nous, hors de nous, des alliances et des complicités. Le plus petit geste d’effort contre la violence qui nous submerge, Dieu s’arrange pour ne pas le laisser sans efficacité, et, bien plus, pour faire tourner le mal à l’avantage du bien.

A la tentation il oppose une autre tentation.

 Le bien compose, mais le mal ne compose pas 

Le sacrifice devient fécond, il n’est pas une amputation, mais une exaltation. »

Revenant au Soulier de Satin, Claudel commente et lui applique ce qui précède :

« Du sacrement les deux amants sont à la fois victimes, adversaires et complices ». « Il y a deux hommes en moi ». Dit Saint Paul et Saint Augustin de confirmer : « Homo duplex » l’Homme est double.

Et Etiam Peccata … même les péchés contribuent au salut. Dans la nuit de Pâques, l’Eglise depuis toujours chante « Ô felix culpa » ô, l’heureuse faute qui nous a procuré un Rédempteur. Telle est la base de cette conception du drame claudélien. Et dans un autre endroit de souligner la part personnelle qu’il infuse à ses personnages.

« Est-ce de ma faute si, en moi, ce deux natures sont jointes indissolublement ? »

 Ces textes, je pense, sont la clef qui permet de pénétrer dans les drames de Claudel et nous situe l’altitude à laquelle se tient sa réflexion métaphysique, à la fois terrible et consolante pour l’Homme.

Un mot seulement sur la suite de ces pièces qui,  dans la chaîne dont nous tenons les deux bouts, forment autant de solides maillons. Il suffira d’en montrer succinctement l’articulation. N’y cherchons pas, comme dans le théâtre dit réaliste, une vraisemblance tirée de la vie ordinaire. De même que Racine va chercher ses héros dans une lointaine antiquité, Claudel s’inspire d’une légende moyenâgeuse pour l’Annonce faite à Marie, d’un événement historique déjà lointain et déformé pour l’Otage (la captivité du Pape Pie VII à Savone, puis à Fontainebleau, par ordre de Napoléon 1er), d’une légende chinoise ramenée à ses éléments primitifs pour le Soulier de Satin.

Si le tragique exige une distanciation du réel, il permet aussi une étonnante proximité avec lui.

La présence de Fère-en-Tardenois, où plongent les racines de Claudel et où « dans l’attente de la résurrection dorment quatre générations de ses morts », s’impose dans l’Annonce faite à Marie. La grange de Combernon, le Geyn, bien sauvage où se retire Violaine lépreuse, l’arche de pierre de Monsanvierge, les trois cathédrales de Reims, Laon et Soissons, où Pierre de Craon, l’architecte, va exercer son art, servent de cadre réel au « mystère » de ce Moyen âge de convention. Ces lieux, le jeune Paul les a fréquentés dans ses promenades. Il le rappelle dans un texte bien connu.

En nous référant à l’Otage et au Pain Dur, cette grande salle d’un monastère désaffecté par la Révolution et racheté par Sygne de Coûfontaine, Claudel l’a trouvée dans la même campagne, dans les ruines de Valchrétien. L’action qui s’y déroule relève de la plus grande invraisemblance :  le Pape prisonnier se serait évadé et aurait été remis à Sygne par le cousin de celle-ci, Georges de Coûfontaine, pour être hébergé et caché dans l’ancienne abbaye dont elle a fait son domicile. Mais un petit fait véridique a inspiré Claudel.

Sa famille maternelle a dissimulé chez elle, au péril de mort, un prêtre réfractaire, pendant la Révolution.

Toute la suite de l’action découlera de cette situation.

Le nom de Sygne peut nous inciter à réflexion. Eminemment symbolique, il évoque la blancheur de l’oiseau cygne, mais aussi le signe qu’elle représente.

Quant au second personnage, le mauvais, dénommé Turelure, il évoquerait plutôt le refrain d’une chanson d’enfant. Il aurait été suggéré à Claudel par Toussaint Louverture, le noir qui dirigea la révolte et l’éphémère indépendance de Haïti en 1802. Un meneur d’hommes.

Comme celui, qui parti de rien, utilise la Révolution pour accéder aux plus hauts postes de gouvernement      

Son titre de baron de Turelure ne fait pas tout à fait sérieux, mais le personnage lui, l’est, avec son cynisme insolent et son arrivisme opportuniste.

« Quel bonhomme tout de même ! » disait Péguy à son propos.

Claudel est sans illusions sur la nature de cette société où des fauves sont aux prises. Mais la violence qu’elle distille, il en recherche la cause et la source dans l’esprit du MAL qui règne dans la « cité terrestre ». D’où le double plan, de l’histoire et de la mystique, sur lequel se joue le drame. C’est le choc de la cité terrestre et de la cité de Dieu, pour rappeler encore Saint Augustin.

Turelure joue le rôle de la canaille intelligente. Fils d’une domestique de l’abbaye qui servira fidèlement Sygne de Coûfontaine, il a acquis ses richesses en massacrant la douzaine de moines et en envoyant à l’échafaud les parents de Sygne.

Son cousin Georges et elle sont les derniers descendants de cette aristocratie décimée. Lui lutte dans la clandestinité pour le retour du Roi légitime. Elle sauvera le Saint Père persécuté.

On pourrait croire Claudel nostalgique de l’Ancien Régime et partisan de la vieille aristocratie. Il n’en est rien. C’est une position purement littéraire. Républicain, il n’aime ni les rois ni les nobles.

Comme d’ordinaire, Sygne et Georges sont une part de lui, mais seulement une part. Turelure, l’autre part. Il a, prétend –il, dans ses ancêtres Claudel, les deux variantes de cet attachement au pays.

Le baron de Turelure a sans doute été averti par la police impériale (souvenons nous du tout puissant Fouché qui faisait espionner son maître l’Empereur !) de la présence à Coûfontaine de Pie VII. Il se livre alors sur Sygne au plus odieux chantage.

Si le Pape veut être sauvé, Sygne doit épouser Turelure, l’assassin des moines et de ses parents. Choix que je dirais cornélien, si la référence à Corneille n’était pas tout à fait désagréable à Claudel. Corneille ? « Un avocat bavard qui met ses plaidoiries au théâtre ». Difficile de montrer plus injuste !

Claudel, on le sait, a ses bêtes noires : Sainte-Beuve, Hugo, Proust, Anatole France….. et Corneille !

Sygne, dans un premier mouvement ne peut que refuser cette union odieuse avec un être qu’elle méprise souverainement.

Oui, mais le Père des chrétiens, qui est là, sous sa protection, dont la liberté et peut être la vie dépendent de son acceptation ou de son refus ?

Sygne a remis en place le grand crucifix de l’abbaye, du 15° siècle (Claudel, amateur d’art, c’est un de ses violons d’Ingres), dont elle pieusement racheté et rassemblé les morceaux épars et qui, dans cette vaste salle, préside à toute l’action.

Du plan politique et sociologique, on passe au plan mystique.

La répulsion de Sygne est elle justifiable devant Dieu ? Son horreur peut-elle tenir devant le sort misérable promis au Vicaire du Christ ?

L’ultimatum de Turelure va expirer.

Devant sa paroissienne se présente le curé du lieu, Badilon, c’est là sous la croix du sacrifice du Christ que, sans la contraindre, il soumet à la chrétienne un  sacrifice à la mesure de celui du Maître. Seule une grâce divine peut le rendre acceptable, au-delà d’une volonté humaine rétive.

Il faut revenir à la situation de Claudel à Fou Tchéou, qui s’exprime à travers Mesa du Partage de Midi. « Je n’ai pas peur de Vous, clame-t-il à Dieu » Mais l’amant lui-même, on l’a vu, est incapable de cette abnégation demandée à Sygne.

Tenir tête à Dieu, Sygne l’osera-t-elle ? Accepter librement, c’est s’immoler elle-même, devenue victime comme la Violaine de l’Annonce faite à Marie, c’est souffrir l’écrasement du pressoir. Mais le raisin foulé produira le vin consacré.

Si odieux que soit le moyen utilisé par Turelure pour arriver à ses fins, l’abbé Badilon engage la jeune fille a accepter afin de sauver le Père des chrétiens, comme le Christ, par son supplice, a sauvé l’humanité. Elle hésite, puis surmontant ses répugnances, cède à la douce violence du Christ.

            Mr Badilon. – Je me tais mon enfant et je frémis ! je vous déclare que ni moi, ni les hommes, ni Dieu même, ne vous demandons un tel sacrifice.

            Sygne. – Et qui donc alors m’y oblige ?

            M. Badilon. – Âme chrétienne ! Enfant de Dieu ! C’est à vous seule de le faire de votre propre gré.

            Sygne. – Je ne puis pas.

            M. Badilon. – Préparez vous donc ? je vais vous bénir et vous renvoyer.

            Sygne. – Mon Dieu, cependant, vous voyez que je vous aime !

            M. Badilon. – Mais non point jusqu’aux crachats, à la couronne d’épines, à la chute sur le visage, à l’arrachement des habits et à la croix.

            Sygne. – Vous voyez mon cœur !

            M. Badilon. –Mais non point à travers cette grande rupture de mon côté.

            Sygne. – Jésus, mon bien aimé ! qui a été tout le temps mon ami, sinon Vous ? Il est dur maintenant de Vous déplaire.

            M. Badilon. – Mais il est facile de faire votre volonté.

            Sygne. – Seigneur, s’il ce peut, que ce calice soit éloigné de moi.

            M. Badilon. – Mais, toutefois, que votre volonté soit faite et non la mienne.

            Sygne. – Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne.

            M. Badilon. – Est-il vrai, mon enfant, et tout est-il consommé ?

 

 

Le dénouement tient du mélodrame, comme souvent chez Claudel. Sygne après avoir eu un enfant de Turelure, Louis, qui paraîtra dans le numéro deux de la trilogie, (le Pain Dur), essuie les reproches de son cousin Coûfontaine, revenu avec le roi légitime, à la chute de l’Empire. Georges entend se venger de l’odieux Turelure. Mais dans l’échange des coups de feu, c’est lui qui est tué.

Turelure est sauvé par son épouse, qui s’est jetée devant lui pour le protéger. Blessée à mort elle expire sous les sarcasmes de son mari, qui n’a en vue que le futur poste qu’il recevra du monarque dont il a favorisé le retour. Sygne, avant de mourir, a-t-elle pardonné ? Claudel nous laisse dans le doute. Sa double immolation a laissé cette femme exsangue et, comme le dit le texte, « exprimée jusqu’à la dernière goutte ».

Des mariages-sacrifices, Claudel fait l’un des thèmes de son œuvre dramatique. Pourquoi ? et des enfants nés hors mariage, avec transfert de géniteurs ou génitrices . Pourquoi ?

Jacques Hury, dans l’Annonce, épouse Mara qu’il n’aime pas, à défaut de Violaine, qui, refusant de se justifier de son baiser à l’architecte lépreux, s’efface héroïquement devant sa sœur, acharnée à la perdre. Leur enfant mort ressuscite entre les bras de Violaine, nouvelle mère.

On se demande si Marthe, à la fin de l’Echange, n’est pas acculée à épouser Pollock, couvert d’argent, qu’elle méprise, par dégoût de l’abandon de Louis Laine.

Louis, fils de Turelure, après avoir tué son père, (sans effusion de sang), dans le Pain Dur, épousera contre son gré et pour des raisons financières, la juive Sichel, alors que Lumir, la Polonaise qu’il aime, se dérobe à lui et retourne dans son pays occupé par les Russes, pour se joindre à la résistance.

Dans le troisième volet de la trilogie, encore un Pape en jeu, mais cette fois qui apparaît sur scène, Pie IX, devenu prisonnier au Vatican par l’occupation italienne de Rome et la défaite de la France en 1870. Pensée, fille aveugle de Louis Turelure, et de Sichel n’épousera pas Orian, qui l’aime et qu’elle aime (sans le voir). Celui-ci s’engage dans la bataille pour sauver le Pape, son oncle, et y meurt. L’enfant  que Pensée porte de lui, sera assumé par Orso, son frère qui s’unira à Pensée, mais dans un mariage mystique.

Prouhèze, dans le Soulier de Satin, mariée à Pélage, est écartée de Rodrigue qu’elle aime, qui l’aime. Malgré les tentatives qu’elle fait pour le rejoindre, elle échoue, parce que au fond d’elle-même quelque chose ne veut pas qu’elle réussisse, même lorsque la mort de Pélage la laisse libre.

Ce sera donc Camille, le renégat, qu’elle méprise, qui deviendra son mari, parce que le Roi lui a donné mission de garder la place de Mogador.

De cet homme haï, elle a une fille, Doña Sept Epées, qui deviendra l’enfant de l’âme de Rodrigue.

Rodrigue, pendant ce temps, court le monde.

Ensemble les amants frustrés communiquent mystiquement au dessus des océans et des continents.

La valeur mystique du mariage, acceptation ou renoncement, est un des thèmes majeurs de la dramatique claudélienne. De même le destin de l’enfant né hors mariage. Tout cela nous ramène invinciblement à la personne et au drame personnel de Claudel.

Comment ces situations extraordinaires peuvent elles être senties par la public ?

Dans une société chrétienne, celle qui était sensée dominer dans la première partie du XX° siècle, « cette injonction extérieure » de nature religieuse, pouvait être comprise et acceptée ; le « sacrifice » qui y était joint, pouvait être envisagé comme possible.

L’action de la grâce était comprise des chrétiens et admissible par les non chrétiens comme une sorte d’autosuggestion venue d’un surmoi plus puissant que la volonté quotidienne. Un effet subjectif.

Dans l’un et l’autre de ces cas, le style du drame est déterminant, selon qu’il entraîne ou non par sa puissance, l’adhésion du spectateur, même si la conviction ne suit pas. Le flux lyrique de Claudel opère dans bien des cas. Peut-être plus difficilement de nos jours, où les repères chrétiens sont amoindris et parfois rejetés, et les élans du style devenus suspects.

Que signifient, pour beaucoup de couples, l’engagement durable et le mariage indissoluble ? A plus forte raison la puissance et l’injonction d’un sacrement, et les affres du péché ?

Pour ceux-là seuls qui restent sensibles à ces valeurs l’efficacité du drame claudélien perdure.

Qui peut valoriser un sacrifice à l’image de celui du Christ, s’agissant d’un mariage ? Tous ces thèmes claudéliens, sauf pour ceux qui, hors de toute croyance, sont sensibles à la beauté du texte et ouverts à l’imagination poétique, comment pourraient ils susciter une vraie adhésion dans une société surtout  préoccupée de productivité et de rentabilité ? A mon sens Claudel dramaturge, après le flamboiement des années 50 – 70, où de Gaulle essaie de rendre un sens au mot « grandeur », est redevenu l’auteur apprécié des « happy few » qui peuvent s’abstraire de la médiocrité ambiante. C’est-à-dire un Claudel réduit à ce qu’il était dans les années 25 – 30.

Mais qui lit Racine ? Qui lit Corneille ? Qui lit Bossuet ?

On a l’heureuse surprise, quand Andromaque ou Polyeucte sont remis à la scène, de trouver des amateurs satisfaits. Les goûts vont et viennent. Il n’y a pas à désespérer. Et pour reprendre une citation claudélienne : » Le pire n’est pas toujours le plus sûr ». D’autant plus, me semble-t-il, que Claudel dispose encore d’un atout dans la partie qui se joue autour de son œuvre.

Ses drames véhiculent quelque chose qu’on pourrait traiter de « brûlot d’amour», charnel, sensuel, dressé même contre les liens sociaux, et même contre Dieu.

La possession par l’homme de la Femme Ecarlate, la main posée par celle-ci sur l’homme, qui le déstabilise et qui le retourne, l’amour ravageur et destructeur, voilà à quoi  même ceux qui se piquent d’être « libérés » se trouvent parfois à l’improviste, exposés et confrontés. C’est cette passion explosive qui surprend même les plus blasés. (Pensons aux « Liaisons dangereuses ») que Claudel a entreposée dans ses drames, susceptible de faire tout éclater. Tel est ce Claudel, dit catholique, et à qui je prêterais plutôt, dans son oeuvre un jeu assez païen des sentiments.

La Femme-Mystère, le Mâle qui domine et, d’aventure, sujet à être dominé, cette lutte des sexes qui se « mangent » (un mot claudélien) en se rejoignant, c’est le spectacle qu’offre  dans la vie un certain nombre de couples qui courent l’aventure.

Ceux-là mis en scène par Claudel, arrivent parfois à se placer à l’échelon supérieur, celui de l’abnégation, mais dans le cas contraire, vivent intensément dans la jungle des passions où ils se déchirent.

Ce « brûlot » qui dérive, sans cesse consumé, sans cesse ranimé, sans rivage, sans port, sans attache, ce Claudel-là, déchaîné, qu’a souvent éclipsé le Claudel dévot, me trompé-je ? il me semble qu’il n’a pas fini d’interpeller les esprits à qui la grâce a manqué, mais que n’a pas étouffés l’adoration du fric, la compétition pour le pouvoir ou la recherche lassante des plaisirs épidermiques.

Et ce n’est pas seulement à Claudel que ce type d’hommes ou de femmes conditionnés, reste insensible, mais à tout ce qui dépasse les ressorts de l’action quotidienne, les satisfactions à bon marché.

Un médecin psychiatre, Christophe André (hôpital Ste Anne) remarque à partir de son expérience professionnelle :

                       « Plus une société est matérialiste, plus elle est toxique pour les états d’âme ».

Un autre élément me semble pouvoir assurer la survie de son théâtre, c’est son goût du grand spectacle, du verbe soutenu par la musique et même, il l’a tenté, par le cinéma.

Darius Milhaud, Honegger furent ses collaborateurs et sa propre fille, Louise, sous un pseudonyme.

Un compositeur japonais fut sollicité pour « la Femme et son Ombre » joué au théâtre impérial de Tokyo.

La plus haute fantaisie préside à l’action et à la mise en scène. Arrêtons-nous sur le Soulier de Satin, qui est son chef d’œuvre.

La scène est le monde, tout simplement.

Europe, Amérique, Japon, la mer où l’on nage, sur laquelle voguent des bateaux qui montent et qui descendent avec le roulis, le ciel le firmament.

Parmi les personnages, la Lune, l’Ombre double, Saint Jacques et la Voie lactée, l’Ange gardien, une troupe fournie de saints  et, pour faire bonne mesure, Saint Adlibitum, un Chinois, un Japonais, une négresse, etc.

Plusieurs actions s’entrecroisent.

Des personnages tragiques (Rodrigue, Prouhèze, Camille) et d’autres comiques (le Professeur transformé en paillasse de carnaval : (une vengeance personnelle contre un pion qui l’avait accusé d’avoir corrompu la langue) Doña Musique qui se promène avec une guitare dont elle ne joue jamais. Des comparses qui vont et viennent. Ils doivent bien être en tout une bonne centaine ! Une fantaisie, un désordre, un brouhaha à vous faire tourner la tête. Pour représenter, il a fallu élaguer. De quatre « journées » (comme dans le théâtre de Lope de Véga) on a ramené à trois.

« Si l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre est celui de l’imagination ». Deux tableaux sur les quels Claudel joue à la fois, avec une maestria provocante ! Comment celle-ci ne retient-elle pas le spectateur ?

La chance de Claudel dans les années 1887 – 1900, où il commence à produire, c’est la naissance de ce qu’on appelle « la mise en scène », nécessaire accompagnement de l’auteur qui portait sa pièce au théâtre jusqu’alors laissée à la bonne volonté des acteurs et du directeur de la troupe. Lugné-Poe, Jacques Copeau, Hébertot, Charles Dullin, Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault seront à la fois des amis (qu’il reprend parfois vertement) et des collaborateurs, grâce à qui des textes foisonnants de Tête d’Or, de la Ville, du Soulier seront adaptés à la scène dans le respect de cette langue exubérante et des torrents de poésie ! Ils ont eu assez de compétence et de respect de l’œuvre pour obtenir les coupes ou les nouvelles rédactions nécessaires.

Claudel a eu la bonne grâce de reconnaître ce qu’il devait à ces metteurs en scène français, mais aussi aux étrangers, qui souvent ont compris et joué ses drames avant les Français. C’est le cas de Braun en Allemagne  et d’autres en Italie, à Prague et même au Japon. Claudel a eu, à de certains moments, l’impression pénible d’être mieux compris au dehors que chez lui. Pour la construction dramatique on peut distinguer deux types de pièces :

            - Soit 4, 5 ou 6 personnages (Partage de Midi, l’Echange, l’Otage, le Pain Dur, le Père humilié) avec une action resserrée, peu de lieux. 

            - Soit, avec Tête d’Or, la Ville, le Soulier de Satin, un grand spectacle, une foule de personnages, des lieux aberrants, des actions entrecroisées avec la plus grande fantaisie. Un vaste feu d’artifice avec illumination de la terre, des eaux, du ciel. Un véritable ballet ou la musique et même le cinéma tiennent leur partie. Dans les deux cas le même déversement de la parole poétique, exclamatoire, fulgurante. Le spectateur dans son fauteuil ou bien s’apprête à partir ou bien est bouleversé.  Je cite Claudel : « Le spectateur à la fois jeté hors de lui-même et cherchant à trouver en lui  quelqu’un qu’il ignore et qui pourtant l’habite, ce quelqu’un pourrait, l’enthousiasme aidant, lui faire reconnaître dans cette fantasmagorie une réalité immatérielle hors de lui et au dessus de lui. »

Les procédés dramatiques de Claudel, violents, produiraient une sorte de défoulement du spectateur en direction des réalités spirituelles.

Cette génération qui aspire à « s’éclater », à « se défoncer » comme ils disent, aurait peut-être quelque chose à recevoir de ce Claudel-là, à condition évidemment qu’on le lui présente et que sa langue ne les rebute pas ! Ce qui fait beaucoup de si… En tout cas, l’homme de désir qui est à l’origine de cette formule théâtrale pourrait peut être rencontrer chez certains ce désir confus et anarchique qui cherche un dépassement de soi dans des paradis agités ou anesthésiants. Paradis pour paradis on pourrait tenter d’accéder à celui de Claudel, d’autant plus attrayant qu’il confine à l’Enfer et qu’il ne craint pas d’épater le bourgeois.

Rien d’étonnant s’il fut un grand admirateur de Dante.

Dans le désir, Claudel n’a jamais cessé de voir l’aiguillon qui fait vivre, mais aussi la stimulation de l’intelligence, qui ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion de celui-ci. Mais les désirs vicieux et destructeurs ?

Ceux-là aussi, on les retrouve dans son théâtre.

Tête d’Or et son appétit de puissance par la conquête…

Claudel en a interdit la représentation pendant toute l’occupation pour qu’on ne pût faire le rapprochement avec Hitler et son totalitarisme criminel.

Thomas Pollock et l’adoration du Veau d’or…

Turelure, l’arrivisme cynique qui ne recule ni devant les massacres ni devant les chantages.

Tout cela, c’est « le bagne matérialiste » dont Claudel jeune a souffert lui-même et dot il a dénoncé les effets délétères….Quoi de plus moderne ?

Un autre désir, non moins violent, tyrannique, impérieux, c’est celui de la Femme Ecarlate, l’actrice, à plus forte raison interdite. « Qui osera dire que l’amour est clair ? s’il l’était vraiment, il perdrait pour nous tout attrait. C’est ce mystère-là comme ailleurs, qui est l’aiguillon. Même dans le ciel il y aura toujours quelque chose de Dieu qui se dérobera à la créature créée, il y aura toujours matière à ce désir dévorant, insatiable qui est le fondement de toute nature. Et si nous devions le perdre, comme j’ai osé le dire dans la Cantate à trois voix…   Ah ! Nous l’envierions à l’Enfer ! »

Cette affirmation n’est ni plus ni moins qu’un blasphème. Devant Dieu Claudel ose affronter Dieu, comme Mesa l’osait dans le « Cantique » du Partage de Midi, sous le coup du désespoir ! Claudel, lui, abomine l’apathie et la tiédeur.

Après le coup de flamme de Fou Tchéou, Claudel ne fait pas figure de pécheur repenti. Il n’a rien amputé de son Moi surabondant. Son mariage n’est que piété de précaution et de raison.

Assurance tous risques ? Au fond de lui-même, je crois qu’il l’eût refusée. Ses pulsions divergentes, il ne prétend pas les réduire à l’unité, mais les mettre devant Dieu pour que celui-ci s’en arrange, avec la grâce. En dernier ressort, il les transfère sur des personnages pour s’en délivrer, autant que faire se peut.

Le désir qui le tenaille, il n’est pas porté à en émousser la pointe, bien qu’il puisse tendre au Mal comme au Bien. La forme du dialogue qui est celle du drame et exprime la dualité, il l’étend même à sa poésie à la 5ème Grande Ode et à la « Cantate à trois voix », à la prose aussi, dans les « Conversations dans le Loir-et-Cher ».

Ici, Furius, qui est la moitié de lui-même, les autres intervenants représentant le reste, réclame le droit à l’outrance et à se contredire lui-même, pourvu que ce ne soit pas dans la même phrase ! Tribut payé à la violence de son caractère et de ses passions souvent antagonistes.

Lui-même, du reste, déteste être contredit. Même dans le domaine religieux où il devrait accepter d’obéir.

En 1925, il estime que son ami Jacques Copeau, le metteur en scène, est en voie de conversion. Il l’envoie chez son confesseur du moment, l’abbé Flynn, futur évêque de Nevers, alors curé de Suresnes. L’abbé renvoie Copeau sans admettre sa confession. Fureur de Claudel, qui s’en prend dans son journal à ce prêtre trop scrupuleux ! Il se déclare « mortifié et consterné ». Qu’a-t-il à y voir ?

Même éclat à Bruxelles avec un P. Abbé chez qui il fait retraite et à qui il présente sa fille et son futur gendre pour une bénédiction. L’abbé déclare qu’aucune prière n’est prévue à cet effet. Claudel éclate : « Vous avez des prières pour les cochons, et vous n’en avez pas pour les fiancés ! »  Une dernière anecdote. Son ami Jacques Madaule vient de passer avec lui une journée agréable, détendue. Au moment de se retirer, il lui présente à signer une pétition de Mauriac en faveur des républicains espagnols, que Claudel déteste. Il brandit un cendrier, se retient pour ne pas le lui jeter à la figure et le met à la porte.

Disons un mot de son épouse, dont il parle très rarement dans son journal. « Elle est assez ignorante, mais courageuse et dévouée, (voir déménagements et voyages !), elle a le goût délicat, un goût naturellement fin. » il l’estime, il respecte en elle la gardienne du foyer.

Dans la 5 ème Ode, il la montre prenant la parole en tant que « gardienne du poète et de la maison fermée ».

Deux déclarations permettent de mieux juger de sa situation conjugale. Peu après son mariage (1906 ou 1907) « Jadis j’ai connu la passion, maintenant je n’ai plus que celle de la patience et du désir de connaître Dieu dans sa fixité et d’acquérir la Vérité par l’attention. »

Vingt ans après, autour de 1923-1925, le Soulier de Satin terminé dans sa première version, sa seconde liaison, 1920-1921, avec Rosalie Vetch, péniblement transformée en une sorte de communion religieuse, grâce à l’abbé Flynn : « Je m’aperçois que pendant vingt ans, depuis le « Partage de Midi », je n’ai cessé d’avoir en moi la sourde obsession de la femme ; et c’est maintenant seulement que je ne l’ai plus, que j’ai pu commencer à prier avec la ferveur et la simplicité d’un petit enfant ». Toute cette période correspond, il faut le remarquer, à l’élaboration de ses plus grandes œuvres. La muse devenue la grâce ou la grâce devenue la muse ne lui ont apporté qu’une paix intérieure précaire, mais une puissante stimulation à écrire.

Il est sûr que la conception qu’il se fait de l’Homme contribue à entretenir en lui une sorte d’écartèlement. Il distingue le niveau diabolique sur lequel il ne s’étend pas, mais il lui arrive, rarement, à propos de tel ou tel, une fois pour Gide, de parler de possession ; le niveau animal, l’exigence du corps, le  « sexe furieux » (je cite) qui ne connaissent que la satisfaction des sens, au mépris de tout interdit ; en fin le niveau supérieur, celui de la grâce, « l’exercice le plus pur de notre liberté », comme il dit, où l’Homme voit resplendir l’image de Dieu, avec la domination de soi et l’accès au sacrifice. Faut-il voir ici une réminiscence des trois ordres de Pascal ?

Cette sujétion des deux niveaux inférieurs à celui qui est le plus élevé de l’Homme, celui qui le rapproche de l’image de Dieu, selon laquelle il a été créé, c’est la ligne de partage entre deux humanités, comme entre deux sociétés, la cité des hommes et la cité de Dieu, selon Saint Augustin.

Marthe, (dans l’Echange), Sygne, dans l’Otage,  Pensée, dans la trilogie, Prouhèze dans le soulier de Satin, Violaine dans l’Annonce faite à Marie relèvent de la seconde cité..

Et de la première, Thomas Pollock de l’Echange, Mara de l’Annonce, Turelure et Louis dans la trilogie, Camille dans le soulier de Satin.

Les Pour Dieu et les Contre Dieu ; mais les uns et les autres devant Dieu ; peut-être  une sorte de manichéisme monothéiste aussi latent chez Claudel que chez Saint Augustin, même après leur conversion!

Le Partage de Midi est plus complexe. Mesa et même Ysé sont à la fois victimes et bourreaux.

Lorsque  Claudel eut lui-même accédé à une certaine sérénité, il évoque celle-ci comme la tension d’une corde de lyre. Ce sont des conseils à sa fille Louise, qui a dû hériter de son tempérament excessif. Elle est musicienne aussi. « Pour qu’une corde soit sonore, pour qu’elle donne une note juste, pour qu’elle soit accordée aux autres, il faut qu’elle soit exactement et sévèrement tendue entre ces deux clés qui sont la défense et le désir. Alors l’amour divin pourra promener sur elle son archet ».

Toujours la même opposition entre ANIMUS, moteur de tous les désirs y compris charnels, bons et mauvais, et ANIMA, la réflexion et la contention de soi sous l’égide de la GRÂCE. C’est le fondement de la théologie, et de la morale claudéliennes, l’accès à une sorte d’harmonie supérieure d’harmonie supérieure, à laquelle Claudel n’est lui-même parvenu, si c’est le cas, que sur le tard. « Il me faut toute mon âme pour lutter contre toute ma chair ». Saint Paul et Saint Augustin ne sont jamais loin de Claudel. Dans cette longue dispute entre ANIMUS et ANIMA, c’est l’amour de Dieu qui est le point de cohésion, dans une réflexion illuminée. « Ama et fac quod vis ». Aime et fait ce que tu veux. C’est dans l’Amour de Dieu, avec le respect de ses exigences, que sont légitimés et sanctifiés les désirs humains. L’absence ou la dénaturation de cet amour les disqualifient.

Ce point central de l’amour de Dieu, Claudel est parfois amené à s’en écarter sous l’effet d’une espèce de force qu’on pourrait dire centrifuge. La « maison fermée et la gardienne » qui le protègent des écarts ne sont souvent que des figures et des refuges symboliques.

Les missions diplomatiques qui s’échelonnent jusqu’à la retraite de 1935, les relations politiques ou personnelles, féminines en particulier ouvrent Claudel sur le monde et lui apportent de multiples occasions de fugues.

 

Mais Madame Claudel n’ouvre Brangues à partir de 1927, qu’à qui elle veut et à qui elle fait confiance. A-t-elle su ou s’est-elle doutée que son mari avait pris quelques libertés avec le sacrement ? Certaines femmes lui sont résolument antipathiques, comme Marie Romain Rolland.

Le « Journal » nous la montre surveillant la correspondance  que son mari entretient avec celle-ci. Les lettres reçues d’elle ont toutes été supprimées.

« Ce qu’est la clôture pour un moine, disait la 5ème Grande Ode, est pour moi le sacrement, qui fait une seule chair de nous deux.

Lorsque Madame Claudel n’accompagne pas son mari en mission, c’est le cas à Rio, l’homme de cinquante ans (1917) fait des grâces à des jeunesses.

Hélène Hoppenot, femme de son secrétaire d’ambassade, Audrey Parr, épouse d’un diplomate britannique.

L’une et l’autre accepteront les grâces, collaboreront avec Claudel en tant qu’artistes mais lui font bien sentir son âge. Plus tard, 1918-1919, c’est le coup de foudre pour l’actrice Eve Francis, qui a représenté ses héroïnes féminines, et avec qui il fait une tournée de conférences en Europe. Et voici que pour lui, elle incarne la Femme, avec une majuscule. Il est vraiment impénitent !

Elle accepte les manifestations de tendresse, même, dit-on, dans les voitures automobiles, mais rien de plus… Lorsqu’elle épouse un an plus tard le cinéaste Louis Delluc, la lettre que Claudel lui adresse à cette occasion est d’un rare mauvais goût.

« Ce qui seul vaut la peine de vivre et qui est si beau qu’il mérite d’être le reflet d’un autre amour qui, celui là, ne sera pas déçu, c’est cela qu’on appelle du beau mot d’amour.

Il est cruel de penser que les deux seules femmes que j’ai vraiment aimées et qui, je crois, m’ont aimé aussi, ont été séparées de moi par le destin et sont en la possession d’autres. Il y a une amertume infinie dans cette pensée pour un homme ».

 

Madame Claudel ne fait pas partie des deux. Pour se consoler, elle a pu se dire que l’estimation à deux était peut-être sous évaluée !!

Au moins l’homme de foi et de désir était-il conscient de ses tentations et de ses faiblesses !

« Il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire dire qu’Eros est un appareil pour faire avorter l’âme au profit de la chair.

Ah ! Si on le laissait faire, il aurait bientôt fait de nous abrutir et de nous écraser !

Toute la vie n’est qu’une série de disputes et de transactions avec ce locataire inexpugnable.

La musique, de temps en temps, nous rend un sentiment de liberté.

Et cependant, c’est cet ennemi qui donne à notre vie son élément dramatique et ce sel poignant !

Si notre âme n’était si brutalement attaquée, elle dormirait. ! Et la voilà qui bondit, et c’est la lutte du tigre et du dragon ». « Le champ de bataille, c’est lui, qui indubitablement, se plaît  à jouer dans  le feu du combat.

Il arrive pourtant un moment où le « rugissement du sexe », comme il dit, se transforme en un appel plus serein, en une simple invitation, mais quand même pressante.

« Comme se serait gentil, si au milieu de cette vie criarde, il y avait quelquefois une trêve, un armistice entre les deux sexes, un lac de chant, une espèce de carnaval enchanté, comme la lune, qui nous débarrasse de notre réalité, et qui donne à chacun de nous, une légèreté et une allégresse de fantôme »

 

                                       Alors les amies de la lune ?

 

En voici un défilé, au moins pour les principales, dont beaucoup furent reçues à Brangues.

            Hélène Berthelot, la femme de Philippe,

            Sa belle sœur Elisabeth Sainte Marie Perrin née Bazin, épouse d’Antoine,

            Andrey Parr (dite Margotine), omniprésente,

            Eléonora Duse, la grande actrice, qui sera la marraine d’une de ses filles,

            Hélène Hoppenot, dont le mari fera une brillante carrière d’ambassadeur,

            Agnès Meyer, l’amie américaine, qu’il entreprend en vain de convertir, pour laquelle il est le « Tout Fou » à la chinoise, et que madame Claudel accueillera à bras ouverts. Elle rend les plus grands services à Claudel, en s’occupant de Rosalie Vetch, vieillie, ruinée, acariâtre, et même de Louise, à la vie agitée,

            Anna de Noailles, la poétesse,

            La princesse Bibesco, (la femme de Paul Morand ?),

            La baronne Pierlot, épouse d’un ministre belge, « un Voltaire en jupons »,

            Françoise de Marcilly, infirme, d’une intelligence très fine, délicate correspondante.

            Et surtout Marie Romain Rolland, épouse de Romain Rolland, qui confond avec Claudel  ferveur religieuse et amour-passion.

            Une Russe qui a flirté avec les Soviets ; convertie mais dont le caractère reste toujours aussi difficile. Elle aussi accepte d’héberger, en 1940 et après, Rosalie Vetch et Louise, fille de Claudel et de Rosalie, jusqu’à la mort de la première. Les deux femmes, en outre se détestent ! La passion de Fou Tchéou s’est dégradée en aigreur. Rosalie et Louise deviennent ses ennemies.

Toutes ces dames destinataires de lettres innombrables de Claudel, qui ne sont pas toutes connues, où il est plus question de religion et de littérature que de passion amoureuse, sauf exception.

Quelque chose semble hypnotiser Claudel dans toutes ses relations féminines, c’est le mot « mystère » qu’il voit écrit sur leur front à toutes ! Ce qui ne l’empêche pas de leur dire, parfois, spécialement à Marie Romain Rolland, des mots très durs. Ces relations féminines, claires ou ambiguës, nous conduisent naturellement au plus près du Soulier de Satin, qui est le point de convergence de toutes ses conceptions  morales et religieuses, la projection sur des personnages de son drame personnel centré sur la femme.

Il faut commencer par le dernier mot qui est la clé de l’œuvre ; « Délivrance aux âmes captives. »

Âmes captives, celles que leur corps, leurs passions charnelles peuvent « abrutir » et « écraser » comme dit Claudel, qui sont les victimes de ces « locataires inexpugnables » et qui peuvent même y laisser leur raison (Camille Claudel).  Ces âmes captives n’ont pas peur de Dieu, mais elles savent qu’il est là, et que Lui, s’intéresse à elles par la grâce qu’il leur envoie. Même leurs péchés peuvent être portés au crédit de leur rédemption, Etiam peccata…. (encore de Saint Augustin !).  Ce n’est pas dans la possession, dans la jouissance, que ces âmes trouveront le salut, mais dans le renoncement, le sacrifice, le dénuement total. Cette issue, elles la refusent d’abord, longtemps, obstinément, mais ressentent au fond d’elles-mêmes un appel vers ce dont elles ne veulent pas.

Et c’est pourquoi, Prouhèse, allant, sans pouvoir s’en empêcher, vers l’amour interdit, dédie à la Vierge un de ses souliers pour être sure qu’avant d’arriver au Mal où elle tend, elle aura trébuché.

Et c’est pourquoi, Rodrigue, allant vers Prouhèze, qui lui est interdite, parce que mariée, de toutes ses forces, confie son sort à Saint Jacques, dont la Voie lactée relie les deux mondes où Rodrigue promène son ambition et sa puissance. Saint Jacques l’amène au point crucial où, son corps usé, sa fortune, sa gloire abolies, l’errant sera placé devant la vraie possession, qui est le renoncement définitif à soi même.

La mort seule réunira les deux amants.

Vingt ans pour écrire le « Soulier de Satin »,  et une attente supplémentaire de quinze pour le conduire à la scène !

Inutile de revenir et sur le cadre extensif et sur la multiplicité de l’action et des personnages, sur les passages comiques alternant avec les tragiques, sur cette fantaisie débridée qui emporte tout le mouvement, sur le souffle qui balaye les lenteurs des événements.

Les deux héros, considérons-les dans leur partie de cache-cache. Claudel, on le sait, n’aimait pas Corneille, et pourtant c’est le Cid dont il reprend le nom, Rodrigue, noble espagnol du 16ème siècle, (l’auteur dit 17ème pour bien montrer qu’on est hors du temps !), qui remplit le monde de sa geste éclatante, gloire et échecs, à grands fracas. Ce tohu-bohu d’héroïsme et de misère se termine à la bataille de Lépante, en 1572 !

Du Rodrigue cornélien, Claudel reprend, outre le panache, la générosité de l’âme, (« Ta générosité doit répondre à la mienne ») mais acquise au prix d’une ardente lutte.

Quant à Prouhèze, qui aime Rodrigue comme Rodrigue l’aime, elle est mariée à Pélage qui l’enferme, parce qu’elle l’a prévenu qu’elle rejoindrait, quoiqu’il fasse, celui qui est pour elle l’unique. Rien ne l’arrêtera.

Dans la pièce qui dure de six à sept heures dans sa version la plus courte ils ne s’entretiendront ensemble qu’une seule fois (dans une scène capitale) et pour se séparer définitivement.

Son mari mort, Prouhèze serait libre, mais Rodrigue n’est plus joignable. Favori du Roi d’Espagne, il parfait la conquête de l’Amérique, creuse le canal de Panama (énorme anachronisme ! ). Disgracié un moment pour son orgueil, défait par les Japonais qui lui font perdre une jambe, il erre. La lettre envoyée par Prouhèze, dans laquelle elle lui annonce son veuvage, met dix ans à lui parvenir, (comme celle que Claudel a reçue à Rio de Rosalie Vetch !)

Prouhèze, désespérée, s’est liée par le sacrement à Camille, qu’elle déteste, mais qui ne peut pas plus se passer d’elle que Rodrigue.

Le Roi leur demande de tenir en son nom, en Afrique, le préside de Mogador contre l’assaut des Mores. Rodrigue, vice-Roi, doit aborder à Mogador ; Rodrigue et Prouhèze peuvent enfin se rencontrer et se parler de bouche à bouche. Ils pourraient être réunis, mais l’interdit du sacrement joue une seconde fois. Prouhèze, si Rodrigue le lui demande, restera avec lui. Il en brûle d’envie, mais ne formule pas sa demande. L’un et l’autre ont finalement compris que la réalisation de cet amour serait la perte de celui-ci.

Prouhèze laisse à Rodrigue sa fille en gage, devenue mystiquement celle de celui-ci. Elle retourne à Mogador où Camille et elle seront  écrasés sous les ruines de la forteresse qu’ils font sauter, afin qu’elle ne tombe pas aux mains des Mores.

Même fin que dans le « Partage de Midi » concernant Prouhèze.

Pour Rodrigue, dont la hauteur a offensé le Roi, celui-ci, non seulement le disgracie définitivement, mais l’humilie et le ridiculise. Le lendemain de la défaite de l’Invincible Armada qui devait envahir l’Angleterre, il lui propose devant toute la Cour, précisément la couronne d’Angleterre qui lui a échappé.

Le « Rassembleur de la Terre de Dieu » finira sa vie comme domestique dans un couvent de la Mère Thérèse d’Avila, pris pour rien, au rebut, avec les vieux rogatons, par une sœur chiffonnière.

A l’échec humain total répond une rédemption divine, la libération des âmes emprisonnées dans leur chair. On reconnaît en filigrane la conception platonicienne au travers du christianisme.  Les esprits prosaïques ne verront là qu’un horrible fatras d’événements et de sentiments si opposés au sens commun qu’on peut les traiter d’absurdes !

Ceux qui sont sensibles à la poésie, au balancement entre le tragique et le comique, à l’effet d’une transcendance qui appelle l’homme à se situer sur un autre plan que celui des choses et des relations sociales, alors ceux-là seront sensibles à un envol, à une aspiration vers le haut, au drame qui peut toucher toute destinée de femmes ou d’hommes.

Personnellement je suis convaincu qu’il s’agit de la plus grande œuvre dramatique française depuis le Cid et Phèdre, encore que dans un genre tout à fait différent, auquel nous sommes peu habitués, le genre baroque, celui qu’Hugo avait fait accepter. Mais que Claudel pût devoir à Hugo !...

Deux citations, hélas trop longues ! Me paraissent indispensables pour faire comprendre le double registre sur lequel Claudel situe son drame.

            1/ Mystique d’abord : tout ce qui devrait unir les deux amants concourt à les séparer. (unique entretien entre le vice-Roi, Rodrigue et Prouhèze.)

                2/ Familier, ensuite, dans cette mise à l’encan d’un Grand d’Espagne humilié, et qui trouve dans son anéantissement la liberté suprême de son âme.  (Scène finale du Soulier de Satin)

[1] Citation n° 1

 Le vice Roi- Mais alors où est il ce chemin entre nous deux ?

Doña Prouhèze- O Rodrigue, pourquoi le chercher quand c’est lui qui nous est venu rechercher ? Cette force qui nous appelle hors de nous-mêmes, pourquoi ne lui faire confiance et la suivre ? Pourquoi ne pas y croire et nous remettre à elle ? Pourquoi chercher à savoir, et faire tous ces mouvements qui la gênent et lui imposer aucune condition ?

Sois généreux à ton tour ! Ce que j’ai fait, ne peux tu le faire à ton tour ? Dépouille-toi, jette tout ! Donne tout afin de tout recevoir !

Si nous allons vers la joie qu’importe que cela soit ici-bas à l’envers de notre approximation corporelle ?

Si je m’en vais vers la joie, comment croire que cela soit pour ta douleur ? Est ce que tu crois vraiment que je suis venue en ce monde pour ta douleur ?

Le vice Roi- Non point pour ma douleur, Prouhèze, ma joie ! Non point pour ma douleur, Prouhèze, mon amour, Prouhèze, mes délices !

Doña Prouhèze-  Qu’ai-je voulu, que te donner la joie ! Ne rien garder ! Être entièrement cette suavité, cesser d’être moi-même pour que tu aies tout !

Là où il y a le plus de  joie, comment croire que je suis absente ?  là où il y a le plus de joie, c’est là qu’il y a le plus Prouhèze !

Je veux être avec toi dans le principe ! Je veux épouser ta cause ! Je veux apprendre avec Dieu à ne rien réserver à cette chose toute bonne et toute donnée qui ne réserve rien et à qui l’on prend tout !

Prends, Rodrigue, prends, mon cœur, prends, mon amour, prends ce Dieu qui me remplit !

La force par laquelle je t’aime n’est pas différente de celle par laquelle tu existes.

Je suis unie pour toujours à cette chose qui te donne la vie éternelle !

Un mot, et je reste avec toi. Un seul mot, est-il si difficile à dire ? Un seul mot et je reste avec toi.

                               Silence.  Le Vice Roi baisse la t^te et pleure. Doña Prouhèze s’est voilée de la tête aux pieds.

Citation n° 2  (la fin du Soulier de Satin)

La Religieuse- Bonjour, mon petit soldat ! il n’y a rien pour moi sur ton bateau ?

Premier Soldat- Si, il y a un tas de vieux bouts  débris de toutes sortes, vieilles armes, vieux chapeaux, vieux drapeaux, fers cassés, pots fendus, chaudrons fêlés qu’on m’a donné à vendre à Majorque.

La Religieuse- Montre voir, mon petit soldat

Premier Soldat- C’est trop sale et trop vilain pour vous.

La Religieuse- il n’y a rien de trop sale et de trop vilain pour la vieille soeur chiffonnière. Tout est bon pour elle. Les déchets, les rognures, les balayures, ce qu’on jette, ce que personne ne veut, c’est ça qu’elle passe son temps à chercher et à ramasser.

Premier Soldat- Et vous faites de l’argent avec ça ?

La Religieuse- Assez d’argent pour nourrir beaucoup de pauvres et de vieillards et pour bâtir les couvents de la Mère Thérèse.

Don Rodrigue- C’est la Mère Thérèse de Jésus qui vous envoie ainsi la mer glaner ?

La Religieuse- Oui, mon garçon, je glane pour elle et pour tous les couvents d’Espagne.

                               Le soldat est allé chercher une brassée de vieux vêtements et d’objets hétéroclites qu’il jette sur le pont. La Religieuse les examine et les remue du bout de sa canne à la lueur de la lanterne.

La Religieuse- Qu’est ce que tu veux de tout ça ?

Premier Soldat- Trois pièces d’or !

La Religieuse- Trois pièces d’or ! Je veux bien t’en donner deux.

Don Rodrigue- Mère glaneuse ! Mère glaneuse ! puisque vous êtes amateur, pourquoi est ce que vous ne prenez pas aussi les vieux drapeaux et les pots cassés ?

La Religieuse au soldat- qu’est ce que c’est que celui là ?

Premier Soldat- c’est un traître que le  Roi m’a donné à vendre au marché.

La Religieuse à Don Rodrigue- Eh bien, mon garçon, tu entends ? tu es un traître, que veux-tu que je fasse d’un traître ? si encore tu avais tes jambes au complet.

Ai-je trop insisté sur la richesse de l’œuvre dramatique de Paul Claudel ? Il ne faudrait pas que ce fût au détriment d’une œuvre poétique qui s’impose elle aussi par son originalité et des résonances profondes… L’essentiel mérite d’en être présenté, qui n’est pas à dominante religieuse. Enfin sa vie et son activité de diplomate a permis à Claudel d’entrer en relation avec de nombreux pays et d’en retirer des jugements et des vues tout à fait perspicaces. Il n’est pas question d’en faire une recension complète. Mais comment passer à côté de ce qu’il a écrit sur les Etats-Unis d’Amérique et le Japon ?

Suivons Claudel dans sa carrière de grand diplomate, parallèle à celle de l’écrivain. On le situera mieux aussi dans ses « exils ».

Nous l’avons laissé consul à Fou Tchéou, 1900-1905.

Après son mariage :

             Consul à Tien Tsin 1906-1909

1910-           Consul à Prague

1911-           Consul général à Francfort

1913-1914 Consul général à Hambourg. Retour difficile à cause de la guerre

Pendant la guerre : au ministère à Bordeaux, Paris (Service de la Propagande, du Chiffre, des prisonniers)

Don Rodrigue- Vous m’aurez pour pas cher !

La Religieuse au soldat- Est-ce qu’il est à vendre pour de bon ?

Premier Soldat- Il est à vendre, pourquoi pas ?

La Religieuse- Et qu’est ce que tu sais faire ?

Don Rodrigue- Je sais lire et écrire

La Religieuse- Est-ce que tu sais faire la cuisine ? ou coudre eet tailler les vêtements ?

Don Rodrigue- Je sais parfaitement bien.

La Religieuse- Ou raccommoder les souliers ?

Don Rodrigue- Je sais aussi.

Premier Soldat- Ne l’écoutez pas, il ment.

La Religieuse- Ce n’est pas beau de mentir, mon garçon.

Don Rodrigue- Du moins je peux relaver la vaisselle

Premier Soldat- Si vous la lui donnez, il cassera tout.

Don Rodrigue- Je veux vivre à l’ombre de la Mère Thérèse ! Dieu m’a fait pour être son pauvre domestique. Je veux écosser les fèves à la porte du couvent. Je veux essuyer ses sandales toutes couvertes de la poussière du Ciel.

Frère Léon- Prenez le, Mère glaneuse.

La Religieuse- C’est pour vous faire plaisir, mon Père. Je le prends, mais je ne veux rien payer pour lui.

Premier Soldat- Ce n’est pas que j’y tienne, mais il me faut me donner une petite douceur. Un petit sou d’argent, histoire de dire que j’en ai retiré quelque chose.

 La Religieuse- Alors tu peux le garder.

Frère Léon- Donne-le soldat. Il sera en sûreté. Personne ne sait ce qui peut encore sortir de ce vieux Rodrigue.

Premier Soldat- Alors vous pouvez le prendre.

La Religieuse- Et j’aurai en plus cette espèce de chaudron en fer que je vois là et dont vous ne faites rien ? Ou alors je ne le prends pas.

Premier Soldat- Prenez le ! Prenez tout ! Prenez ma chemise !

La Religieuse- Emballez tout cela, ma sœur. Et toi, viens avec moi, mon garçon. Fais attention à l’échelle avec ta pauvre jambe !

Don Rodrigue- Ecoutez !       

(Trompettes au loin sonnant triomphalement)

La Religieuse- Cela vient du bateau de Jean d’Autriche

                                                               Coups de canon dans le lointain

Frère Léon- Délivrance aux âmes captives !

                                                               Les instruments de l’orchestre se taisent un à un.

                                               Explicit opus mirandum !!

1915- Mission économique à Rome (s’intéresse aux machines agricoles)

1917- Ministre à Rio de Janeiro (Brésil) avec des attributions économiques et commerciales. Achète des denrées alimentaires, redresse un chemin de fer payé par un emprunt français.

1920-1921  Ministre à Copenhague, Commission du Slesvig Holstein.

1922-1927 Ambassadeur à Tokyo

                        Tremblement de terre de septembre 1923

                               Création de la Maison de France à Tokyo ;

1927-1933    Ambassadeur à Washington

La crise d’octobre 1929

Le règlement de la dette de la France, amitié avec Edouard d’Herriot

1933-1935    Ambassadeur à Bruxelles (semi disgrâce, après la chute d’Herriot, c’est son dernier poste))

Académie Française  Echec en 1935, Claude Farrère élu contre lui. Dépit.

Elu tardivement en 1946 (Mauriac et de Gaulle le soutiennent)

1933-1936   Non élu à l’Académie de Bruxelles. Regret.  Colette à sa place ; beau joueur

                        Retraite à Brangues, (château acheté en 1927) y séjournera pendant 20 ans                       Pas de Prix Nobel

                        Se consacre à l’exégèse de la Bible.

                        Moments pénibles durant l’occupation allemande.

1943                     Mort de Camille, dans l’oubli le plus total. N’explique pas l’interruption de ses visites  (pourtant notées à chacun de ses séjours en France entre 1937 ( ?) et 1943) Il se le reproche. « Amer, Amer regret  de l’avoir si longtemps abandonnée » (journal) 

Allons à la découverte du poète.

A dix-sept ans et peut-être avant, il s’adonne au vers régulier, avec rimes, sous l’influence de Baudelaire et de Mallarmé. Il se met dans la mouvance symboliste, trop indépendant pour se rallier vraiment à l’école.

Les poèmes en prose de Baudelaire, qu’il admire, lui ouvrent une voie dans laquelle il ne tardera pas à s’engager. Et surtout, Rimbaud l’ « Illuminateur » et les « secrets cachés dans le profond trésor de son cœur ». Ceux qu’il rejette, les poètes romantiques dans leur ensemble, et particulièrement Hugo, auxquels il reproche une utilisation abusive de la rhétorique.

Lui-même ayant abandonné le vers régulier, ne sera pas à l’abri, dans le déroulement de ses versets, d’une certaine forme d’éloquence, entraîné par son lyrisme débordant : une contradiction supplémentaire.

Sa véritable entrée en poésie nous vaut un chef d’œuvre : « la Connaissance de l’Est ». Deux séries de poèmes en prose, réunis sous un seul titre, justifié par ses séjours en Extrême Orient. La composition s’étale sur environ cinq ans. Les villes chinoises, les quartiers où dans un dédale de ruelles, s’ouvre une intimité ; les jardins clos, la campagne parcourue dans ses replis et ses édifices; tout ce qui tombe sous ses regards est animé d’une vie mystérieuse que le poète saisit avec délicatesse. Devant ces petits spectacles, le temps est suspendu, la présence des choses se fait vivante. 

On est très loin d’un exotisme de pacotille ; c’est tout un monde qui s’anime, qui vit, qui palpite. L’inanimé accueille le regard dans une sorte de complicité. Pas de pittoresque pour le pittoresque, mais des choses qui, à la faveur de la méditation, de la nuit, de la solitude, d’un coucher de soleil se dévoilent dans une sorte de communication entre l’âme du poète et la leur, qu’il aspire, on dirait même qu’il respire. Aucune violence dans ce contact délicat, une espèce d’osmose.

Description certes, mais description, si j’ose dire de l’intérieur. Qu’est ce que cette chose veut dire ? Le poète est le seul à pouvoir l’exprimer. Au-delà des apparences, toute chose a valeur de symbole et d’éternité. Ce qui suppose que le poète, par une longue contemplation,    s’est imprégné de l’esprit des choses et l’a distillé en lui.

De cette sympathie paisible envers les choses dans un monde immobilisé, en voici un témoignage :

                                                       HEURES DANS LE JARDIN

 

« On a fermé par mon ordre la porte avec la barre et le verrou. Le portier dort dans sa niche la tête avalée sur la poitrine ; tous les serviteurs dorment. Une vitre seule me sépare du jardin, et le silence est si fin que tout jusqu’aux parois de l’enceinte, les souris entre deux planchers, les poux sous le ventre des pigeons, la bulle de pissenlit dans ses racines fragiles, doit ressentir le bruit central de la porte que j’ouvre. La sphère céleste m’apparaît avec le soleil à la place que j’imaginais, dans la splendeur de l’après midi. Un milan très haut plane en larges cercles dans l’azur ; du sommet du pin choit une fiente. Je suis bien où je suis. Mes démarches dans ce  lieu clos sont empreintes de précautions et d’une vigilance taciturne et coite, tel que le pêcheur qui craint d’effaroucher l’eau et le poisson, s’il pense. Rien ici d’une campagne ouverte et libre qui distrait l’esprit en emmenant le corps ailleurs. Les arbres et les fleurs conspirent à ma captivité, et le repli cochléaire de l’allée toujours me ramène vers je ne sais quel point focal qu’indique, tel qu’au jeu de Oie, retiré au plus secret, le Puits ; ménagé à travers toute l’épaisseur de la colline, par le moyen de la corde qui fait l’axe du long goulot, j’agite le seau invisible. Tel qu’un fruit comme un poëte en train de composer son sucre, je contouche dans l’immobilité cela au-dedans de quoi la vie nous est mesurée par la circulation du soleil, par le pouls de nos quatre membres, et par la croissance de nos cheveux. En vain la tourterelle au loin fait elle entendre son appel pur et triste. Je ne bougerai point pour ce jour. En vain du fleuve grossi m’arrive la rumeur grave. »

L’inspiration claudienne s’accumule en lui comme une eau tombée du ciel dans les cavités de la terre.

Elle ressort et jaillit en sources, non pas épanchée en goutte à goutte, mais en fontaine et rivière et fleuve, qui coulent à pleins bords et se déversent parfois torrentiellement.

Romain Rolland avait noté chez son camarade ce débit, cette élocution précipitée qui, lorsque la bouche du silencieux s’est déliée, se donnent libre cours en flots épanchés, coupés seulement par la nécessité de la respiration et la limite  de la capacité pulmonaire. Ces « groupes de souffle », bien connus des orateurs sous le nom de périodes, seront la chair du poème de Claudel, avec les images qu’ils véhiculent.

La Bible s’exprime en versets. Lui n’aime pas le mot mais l’utilise, faute de mieux, pour signifier la soumission vocale à la fois à l’inspiration et à la respiration.

Cette façon, j’allais dire de dégorger sa parole, mais c’est le mot, il l’utilise aussi bien dans sa poésie que dans ses drames. 

Pour aborder Claudel, la lecture à haute voix convient mieux que la lecture silencieuse. Le lecteur, en organisant son souffle, a des chances de retrouver celui du poète.

Allons plus loin. Ne restons point en lisant son poème sur l’apparence des choses. Derrière celle-ci, c’est la vie même des éléments, (air, terre, feu), que recherche le poète, non pas en tant que panthéiste, mais comme oeuvre du Créateur, qui leur a donné un sens. Au poète de le dévoiler : l’Apocalypse.

C’est la grande symbolique du Moyen Âge qu’il fait renaître. Le temps n’est plus mesuré en heures, minutes et secondes, mais en pulsations de vie, qui permettent parfois d’accéder à une fragile éternité.

       « Je ne peux rien nommer que d’éternel

            La feuille jaunit et le fruit tombe

            Mais la feuille dans mes vers ne périt pas

            Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses

            Elle périt, mais son NOM dans l’esprit

            Qui est mon esprit

            Ne périt plus

            La voici qui échappe au temps. »

Dès les poèmes de la « Connaissance de l’Est » cette faculté d’échapper au temps et donnée au poète, comme celle de saisir l’instant.

Parallèlement à la découverte poétique de la Chine, naissent des séries de poèmes religieux.

Corona benignatis anni dei, tout le cycle des fêtes liturgiques chanté avec une profusion d’images simples, parfois simplement pieuses.

            La Messe là bas

            La chemin de Croix

            Les douze apôtres

Et des « Feuilles de Saints » toute une « Légende dorée » que Claudel reprend à son compte avec une vision tantôt émue, tantôt émerveillée, tantôt humoristique, pour faire revivre, au hasard de ses rencontres, ces personnages à la geste familière ou héroïque.

Les plus belles « Feuilles de Saints » sont celles où le poète, échappant au piège de l’hagiographie, incarne la sainteté dans le monde où il vit, avec sa propre personne, les circonstances présentes qui appellent le Saint ou la Sainte, l’image naïve qui manifeste son action, le passé venant au secours du présent. Une sainteté enracinée…

en 1917, au pire moment de la guerre, qui écrase son Tardenoy natal, il évoque Sainte Geneviève.

« Andromaque, je pense à vous… » Le mouvement initial de Claudel est le même que celui de Beaudelaire.

« Pourquoi est ce que je pense à vous, Geneviève, en ce mois de décembre sombre et jaune ?

Entre l’Italie et le Brésil, je suis à Lyon pour deux jours et sur ce quai sévère le long de la Saône,

Je me dirige dans le sentiment du bien que je n’ai pas fait et du mal en moi que je n’ai pas pu empêcher,

Vers la cathédrale, là bas comme une vieille mère, pour y dire mes fautes d’un seul trait et m’y cacher.

C’est bien moi, toujours le même, tristement et sans grand espoir d’être meilleur, et exclu d’un monde comme de l’autre.

… Au dehors la brume et le soir obscurcissent et diminuent

Ce qui jadis était mon pays et la figure de tout ce que j’aime et qui demain ne sera plus…

Je sens que je ne fais qu’un, ce soir, avec toutes les veuves de France, et toutes les mères, et toutes les fiancées…

Tout ce qui est arrivé, il n’y avait qu’à ouvrir les yeux pour le savoir d’avance.

Il n’y avait qu’à écouter ce que disent les corbeaux quand ils arrivent du Nord, par grandes bandes à l’automne…

Et toi, écoute, gardeuse de vaches, la cloche et regarde ce saule qui frémit soyeusement dans le ciel livide !

Vois cette ligne, Geneviève, entre les deux forêts, là bas, par où les Barbares vont venir. Ecoute vivre ce peuple qui est né pour se mettre contre toi…

Jusqu’à ce que Saint Germain d’Auxerre, forçant la haie tout à coup et le pré automnal plein de colchiques,

Montre à la pastoure cette médaille et le signe qu’elle reconnaît

…Geneviève comprend que sa main aujourd’hui est faite pour saisir une autre main, non celle d’un époux, mais celle de la France, sa mère… et du torrent silencieux des réchappés de Noyon et de Ham, et de Fère et de Cramaille et de Crapeaumesnil… souvenez vous, c’était la même chose, jadis, quand entre l’Aisne et la Meuse, Reims et Laon virent sur l’Orient paraître le cheval noir d’Attila !...

Regarde ce peuple, à pleines routes débordantes, Geneviève, qui s’en vient se jeter entre tes bras ! »

 

Ainsi Rodrigue fait dessiner et peindre par un Japonais des images hautes en couleur qui racontent autant d’aventures spirituelles et de dits de la vie quotidienne en des temps de légende.

A Prague, Saint Wenceslas et Saint Jean  Népomucène, Sainte Odile en Alsace, Sainte Geneviève à Paris, Saint Martin à Tours, Saint Benoît et Sainte Scolastique à Saint Benoît-sur-Loire ou Ligugé…

La veine de Claudel, on la dirait intarissable : certains poèmes d’une piété facile, d’autres avec une résonance spirituelle admirable et une beauté d’images qui touche…

La Vierge revient à de nombreuses reprises dans son inspiration. Pour cet homme hanté par la femme, la Vierge Marie représente la parfaite sublimation de celle-ci.  Comme il y a « le Partage de Midi », il y a « la Vierge à midi » », et la Vierge qui écoute, la Vierge de Moissac, le Stabat Mater  et le Magnificat… Et d’autres !

Il y en a une qui nous étonne, c’est la Vierge de Brangues, sa voisine, devant laquelle on le voit en prières, et qui, dit-il, « fonctionne ». On n’a pas fini d’épiloguer sur le sens du mot.

           

                       Allons à l’essentiel.

Les cinq Grandes Odes et la Cantate à trois voix, à mon sens, ses deux chefs d’œuvre.

Les cinq Grandes Odes datent de la période de Fou Tchéou (1899 – 1907), avant, pendant et après son drame passionnel. C’est la relation poétique d’une âme en détresse qui, douloureusement, revient peu à peu à la sérénité, par la grâce des Muses, puis par la Muse qui est la Grâce.

L’Ode est la forme la plus haute de la poésie lyrique, chantée à l’époque grecque. Pindare (dont Claudel a lu l’œuvre) en est le plus éminent représentant, parfois obscur.

Les chœurs, pendant les jeux, s’y répondent, en strophes, antistrophes et épodes. Des poèmes sacrés !

« Sacrés, ils sont, car personne n’y touche », raillait Voiture, un poète humoristique du XVIIème siècle. Claudel a osé s’y affronter avec ses réserves de souffle poétique, dans l’enthousiasme qui le transportait.

 

            « O la grande joie des Jeux !

            L’Ode pure comme un beau corps nu tout brillant de soleil, et d’huile,

            Va chercher tous les Dieux par la main pour les mêler à son chœur. »

Les neuf Muses qu’il a vues sculptées sur un sarcophage antique seront appelées en tant qu’inspiratrices d’une poésie qui déborde de lui, ivre de la beauté antique du monde méditerranéen, des corps nus prêts pour la lutte.

Une poésie qu’il ressent multiple, lyrique, théâtrale, musicale, historienne. Ulysse, Virgile sous la vigne, le  « rimeur florentin »,  Dante, sont pris à témoins !

            « O mon âme sauvage, dit cet homme sûr de lui, il faut nous tenir libres et prêts ! »

            « O mon âme impatiente, pareille à l’aigle sans art,

            …qui ne sait pas faire son nid même !

            « Que mon vers ne soit rien d’esclave ! mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson… !

            O Muses, présence créatrice sans qui rien ne naîtrait si vous  n’étiez neuf

            Voici, soudain, quand le poète nouveau est comblé de l’explosion intelligible

            Sa clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base !

            Qui s’ouvre l’accès, faisant sauter la clôture qui libère le souffle de lui-même

            Et l’interrogation sortie de lui-même, il ne peut plus se taire ! »

 

Et c’est l’incendie de la passion qui s’allume

Et les amies sur le marbre, à la fin du poème, font place à « l’amie sur le navire ». 

       « Ne sens tu point ma main sur ta main ?

(Et en effet, je sentis, je sentis sa main sur main !)

O mon amie, car le monde n’était plus là

Pour nous assigner notre place dans la combinaison de son mouvement multiplié,

Mais, décollé de la terre, nous étions seuls l’un avec l’autre

Habitants de cette noire miette mouvante, noyés

Perdus dans le pur Espace, là où le sol même est lumière

Et chaque soir, à l’arrière, à la place où nous avions laissé le rivage, vers l’Ouest

Nous allions retrouver la même conflagration

      Nourrie de tout le présent bondé, la Troie du monde réel en flammes »

     

Passion fulgurante, verbe éclatant, une irradiation poétique de la joie et de la douleur.

Sur l’amie devenue inspiratrice, qui l’a déçu

            « J’ai connu cette femme, j’ai connu l’amour de la femme

            J’ai possédé l’interdiction. J’ai connu cette source de soif.

            J’ai voulu l’âme,  la savoir, cette eau qui ne connaît point la mort ;

            J’ai tenu entre mes bras l’astre humain !

            Ô mon amie, je ne suis pas un Dieu,

            Et mon âme je ne puis te la partager, et tu ne peux

            Me prendre et me contenir et me posséder.

            Et voici que, comme quelqu’un qui se détourne, tu m’as trahi !

            Tu n’es plus nulle part, ô Rose !

            Rose, je ne verrai plus votre visage en cette vie !

            Mon Dieu, je me vois et je me juge, et je n’ai plus aucun prix pour moi-même.

            Maintenant, jaillissent les sources profondes, jaillit mon âme salée. Et je me suis parfaitement clair, amèrement clair !

            Et il n’y a rien en moi qu’une parfaite privation de Vous ».

 

Ces Muses tout humaines, après l’exaltation l’ont conduit à une amère lucidité.

La 3ème Ode s’ouvre par un Magnificat. Le poète réconcilié, malgré sa lassitude des choses, n’aspire qu’à trouver une place parmi les serviteurs de Dieu. Aucune allusion à son épouse, qui l’a accompagné à Tien Tsin. L’Ode est de 1907.

Dans la 4ème Ode, l’inspiration vient le rechercher.

            « Encore le départ, encore la communication établie,

            Encore la porte qui s’ouvre… ah !  Cette grande nuit est à moi !

            Ah !  Je suis ivre ! Je suis livré au dieu !

            J’entends une voix en moi et la mesure qui s’accélère, le mouvement de la joie, le transport de cette mesure sacrée !

            Voici le dépliement de la grande Aile poétique ! »

Après le repliement, l’envol à l’appel d’en haut et cette parole qui le presse

 

            « Seigneur vous avez mis en moi un germe non point de mort, mais de lumière.

            Ayez patience avec moi, parce que je ne suis pas un de vos saints,

            Qui brûlent par la pénitence, l’écorce amère et dure,

            Mangés d’œuvres de toutes part comme un oignon par ses racines…

            Car ce n’est pas de ce corps seul qu’il me faut venir à bout, mais de ce monde brut tout entier, fournir

            De quoi comprendre et le dissoudre et l’assimiler

            En vous et ne plus rien voir

            Réfractaire à votre lumière en moi. »

 

Cette humble résipiscence qui l’amène à faire réflexion modestement sur lui-même est l’occasion , pour celui à qui l’on reproche déjà sa faconde, de justifier sa langue et son abandon du vers classique. « Les mots que j’emploie

            Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes !

            Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers, ni aucun

            Sortilège. Ce sont vos phrases mêmes. Pas aucune de vos phrases que je ne sache reprendre !

            Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas.

            Et ces pieds sont vos pieds, mais voici que je marche sur la mer et que je foule les eaux de la mer en triomphe ! »

           

 

Cette Muse, que le poète essaie vainement de repousser parce que trop humaine, revient à la charge, sous un autre visage,  se déclarant comme étant la GRÂCE. Elle lui rappelle la joie divine et son devoir de sanctification personnelle.

Mais cette invitation, au lieu de le stimuler, rebute cet esprit malade et rebelle. Le passé pèse trop lourd.

Non ! Il s’écarte de la Grâce de Dieu ! Et le poète se bouche les oreilles et se retourne vers la terre, évoquant désespérément l’amour charnel et humain.

            « Va-t-en ! J’entends mon antique cœur des ténèbres qui remonte une autre fois vers moi. L’épouse nocturne qui revient une autre fois vers moi, son cœur comme un pain de douleurs et comme un vase plein de larmes, une autre fois du Ténare. (l’Enfer) »

Il s’agit d’Ysé, évidemment, dont il n’arrive pas, marié, à se défaire.

C’est dans ce combat voilé la défaite d’Anima.

 

Enfin, le couronnement de l’œuvre, la cinquième Ode (1908)

            Les Muses reprochent au poète sa trahison.

Le poète a-t-il renié la poésie ?  

            « On nous dit que tu es devenu gros et marié, et qu’éloigné de ton peuple autant que la terre le permet, sans aucun souci, tu vis seul dans ta grande maison carrée aux murs épais. Nous ne reconnaissons plus avec toi ces choses que nous t’avons apportées »

 

L’Ode, alors, se transforme en dialogue. Ce n’est pas le poète qui répond mais la « gardienne du poète » son épouse.

                                                      

                                                                      « La maison fermée

            Et la gardienne du poète répond :

Dieu m’a posée sa gardienne,

Afin qu’il rende à chacun ce qui lui est dû,

L’homme à l’homme, à la femme ce qu’il tient de la femme,

Et à Dieu seul ce qu’il a reçu de Dieu seul, qui est un esprit de prière et de parole.

Ce qu’est la clôture pour un moine, est le sacrement pour lui qui fait une seule chair de nous deux.

La poutre de notre maison n’est pas de cèdre, les boiseries de notre chambre ne sont pas de cyprès,

Mais goûte l’ombre, mon mari, de la demeure bénite entre ces murs épais qui nous protègent de l’air extérieur et du froid.

Ton intérêt n’est plus au dehors, mais en toi-même là où n’était aucun objet,

Entends, comme une vie qui souffre division, le battement de notre triple cœur.

Voici que tu n’es plus libre et que tu as fait part à d’autres de ta vie,

Et que tu es soumis à la nécessité comme un dieu

Inséparable sans qui l’on ne peut pas vivre.

Dis s’il y a dans mon cœur une autre pensée que de toi seul.

Voici que tu n’es plus abandonné au hasard et que tu es constitué entre les hommes et que tu ne dépends plus des autres,

Et que tu n’as plus à chercher ton devoir au dehors, mais que tu portes avec toi ta nécessité »

 

Le poète, à son tour, converti une seconde fois, heureux dans la « maison fermée », d’avoir retrouvé « cette énergie divine de l’esprit qui ouvre les yeux, recommençant sa journée et qui trouve chaque chose à sa place dans l’immense atelier de la connaissance ».

Et il ajoute, fixant un but à sa nouvelle vie de découverte :

« Mon désir est d’être le rassembleur de la terre de Dieu, comme Christophe Colomb lorsqu’il mit à la voile, avec la passion de la limite, pour parfaire l’éternel horizon et entendre le Verbe de Dieu, celui en qui Dieu s’est fait à l’homme donnable ».

Au milieu de sa carrière poétique (1912-1913) Paul Claudel sent peut-être le besoin d’une halte.

Il a terminé « l’Otage », mis la dernière main, croit-il, à ce qui deviendra, après une réflexion et une rédaction supplémentaires  « l’Annonce faite à Marie ».

En 1911 il quitte Prague, où il a vécu dans des conditions matérielles  assez difficiles, pour la propriété de se belle famille à Hostel-en-Valromey, qu’il affectionne et où il vit, en compagnie des siens, dans une sérénité dont il jouit d’autant mieux qu’elle le fuit souvent.

« Ce pays est celui où se négocie  entre le Nord et le Midi une espèce d’arbitrage. C’est ici le lieu de rencontre où s’interrogent, s’imprègnent, se contrefont et s’éludent deux natures et deux climats. Le Rhône coule, l’ombre s’allonge, les montagnes descendent intarissablement la gamme. Nous ne sommes pas établis ici dans le complet et le définitif, mais il y a d’un côté quelque chose qui commence et, de l’autre, à la fois, qui va finir ».

De ce sentiment de transition, de ce climat heureux, de la paix intérieure sans doute retrouvée, naît, quasi spontanément, un long poème que Claudel entreprend d’écrire comme sous une dictée, et dont il ne sait pas encore où il va le mener. C’est sa manière, à lui, on le sait. L’œuvre ne lui devient intelligible qu’au moment de l’achever, comme s’il la déchiffrait en la composant.

Il la porte en lui, sans bien la connaître, pendant le séjour à Francfort (1911-1912). Il la termine, revenu à Hostel, lieu de sa première inspiration, avant de gagner Hambourg.

Il l’appela « la Cantate à trois voix ». L’influence de la musique est déterminante sur lui. Claudel présenta lui-même son œuvre dans la préface de l’édition de 1913.

« Trois jeunes femmes, la nuit du solstice d’été, sur la terrasse d’un château dans les Alpes, parmi les forêts, les vignes et les moissons. Laeta, Fausta, Beata, l’une Latine, la seconde Polonaise, la troisième Egyptienne, l’une fiancée, l’autre éloignée de son époux, la troisième veuve, l’une, si l’on veut, qui est la grappe, la seconde, le froment, la troisième qui est l’ombre, rêvent, regardent, conversent et chantent. C’est la nuit où le soleil s’arrête, où la nature parvenue à son plein épanouissement demeure en un suspens solennel. Ah ! le bonheur éternel, dont cette heure nous fournit une image précaire et menacée, va-t-il se laisser circonvenir et captiver aux liens de cette triple viduité ?... Tout passe, mais en cette heure du moins de maturité suprême, ces trois choses sont à nous : l’ivresse de la grappe mystique, l’or qui couronne la longue patience de la terre, l’ombre enfin et la nuit qui, tandis qu’elles en couvrent l’occasion contingente, délivrent notre joie et notre possession de ce qu’elles ont de périssable ».

L’union du discours alterné qui ouvre les thèmes poétiques et du chant qui les exprime forme la trame de l’œuvre.

C’est toute la nature, dans le silence et le mystère de la nuit, qui dévoile ses symboles et qui naît pour les jeunes femmes, en même temps que celles-ci naissent à elles-mêmes. C’est ce que Claudel appelait la « Co-naissance ».

On y saisit le temps retrouvé qui, dans un moment unique, semble atteindre sa plénitude, le froment, la moisson, la grappe et la vigne, thèmes poétiques majeurs et les lumineuses certitudes d’un art de vivre au plus haut des Cieux. On y saisit le temps dépassé.

A ces trois femmes, non de perdition mais de salut, Claudel confie le soin de dire et de chanter le monde au-delà des apparences, dans son exubérance et sa splendeur. Telles les Sibylles et la Pythie elles sont chargées, en répliques amoebées  à l’antique, du contact entre l’homme et le spirituel.

Laeta, la Latine, Fausta, la Polonaise, Beata, l’Egyptienne, réunies sous l’ombre et les étoiles, toute la nuit éveillées chantent leur amour, l’une fiancée qui attend, l’autre séparée de son époux qui est en Pologne, la dernière, veuve, vivant dans la présence du disparu. Elles chantent l’amour qui va venir, qui reviendra, qui survit à la mort, l’amour qui comble la femme, cueillie comme la rose.

Ce n’est pas la rose de Ronsard : « Cueillez votre jeunesse ! Comme à cette fleur la vieillesse fera ternir votre beauté ». Rose d’épicurisme.

C’en est une autre qui est, par son parfum éphémère, symbole d’éternité. Consommée, cueillie elle vit dans la permanence par le parfum qu’elle a un instant dispensé.

Après trois répliques amoebées elles chantent le cantique de la Rose :

            « Laeta- La rose !

            Beata- Quelle rose ?

            Laeta- Du monde entier en cette fleur suprême éclose !

 

CANTIQUE DE LA ROSE

 

Beata -   Je dirai, puisque tu le veux

La Rose, Qu’est ce que la rose ? O rose !

Eh quoi ! Lorsque nous respirons cette odeur qui fait vivre les dieux,

N’arriverons nous qu’à ce petit cœur insubsistant

Qui, dès qu’on le saisit entre ses doigts, s’effeuille et fond,

Comme une chair sur elle-même toute en son propre baiser

Mille fois resserrée et repliée ?

Ah, je vous le dis, ce n’est point la rose ! C’est son odeur

Une seconde respirée qui est éternelle !

Non le parfum de la rose ! C’est celui de toute la chose que

Dieu a faite en son été !

Aucune rose ! Mais cette parole parfaite en une circonférence ineffable

En qui toute chose enfin pour un moment à cette heure suprême est née !

O paradis dans les ténèbres !

C’est la réalité un instant pour nous qui éclôt sous ces voiles fragiles et la profonde délice à notre âme de toute chose que Dieu a faite !

Quoi de plus mortel à exhaler pour un être périssable

Que l’éternelle essence et pour une seconde l’inépuisable odeur de la rose ?

Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout d’elle-même, plus elle expire de ce mot qu’elle ne peut dire et de ce secret qui la tire.

Ah, qu’au milieu de l’année cet instant de l’éternité est fragile, extrême et suspendu !

Et nous trois, Laeta, Fausta, Beata,

N’appartenons-nous pas à ce jardin aussi,

A ce moment qui est entre le printemps et l’été un peu de nuit,

(Comme d’yeux pour un moment qui se ferment dans la volupté)

Avec pour notre parfum la voix et ce cœur qui s’ouvre,

Pour entre les bras de celui qui nous aime être cette rose impuissante à mourir !

Ah, l’important n’est pas de vivre, mais de mourir et d’être consommé !

Et de savoir en un autre cœur ce lieu d’où le retour est perdu

Ah ! Un cœur

Aussi fragile à un touchement de la main que la rose qui s’évanouit entre les doigts !

Et la rose fleurit vaguement : un seul soir,

Et de chaque tige le complexe papillon à l’aile d’elle-même prisonnière a fui !

Mais toi, mon âme, dis : je ne suis pas née en vain et celui est appelé à me cueillir existe !

Ah, qu’il reste un peu à l’écart ! Je le veux, qu’il reste encore un peu de temps à l’écart !

Puisque où serait la foi, s’il était là ? Où serait le temps ? Où le risque ? Et comment devenir pleinement, s’il était là, une rose ?

C’est son absence seule qui nous fait naître

Et qui sous le mortel hiver et le printemps incertain compose

Entre les feuilles épineuses parfaite enfin la rouge fleur de désir en son ardente géométrie ! »

 

Dans cet élan, spirituel, ce sont tous les éléments du monde qui s’émeuvent à leurs voix et la terre des vivants et celle des morts. L’air et le ciel, domaines du soleil qui donnera un autre sens à la terre, la lune, les étoiles,  les nuages errants, appelés « chars », imprègnent tout de leur mystère.

Le feu qui purifie et consume, les âmes qui brûlent de désir, les sources, les fleurs, l’eau, symbole de vie, tout est chanté avec une ferveur qui vient du plus profond de ces âmes féminines. Et le Rhône qui coule en bas, symbole mâle, qui donne lieu à un nouveau cantique, et qui participe à l’éternité dans sa violence et sa durée, comme la rose dans sa délicatesse et sa fragilité.

Tout l’amour que Claudel porte à la nature, à la terre, aux éléments, éclate dans ces hymnes lyriques, hommages à un Créateur qui n’est ici, fait exceptionnel, jamais nommé.

Le cantique du Rhône, c’est celui du mâle qui donne un sens au bonheur féminin.

« Le bonheur est une forte prison. Mais à quoi serviraient les rets de cette nuit d’amour, s’il n’y avait le Rhône pour nous en faire sortir et les sonnantes eaux de ce fleuve armé qu’aucun rivage ne captive. Ce n’est point de la terre qu’il sort, c’est du ciel qu’il descend directement !  et voyez autour de nous, l’Europe, autour de nous de toutes parts pour le recueillir, l’Europe profondément exfoliée se lever et s’ouvrir comme une rose immense !

Et la terre se lever et s’ouvrir ! Il faut bien des montagnes pour un seul Rhône ! Il n’y a qu’un seul Rhône et cent vierges pour lui dans les altitudes. »

 

  Dans cette nuit solennelle où les voix s’inscrivent dans un silence palpitant, les cantiques se succèdent comme autant d’incantations qui font apparaître le surréel.

 

                            Cantique de la Rose           déjà signalé

Cantique du Rhône                     d°

Cantique de la Vigne

Cantique du Peuple divisé

Cantique de la Chambre intérieure

Cantique des chars errants  (les nuages)

Cantique de l’Or

Cantique du Cœur dur

Cantique des parfums

Cantique de l’Ombre.

Autant d’élévations lyriques, autant de sommets de l’inspiration claudélienne. Un « chant du monde » qui déploie la même ferveur que celui de Giono, la même richesse d’images. Et le plus étonnant, c’est que, dans, le mystère de l’éternel,  ce poème qui exalte le mystère de la création, le mystère de l’amour, où l’on baigne dans une atmosphère spirituelle, on ne trouve aucun référence religieuse précise, à plus forte raison catholique, alors que tout magnifie le lien qui unit la terre au ciel. Le panthéisme de Romain Rolland, n’a pu, ou n’aurait pu qu’admirer. Peut être Claudel a-t-il composé le plus beau poème œcuménique !

Ayant laissé derrière lui la « Cantate à trois voix », le poète y revient, peut être malgré lui, cette fois dans une œuvre en prose. Dans « les Conversations dans le Loir-et-Cher » écrites dans les années 1926-27, les interlocuteurs masculins se taisent, tandis que deux femmes, Palmyre et Florence, danseuse et musicienne, se prennent à célébrer l’heure crépusculaire en répliques amoebées d’où vont naître successivement deux cantiques. L’instant éternel sur lequel s’arrête « la Cantate » invite évidemment à se demander comment Claudel concevait cette éternité. L’homme d’action, qui n’a jamais satisfait sa soif de vivre l’imagine assez peu désincarnée et même de façon humoristique : « Ce n’est pas des cerfs et des esturgeons et des tartes comme des roues  de voiture et du vin à pleins jéroboams que l’on apportera sur la table de l’Infini, mais du mouvement. C’est par la danse que, pénétrés tout entiers jusqu’au centre le plus profond et le plus subtil et le plus agile de notre gravité, et jusqu’à la mœlle de nos os, que nous nous réaliserons dans une continuelle et géniale improvisation à l’égard de nos frères  et que nous nous emparerons d’eux comme ils s’empareront de nous, et que nous les possèderons, et que nous les vivrons victorieusement dans la prise de notre volonté flamboyante, comme le danseur fait de la danseuse ». 

Je me trompe, ou bien il me semble que la contemplation de Dieu est un peu oubliée dans cette divine sauterie !

Dans un autre texte, il se fait une idée très moderne de la vie éternelle.

    « On nous aura donné accès à une thésaurisation illimitée d’événements et de figures, de propositions et de conséquences, à une profusion de déchiffrements et d’archives, où il nous sera loisible de puiser à pleines mains ». 

En somme une éternité à base d’Internet ! Illimité, absolu, divin !

On ne s’attendait pas à celle-là !

Il transfère dans l’au-delà sa surabondance d’activité, qui n’est plus confrontée aux interdits de la loi divine et à ses injonctions frustrantes. Cette fois, le drame de la vie terrestre de Claudel est éliminé.

En attendant, il lui faut compter avec les servitudes et les tracas de la vie et surtout, professionnellement, se mettre en représentation, ce qui l’horripile ! Très affectueux  envers son épouse, je le suppose, avec ses enfants et petits enfants, (le Journal le montre ainsi), très accueillant aux amis, fidèle à eux, il est capable de les rebuter par son zèle convertisseur et parfois par ses colères.

Aux étrangers désireux de s’entretenir avec lui, il présente le plus souvent un visage fermé, et même hargneux.

Les journalistes et les professeurs, (les pions), provoquent de sa part des rebuffades, ceux qui ont réussi à obtenir des confidences  ont dû procéder avec de grandes précautions. Avant de faire ses visites protocolaires aux membres de l’Académie Française, il se répand en réflexions caustiques sur chacun des membres qui peuvent voter pour lui. Il le fait savoir ! D’où son échec. Mauriac devra le chapitrer pour qu’il évite une seconde fois de pareils impairs. Il attend qu’on vienne le chercher ! Peine perdue pour le prix Nobel, que Mauriac reçoit, pense-t-il, à sa place. Claudel est, non seulement un sauvage, mais les contacts qu’il refuse, on les lui refuse.

Romain Rolland avait remarqué la tendance de l’ami, dès sa jeunesse, à proférer des « énormités ».

Je ne reviens par sur « l’âne solennel » que serait Goethe, les « salauds » que sont pour lui Gide et Proust, les « pédérastes » qu’il envoie à la figure de tout les groupe surréaliste, ce qui lui vaut une réponse du même acabit.

Mais on a beau jeu de lui reprocher des contradictions criantes, selon qu’il se place d’un point de vue ou d’un autre, sans avertissement. Sur le plan humain il aime la vie sous toutes ses formes : l’exercice physique, le voyage, la découverte du monde, depuis la marche à pied jusqu’à l’usage de la motocyclette, de l’automobile, de l’avion, dont la vitesse l’enthousiasme, les lieux, les paysages, les femmes, on l’a vu.

Je n’en finirais pas de citer ses attachements !

En revanche, sur le plan mystique, opinion exactement inverse, prêtée à ses personnages, mais qu’il est incapable d’assumer pour lui-même. Il s’agit d’un écho de la parabole évangélique : « Si le grain tombé en terre ne meurt… »

Dans « l’Annonce faite à Marie » le père de Violaine et de Mara, Anne Vercors présente une figure de la vie mystique :

            « Ma petite Violaine a été plus sage.

Est-ce que le but de la vie est de vivre ? est ce que les pieds des enfants de Dieu sont attachés à cette terre misérable ?

Il n’est pas de vivre, mais de mourir, mais non point de charpenter la croix, mais d’y monter, et de donner ce que nous avons en riant !

Là est la joie, là est la liberté, là est la grâce, là jeunesse éternelle ! Et vive Dieu si le sang du vieillard sur la nappe du sacrifice, près de celui d’un jeune homme

 ne fait pas une tache aussi rouge, aussi fraîche que celui de l’agneau d’un seul an…

 

De quel prix est le monde auprès de la vie ? Et de quel prix est  la vie sinon pour la donner ?

Et pourquoi se tourmenter quand il est simple d’obéir ?

C’est ainsi que Violaine aussitôt toute prompte suit la main qui prend la sienne. »

 

Incapable de mettre son espoir dans un aménagement sage de la vie terrestre, (il ne manque jamais d’égratigner Montaigne au passage) il préfère l’écartèlement de ses sentiments, dont la croix lui offre la parfaite image. On dirait qu’il veut jouir du temps, à la fois dans ce qu’il apporte d’intensité dans la réalisation et comme avant goût d’une éternité à laquelle il aspire. Cette valorisation du « mourir et d’être consommé » ne serait que le préalable d’une autre vie parfaite illimitée, un appétit supplémentaire.

 Il semble bien qu’il y ait chez Claudel quelque chose d’inassouvissable, une manifestation chrétienne d’un désir qui, au fond, serait païen dans son intensité et sa persistance.

Ses pulsions quasiment irrépressibles, il les utilise d’abord dans l’exercice de sa profession, à laquelle il ne se donne pas à moitié (« Dans mon métier de diplomate, j’aurais eu le même sort que ma sœur »). Il les transpose aussi dans les personnages de ses drames, dans les thèmes de ses poèmes; et enfin, dans la pratique religieuse, qui, pour lui, n’est pas accessoire.

« Cette fidélité  (à la pratique) est une chose importante et inestimable. C’est elle qui m’a sauvé de beaucoup de dangers. Comme dit Saint Augustin : « Garde l’ordre pour que l’ordre te garde » (lettre à son fils Pierre).

En somme, et malgré toutes ses préventions envers le janséniste Pascal, le chrétien se serait rallié à la recommandation de celui-ci, destinée à provoquer la foi, au-delà de toute persuasion intellectuelle : « Mettez-vous à genoux, abêtissez-vous ! » Lui, l’orgueilleux, eût refusé » le terme, mais sans doute tacitement a accepté l’invite, afin d’assurer les assises et la permanence de cette foi sans laquelle il se sent disjoint. Le métier, la pratique, deux extrémités d’un balancier qui permettent au funambule de progresser sur la corde raide en quête d’un équilibre précaire.  Claudel mène sa vie sur une étroite ligne de crête entre Paradis et Enfer, redoutant de choir du mauvais côté.

L’interprétation désobligeante de Claude Roy correspond assez bien, en la caricaturant, à son attitude devant lui-même et devant la vie.

« La conversion  apporte à Claudel une double issue. La religion proprement dite sublimera cette force vague qui l’agitait. La bigoterie réduira le fauve menaçant. »

Une eau boueuse, c’est l’image que Claudel emploie pour caractériser sa vie, et sans doute celle de beaucoup. Ce qui se dépose au fond du vase au repos permet à l’eau pure de surnager. C’est le moment de la prière.

Il n’est pas trop de s’y adonner à plusieurs, pour se soutenir.

C’est pourquoi il fonde avec Jammes et Frizeau une « coopérative de prières », qui a duré de 1909 à 1928.

Logique avec lui-même, il prônait pour une Europe qu’il souhaitait unie, (belle prescience !) une industrie organisée en coopératives.

Le jeu politique, les mouvements de l’économie ( « J’aurais dû être épicier »), l’ouverture sur les civilisations et l’esprit qui les anime, la liturgie, qui est la marche quotidienne de l’Eglise autant que ses croyances, le fons culturel de la Bible, tout ce qui est fondement et organisation, tant dans le domaine matériel qu’intellectuel, tout cela passionne à la fois l’homme de réflexion et d’action et le poète, parce que tout cela le retient dans une norme que, spontanément, refuse son tempérament.

Mais lorsqu’il s’agit de cérémonies officielles, de mondanités, de ces conversations vides qui meublent la vie sociale, Claudel qui supporte difficilement les autres, réagit par la fuite, le désintérêt évident qui choque, ou même par l’impair plus ou moins volontaire. Lors d’un dîner avec des convives qui l’ennuient, muet, monsieur l’Ambassadeur présente un visage absent et fermé ! Sous la table il récite son chapelet…

Dans la même situation, oubliant où il est et chez qui il est reçu, il s’adresse à son épouse : « Madame, vous m’avez fait aujourd’hui une bien mauvaise cuisine ! »

Aux Etats-Unis, on célèbre le cent cinquantième anniversaire de la bataille de Yorktown où les troupes françaises ont apporté leur aide au peuple ami. Pierre Laval représente la France comme Président du Conseil. Discours de bienvenue de monsieur l’Ambassadeur ; éloge de Pierre Laval. Lorsque celui-ci prend la parole, Claudel n’écoute rien  et occupe son temps à parler avec sa voisine, la comtesse de Pange, d’André Chénier.

Le soir il note dans son journal : « Pierre Laval, un maquignon qui ne sait ni lire ni écrire. »

Aux Etats Unis encore : Pour la fête de l’Indépendance Day, il doit, en tant que doyen du corps diplomatique, prononcer devant le Président le discours d’usage. Claudel, harnaché de pied en cap, quitte en voiture l’ambassade. Chaleur torride. Dans un mouvement d’impatience, monsieur l’Ambassadeur quitte sa cape, défait son col de chemise, pose sa veste. Tel quel il descend de voiture devant les appariteurs ahuris. Lorsqu’il s’aperçoit de son oubli, il retourne à la voiture, qui est loin !

Et le Président des Etats-Unis se demande pourquoi on le fait attendre, pourquoi la cérémonie est en panne !

Les portables n’existaient pas alors pour récupérer les vêtements.

En Belgique, dîner à la Cour. Claudel ne s’intéresse qu’à la Reine Elisabeth, qu’il apprécie hautement, à sa droite. Son voisin de gauche est le Prince héritier qui s’entendra appeler « Mademoiselle » pendant tout le repas.  Tous ces faits véridiques proviennent de la biographie de Gérald Antoine. Il faut bien s’amuser même aux dépens des grands hommes !

Pour être plus sérieux, rappelons l’influence que certains pays ont eue sur son œuvre.

La Chine, le Brésil, le Danemark, même l’Allemagne… Des textes souvent sous forme de conférences, attestant la pertinence et la lucidité de ses jugements. Je ferai seulement référence aux Etats-Unis et au Japon. Claudel est à Washington lors de la grande crise du 24 octobre 1929. Je passe sur ses relations avec trois présidents : Coolidge, un puritain buté, Hoover, qui ne domine pas la situation, enfin Roosevelt, dont la personne et le New Deal qu’il met en œuvre suscitent son admiration. Dans la crise analogue dont souffre l’Europe, et qui lui vient des Etats-Unis, il est intéressant de se reporter à l’analyse que fait Claudel de ce qu’il appelle « l’élasticité américaine », dont on verra si elle persiste sous Barack Obama.

« Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là bas par le mot « resiliency », pour lequel je ne trouve pas d’équivalent exact, car il unit des idées d’élasticité, de ressort, de ressources et de bonne humeur.

Une jeune fille perd sa fortune : elle se mettra sans grogner à la vaisselle et à fabriquer des chapeaux. Un étudiant ne se croira pas déshonoré de travailler quelques heures par jour, dans un garage ou dans un café. J’ai vu l’Amérique à la fin de la présidence Hoover, à l’une des heures les plus tragiques de son histoire, quand toutes les banques avaient fermé et que la vie économique était suspendue. L’angoisse étreignait les cœurs, mais la gaîté et la confiance éclataient sur tous les visages. À entendre les propos échangés, on aurait dit qu’il s’agissait d’une énorme plaisanterie. Et si quelques financiers se jetaient par la fenêtre, je ne peux m’empêcher de croire que c’était dans l’espoir fallacieux de rebondir. La grande force d’un homme de là bas, c’est qu’il sent la terre solide sous ses pieds et qu’il a de l’espace à sa disposition. Il est le citoyen, j’allais dire l’actionnaire d’un grand pays, d’une immense entreprise dont la sécurité n’est menacée par personne, et dont les possibilités dépassent encore les immenses ressources et où les crises les plus graves ne sont considérées que comme des accidents pittoresques.

L’expérience n’est pas ici la même qu’en Europe. Il ne s’agit pas d’une sagesse procurée par le passé, mais d’une aventure avec l’avenir, d’un engagement tout neuf avec un partenaire dont les réalisations ont toujours surpassés les promesses »

Ce jugement favorable ne l’empêche pas de jauger le vide intellectuel et moral des Etats Unis : « On ne vit plus que pour la matière et pour une espèce d’hommage au signe monétaire qui n’apporte ni joie ni plaisir. Aucune préoccupation religieuse profonde. Ici rien : le sensible, l’immédiat, un désert d’hommes. »  qu’on se souvienne de l’Echange !

Entre les exils et les retours, les dépenses d’activité et les repos, les commandements de la raison et ceux de la foi, les surprises des sens et l’attention à se dominer, il est difficile à Paul Claude de se rassembler et de trouver son unité. C’est dans la retraite et dans l’étude assidue de la Bible qu’il a pu y accéder.

Il est un pays qui l’y a puissamment aidé, par la sympathie qu’il a témoignée envers sa civilisation et ses arts, pour l’intérêt qu’il a montré pour la langue japonaise en apprenant celle-ci.

Les années au Japon ont été d’autant plus fructueuses qu’il y a vécu le grand tremblement de terre de septembre 1923 qui détruisit et incendia Tokyo et Yokohama. Il faillit lui-même y laisser la vie. Madame Claudel et lui se dépensèrent de leurs personnes et de leurs biens pour secourir les sinistrés et aider ensuite à la reconstruction. Ils s’attirèrent la reconnaissance à la fois des autorités et du peuple.

Ce fut Claudel qui développa à grande échelle les relations économiques et culturelles franco-japonaises.

Il collabora pour son œuvre avec des calligraphes, des peintres, des musiciens japonais, attira dans le pays des artistes français, comme il l’avait déjà fait à Rio.

La reconstruction de l’ambassade lui est due, ainsi que la création de la « Maison de France »,  où des pensionnaires français, comme à Rome la Villa Médicis, peuvent encore s’initier à la culture japonaise.

Outre les poèmes japonais adaptés et traduits avec l’aide d’un autochtone et réunis sous le nom de Dodoitzu, il a laissé les « Cent phrases pour éventails », autant de mini chef d’œuvre poétiques de 3 à 4 vers inspirés par la poésie locale, un défi pour un poète dont on critiquait la trop grande abondance verbale.

Les calligraphies correspondantes sont peut-être de lui !

Il faut lire « le Regard sur l’âme japonaise » où il met toute sa sympathie et sa perspicacité. De fait je compte dans son œuvre une douzaine de titres sur des sujets japonais.

Oui, vraiment, le Japon en lui apprenant la « compression de la personnalité en présence de l’objet considéré » a beaucoup apporté à la maturité de Paul Claudel.

 

            « UN REGARD SUR L ÂME JAPONAISE

                

Il m’a semblé comprendre que le caractère traditionnel de l’âme japonaise  était le respect, la compression de la personnalité en présence de l’objet considéré, l’attention déférente aux êtres et aux choses qui vous entourent. Votre religion n’a pas été jusqu’ici le culte d’un Être transcendant, elle est étroitement associée au milieu naturel et social où elle s’exerce, et bien qu’elle ressemble aux religions de l’Inde et de la Chine en ce qu’elle se passe de l’idée d’une Révélation précise apportée de l’autre Monde, elle diffère cependant profondément de l’une et de l’autre. L’Indien est essentiellement un contemplateur, il regarde toujours la même chose, une verdure éternellement insubsistante, quelque chose d’éternellement cachant et d’éternellement caché. Le peuple chinois, répandu en nappe immense sur la plus grande alluvion qui existe au monde, a réservé le meilleur des ses préoccupations au règlement de ses relations avec ses semblables, à la codification des lois morales et pratiques qui permettent à des frères de se partager sans violence et sans procès l’héritage de la terre et de l’eau.

Le Japonais fait partie d’un ensemble séparé  et qui a montré pendant des siècles qu’il pouvait se passer de tout contact avec le reste de l’univers. Son pays est une espèce de sanctuaire tout édifié et paré sur lequel il voit d’un bout de l’année à l’autre, depuis les neiges de janvier jusqu’aux profondes poussées de la terre sous la pluie chaude de la Nyubai, depuis les roses exhalaisons d’avril jusqu’à l’embrasement automnal, se succéder et se développer dans un ordre rituel une cérémonie de couleur et de fécondité. Sa vie est de participer à cet auguste calendrier, comme un enfant de famille antique qui prend part aux fêtes traditionnelles de sa maison. Il s’ajoute à la nature plutôt qu’il ne la subjugue, il s’associe à ses célébrations, il la regarde et fait la même chose, il complète son langage et sa parure. Ils vivent en même temps. Il n’y a pas de pays où plus étroite intelligence  existe entre l’home et la nature et qui de l’autre à l’un porte plus visiblement la réciproque empreinte. Ils n’ont pas fait pendant deux siècles autre chose que de se regarder ! Laissez moi exprimer le vœu que cette communion continue et que la leçon qu’elle comporte pour le reste de l’humanité ne cesse pas, que des constructions étrangères et banales  sans rapport avec le pays qui les supporte ne viennent pas déranger comme un hurlement d’esclaves et de damnés la musique de ces îles enchaînées. »

 

 

Quant à la Chine, il y aurait trop à dire.

C’est le pays où il a séjourné le plus longtemps, celui qui lui a inspiré son premier chef d’œuvre, ce recueil de poèmes en prose « la Connaissance de l’Est » où éclatent déjà tous ses dons poétiques.

Plus tard suivent de  « Petits poèmes d’après le chinois » et une autre série au même titre, certains en anglais. Le nom du poète indigène étant toujours signalé. Quelle est la part du poète français dans cette adaptation ? Il est impossible de le savoir.

Retenons en un, sur un thème bien claudélien, celui de la lune.

 

                                                       A l’abri de la lune (chant alterné)

La lune sur les feuilles brillantes s’est condensée

Une larme là-haut sur mon front

Sur mon front tombe une larme de la rosée !

Quelqu’un dans l’ombre fait semblant

Semblant de jouer de la flûte.

A l’abri de sa manche levée, à l’abri de ses yeux fermés

Qui se protège contre la lune !

Semblant de jouer de la flûte…..Kio Tin

 

Claudel n’a jamais appris le chinois. On le voit recourir aux services d’un interprète, dont il doute parfois de la fidélité.

En revanche, il maîtrise parfaitement l’anglais et l’allemand, sans doute l’italien.

Il lit dans le texte les auteurs dans ces trois langues, poètes et prosateurs. C’est en anglais qu’il étudie la philosophie chinoise, taoïste en particulier. Ce qu’il écrit sur le destin de cette antique civilisation est à la fois pittoresque et d’un jugement profond. Les palais impériaux, les funérailles de l’avant-dernier empereur auxquelles il assiste, ses conversations avec Sun Yat Sen, fondateur de la République, avec Tchang Kai Shek l’amènent à des vues neuves sur ce vieux pays. Sans aucune hésitation, il prévoit le redressement, opéré contre les Européens colonisateurs. Par quels moyens ? Bien sûr il ne peut l’imaginer. Mais ce dont il est certain avant Peyrefitte, c’est que la « « Chine s’éveillera ».

Un bref retour sur la « Connaissance de l’Est » dont je ne peux que vous conseiller la lecture. Dans ces petits tableaux des villes, des campagnes, des jardins chinois, aujourd’hui presque tous disparus : il transfigure les choses les plus humbles, en découvre le sens profond, ce qu’elles veulent dire. Et aussi l’art de suspendre le temps, de l’affiner jusqu’à la limite de la perceptibilité.  Avec une liberté dans le fonctionnement de la langue !

Le végétal aussi répond à l’appel : le banyan bienfaiteur est animé d’une force autonome que le poète saisit et rend sur le vif.

                       Comme la Vierge « fonctionne », le banyan « tire ».

 

                                       Le Banyan

   « Le Banyan tire.

Ce géant ici, comme son frère de l’Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se dressant d’un tour d’épaule, il emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes. A peine le tronc s’est-il élevé de quelques pieds au dessus du sol qu’il écarte laborieusement ses membres, comme un bras qui tire avant le faisceau de cordes qu’il a empoigné. D’un lent allongement le monstre qui hâle se tend et travaille dans toutes les attitudes de l’effort, si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. Ce sont des poussées droites, des flexions et des arcboutements, des torsions de reins et d’épaules, des détentes de jarrets, des jeux de crics et de leviers, des bras qui, en se dressant et en s’abaissant, semblent enlever le corps de ses jointures élastiques. C’est un nœud de pythons, c’est une hydre qui de la terre tenace s’arrache avec acharnement. On dirait que le banyan lève un poids de la profondeur et le maintient de la machine de ses membres tendus.

Honoré de l’humble tribu, il est, à la porte des villages, le patriarche revêtu d’un feuillage ténébreux. On a, à son pied, installé un fourneau à offrandes, et dans son cœur même et l’écartement de ses branches, un autel, une poupée de pierre. Lui, témoin de tout le lieu, possesseur du sol qu’il enserre du peuple de ses racines, demeure, et, où que son ombre se tourne, soit qu’il reste seul avec les enfants, soit qu’à l’heure où tout le village se réunit sous l’avancement tortueux de ses bois les rayons roses de la lune passant au travers de sa voûte illuminent d’un dos d’or le conciliabule, le colosse, selon la seconde à ses siècles ajoutée, persévère dans l’effort imperceptible.

Quelque part la mythologie honora les héros qui ont distribué l’eau de la région, et, arrachant un grand roc, délivré la bouche de la fontaine. Je vois debout dans le banyan un hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté. Ne serait- ce pas lui, le monstre enchaîné, qui vainc l’avare résistance de la terre, par qui la source sourd et déborde, et l’herbe pousse au loin, et l’eau est maintenue à son niveau dans la rizière ? Il tire. »

 

Un mot sur les vingt ans de sa retraite passés au château de Brangues dans l’Isère, non loin d’Hostel, la maison de la famille de ses beaux-parents où il a coulé auparavant des jours très heureux.

Vingt ans d’une activité intellectuelle complètement renouvelée. Grand lecteur de la Bible depuis toujours, il en devient l’exégète, dans les moments où sa célébrité ne l’appelle pas au dehors.

Sa traduction des Psaumes vient de reparaître. Mais restent encore inédites, ou peu connues des pages de commentaires sur les Prophètes, le Cantique des Cantiques et le reste des Ecritures. Cette tâche l’occupe presque exclusivement et c’est un nouveau Claudel qui en ressort, dont je n’ai rien à vous dire, parce que je ne le connais, pour ainsi dire, pas. Des heures difficiles pendant la guerre de 1939-0945. Replié à Alger où il espère qu’une résistance va s’organiser. Il revient à Brangues où il est surveillé par la milice, malgré son engagement initial en faveur du Maréchal Pétain. Ayant reconnu, comme presque tous les Français, du reste, l’inutilité et la nocivité de son action, ou de son inaction, il se range résolument du côté de de Gaulle, avec qui il noue une vraie amitié, parfois orageuse, mais toujours noble, sans servilité.

 

 

                       Une évocation de Brangues par Claudel.

 

« Le fleuve, à quoi on a bien raison d’assimiler la vie humaine, j’ai maintenant pris position sur sa berge, et, si je suis trop loin pour qu’il m’entraîne de ce courant plein de tourbillons, au moins, tandis que j’arpente d’un pas méditatif cette terrasse ombragée de tilleuls vénérables, on m’a donné un autre Rhône dans le ciel pour que j’en accompagne, depuis l’entrée jusqu’à la sortie la mélodie intarissable. Je parle de cette exposition raisonnable, de cette puissante ondulation des collines prosodiques que ponctuent ici et là la tache blanche d’un mur de ferme, l’humble feu maintenu depuis des siècles d’un groupe de foyers…

Et, derrière moi, ce gros château plein d’enfants qui me dit : « C’est fini maintenant, voyageur ! ». Et la forte maison pour toujours, avec qui tu as choisi de te marier devant notaire ».

Claudel a voulu être inhumé dans son parc à Brangues, à côté de son petit-fils disparu enfant.

Son épitaphe, il l’avait choisie dès longtemps :

            « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel »

La parabole du grain de blé qui meurt pour produire une moisson, la croyance en la résurrection de la chair, sont en peu de mots affirmées et confirmées.

Tous ont compris, même ceux qui ne croient pas.

Mettons à part la réflexion imbécile d’un homme intelligent, Philippe Sollers : « Voilà donc un type, qui à force de prières, de concentration, de rumination, toujours sous forme rythmique et liturgique, a le culot d’avertir qu’il se faisant enterrer avec sa semence de son corps. C’est une lucidité sexuelle remarquable ! »

On ne demandait pas à ce libertin de partager cette foi, mais seulement de la respecter, ne serait-ce que par le silence ! Mais il y en a qui se feraient damner pour un bon mot !

A l’opposé, ces deux vers de son ami Alexis Léger (Saint John Perse)

            « Il fut grand dans son œuvre, au-delà de la mort.

            Il étendit à des plus larges bords la mesure française ».

L’ambassade du Japon, m’a-t-on dit, a fait récemment disposer sur la tombe de Brangues, ou auprès de celle-ci, un jardin japonais. Piété du souvenir après tant d’années !

Il est un nom que j’ai cherché en vain dans le Journal de Paul Claudel, c’est celui d’Agrippa d’Aubigné. Et pourtant, lorsque je suis en quête d’une parenté à notre poète dans la littérature française, c’est vers lui que je me tourne invinciblement.

Même référence permanente à l’Ecriture Sainte, même foi religieuse, dévorante, intransigeante, chez l’un et chez l’autre, même inspiration fougueuse qui entraîne la parole dans un flux irrépressible, même présence du surnaturel, même délectation dans l’attaque de l’ennemi, même vision, qu’il faut bien dire épique, d’un monde rassemblé sous la garde ou la vengeance du Pantocrator, même espérance dans une vie éternelle où tout mal sera transmué en bien, et où les sacrifices seront justifiés et exaltés devant Dieu et devant les hommes. J’imagine que Claudel n’eût jamais accepté la comparaison : d’Aubigné était protestant !

Et pourtant, quelle parenté dans les tempéraments, et dans l’esprit qui anime les deux œuvres !

Deux très grands écrivains.    

 

 

Claudel aurait souhaité qu’on lût sur sa tombe à ses obsèques le poème d’Octobre, tiré de la « Connaissance de l’Est » et qui est celui de l’achèvement. Il semble que son vœu n’ait pas été exaucé. Son biographe, Gérald Antoine, à qui je dois l’essentiel de ce travail, le regrette.

Octobre est sans doute le plus beau texte sur lequel on puisse quitter le poète, pour y revenir, je l’espère, par la lecture individuelle :

                                              

                                                              OCTOBRE

« C’est en vain que je vois les arbres toujours verts.

Qu’une funèbre brume l’ensevelisse, ou que la longue sérénité du ciel l’efface, l’an n’est pas d’un jour moins près du fatal solstice. Ni ce soleil ne me déçoit, ni l’opulence au loin de la contrée ; voici je ne sais quoi de trop calme, un repos tel que le réveil est exclu. Le grillon à peine a commencé son cri qu’il s’arrête ; de peur d’excéder parmi la plénitude qui est seul manque de droit de parler, et l’on dirait que seulement dans la solennelle sécurité de ces campagnes d’or il soit licite de pénétrer d’un pied nu. Non, ceci qui est derrière moi sur l’immense moisson ne jette plus la même lumière, et selon que le chemin m’emmène par la paille, soit qu’ici je tourne le coin d’une mare, soit que je découvre un village, m’éloignant du soleil, je tourne mon visage vers cette lune large et pâle qu’on voit pendant le jour.

Ce fut au moment de sortir des graves oliviers, où je vis s’ouvrir devant moi la plaine radieuse jusqu’aux  barrières de la montagne, que le mot d’introduction me fut communiqué. O derniers fruits d’une saison condamnée ! Dans cet achèvement du jour, maturité suprême de l’année irrévocable. C’en est fait.

Les mains impatientes de l’hiver ne viendront point dépouiller  la terre avec barbarie. Point de vents qui arrachent, point de coupantes gelées, point d’eaux qui noient. Mais plus tendrement qu’en mai, ou lorsque l’insatiable juin adhère  à la source de la vie dans la possession de la douzième heure, le ciel sourit à la terre avec un ineffable amour. Voici, comme un cœur qui cède à un conseil continuel, le consentement ; le grain se sépare de l’épi, le fruit quitte l’arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l’invincible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! Cette parole qu’elle entend maintenant est plus sainte que celle du jour de ses noces, plus profonde, plus tendre, plus riche : c’en est fait ! L’oiseau dort, l’arbre s’endort dans l’ombre qui l’atteint, le soleil au niveau du sol le recouvre d’un rayon égal, le jour est fini, l’année est consommée. A la céleste interrogation cette réponse amoureusement, c’en est fait, est répondue.

 

 Et pourtant il me faut ajouter à ces informations souvent décousues, un élément imprévu.

Ma messagerie fut, ces jours derniers, porteuse d’un mail surprenant ; un mail fleuve en versets, ce qui n’est pas courant.

L’adresse : paulclaudel.purgatoire@com.

J’ai appris qu’un pion (encore !) va parler de moi, Hélas !

Suit un long développement, à flots, comme à l’accoutumée, que je me vois dans l’obligation de résumer.

A son arrivée dans l’au-delà, Claudel se vit interdire l’accès du Paradis par Dieu courroucé. 

« En Enfer ! Coléreux, vaniteux, sensuel, injuste, hargneux. Tu t’es aimé toi-même plus que ton prochain ! Tu m’as toujours tout demandé dans ton discours impétueux. Tais toi pour une fois !

Saint Pierre était désolé. Il s’empresse de faire venir Saint Benoît, Saint Martin et les autres louangés par Claudel.

Il y en avait bien cinquante, y compris le brave saint Adlibitum, tous appelés en renfort. Tout le groupe supplia «  Et l’amour de vous. Et la foi, Seigneur ! ».

 Le Bon Dieu se reprit à penser qu’il était bon :

« Allons ce sera le Purgatoire ! J’aurais pourtant bien voulu qu’il fît un stage en Enfer, pour une certaine parole qu’il a dite et que je n’ai pas oubliée. Mais de là je ne peux pas l’en tirer ! C’est bon ! Pour ton fichu caractère, tu expieras en Purgatoire ! Et c’est une grâce que je te fais, Paul !

« Pour combien de temps, mon Dieu ? » balbutia Paul, qui avait bien perdu de sa superbe. Je pourrais dire des chapelets ? Non ! tu en as dit quand il ne fallait pas ! Ta punition, la voici : tu vas relire tout ce que tu as écrit, de la première à la dernière lettre, lentement ! Tu prendras le temps qu’il faut ! Après quoi Saint Pierre t’ouvrira la porte du Paradis, où l’on ne danse pas, comme tu as dit bêtement, mais où l’on se repaît en silence du visage de Dieu ! Pour l’Internet, on verra ! Et Claudel termine son mail ainsi : « J’y suis encore, c’est interminable ! Je vous en supplie, priez pour la fin de mon supplice ! Ayez pitié d’un pauvre aveugle ! ».

 

                                                                                                                     Joseph Beaume

                                                                                                                     8 avril 2009.

Date de dernière mise à jour : 2021-07-05 10:42:30