Pascal ou l'exercice d'un vain combat

 

  
   
   

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Pascal 

 

L’exercice d’un vain combat

 

Joseph Beaume 

Chronologie   

 

1616                                Mariage d’Étienne Pascal et d’Antoinette Bégon à Clermont.

Janvier 1620                   Naissance de Gilberte Pascal à Clermont.

Juin 1623                        Naissance de Blaise Pascal à Clermont.

Octobre 1625                  Naissance de Jacqueline Pascal à Clermont.

1626                                Mort d’Antoinette Bégon.

1631                                Etienne Pascal et ses trois enfants quittent Clermont pour Paris.

1635                                Le jeune Blaise est admis aux réunions de l’Académie Mersenne.

1638                                Étienne Pascal manque d’être embastillé. Réduit à la clandestinité pendant 15

                                         mois.

Automne 1639                Grâce à Jacqueline Pascal il rentre en grâce et est nommé à Rouen commissaire

                                         aux impôts.

1641                                Gilberte Pascal épouse Florin Périer ; vivent à Clermont.

1640 – 1650                    Séjour à Rouen. Blaise Pascal publie l’Essai sur les coniques. La machine arithméti-

                                             que.  Expériences sur le vide.

1646                                Conversion de toute la famille Pascal au jansénisme. (Port-Royal).

23-24 sept. 1647             Pascal malade. Reçoit à Paris la visite de Descartes.

1648 – 1653                    Guerre civile : les deux Frondes (parlementaire ; des Princes) déclenchée par la

  minorité de Louis XIV (Règne de Louis XIV : 1643 – 1715)  Pendant ces années de Fronde, les Pascal se             réfugient à Clermont à plusieurs reprises.

Septembre 1651              Mort d’Etienne Pascal.

1652                                Jacqueline entre à Port-Royal comme religieuse.

1652 – 1655                    Période mondaine de Blaise Pascal.

23 nov. 1654                   La nuit du Mémorial.

1656 – 1657                    Les Provinciales.

Juin 1658                         Pascal présente à Port-Royal son projet d’Apologie.

Juin 1658-Fév.1659    Le concours de la Roulette.

Fév. 1659-sept 1660  Pascal très malade se soigne d’abord à Paris, puis de mai à septembre  séjourne

                                             chez les Périer à Clermont... Guérit.

Octobre 1661                Mort de Jacqueline Pascal.

Fin 1661                       Arnauld et Nicole décident de signer le « Formulaire ».

Janv- mars 1662           Pascal organise à Paris les carrosses à 5 sols.

Juin 1662                      Dernière maladie ; se fait transporter chez les Périer à Paris.

19 août 1662                 Décès de Pascal.

1670                             Première édition, dite de Port-Royal, des Pensées.

 

 

 

Pascal ou l’exercice d’un vain combat

 

 

 

 

 

 Ce n’est pas la vie de Blaise Pascal que j’entreprends de détailler par le menu. Les seuls événements de celle-ci sont d’ordre intime et en relation avec les activités aux quelles il s’est adonné avec passion : la science, la vie mondaine et la religion, dans un cadre auquel il se tient, celui de sa famille. La chronologie sommaire qui précède ce travail, suffira pour se repérer dans le cours de sa vie.

                           Blaise Pascal n’a exercé aucune charge publique qui eût pu lui acquérir une certaine notoriété. Il n’a été mêlé, en tant que promoteur, ni de près ni de loin, à aucune action politique dans une période riche d’évènements. Au contraire, il semble qu’il ait fui ceux-ci. Vivant, il serait presque passé inaperçu n’étaient l’estime et l’admiration d’un petit groupe des savants qui rénovaient alors les connaissances scientifiques. Parmi les gens du monde,  « les honnêtes gens » qu’il fréquenta, il se fit des amitiés solides et qui contribuèrent à sauver son œuvre après sa mort. Mais ce cadre était aussi restreint que celui qui accueillit Marcel Proust.

                           Le jansénisme auquel il s’inféoda, loin de s’ouvrir et d’ouvrir Blaise Pascal à l’expansion d’un monde religieux, alors en pleine rénovation, ne fit que se rétracter avec hargne, jusqu’à devenir une secte, dont l’écrivain ne fut que le porte-parole, j’allais dire l’employé.

                           C’est dans des milieux étroits que Pascal déploya une activité importante et originale, mais qui ne le désignait en rien pour la gloire. La marche du progrès, qu’il savait inéluctable, dépasserait son œuvre scientifique, réduite à un intérêt historique. Ses écrits littéraires, pour la plupart de commande, pour soutenir la polémique de Port-Royal, avaient tout à perdre de leur actualité. Les Provinciales, par chance, et parce que le génie de Voltaire les avait appréciées, survécurent brillamment.  Mais des écrits aussi importants que l’Esprit géométrique et l’Art de persuader, qui le mettaient sur le même pied que Descartes, furent longtemps noyés dans la « Logique » de Port-Royal.

                           Et si la piété familiale et la clairvoyance de ses amis, n’avaient sauvé ces liasses où il avait réuni, enfilés, ses brouillons inutilisés, pour en faire les « Pensées », quelle perte aurait faite l’avenir ? Tous ceux qui s’intéressent à l’homme, au destin humain, ne peuvent éviter de se référer à ces pages où, grâce à un style qui fait mouche, une analyse qui allie la rigueur à la flamme, sont dites sur l’homme des choses essentielles. Qu’on les approuve ou qu’on les critique, qu’on se laisse entraîner par cette verve ou qu’on la refuse, le lecteur ne peut rester indifférent.

                           Le rescapé de la littérature et de la philosophie qu’est Pascal mérite qu’on s’intéresse à lui, même pour s’y opposer.

                Renan faisait erreur lorsqu’il estimait que si les Pensées de Pascal paraissaient en son temps, elles ne mériteraient pas la moindre attention, toute œuvre, à ses yeux, étant relative au temps, au milieu, à la race qui la produit. La permanence de l’homme lui échappe, au moins dans une civilisation donnée.

                Penser l’homme s’impose aujourd’hui comme hier, même si on le pense dans un contexte différent.  Se référer à une morale personnelle et sociale reste une nécessité, de quelque façon qu’on la conçoive.

                La réflexion de Pascal est de celles qui, au-delà des circonstances particulières au temps, atteignent le général.

                On peut s’adresser à lui comme à un témoin qui nous apprend à engager notre vie aussi profondément qu’il a engagé la sienne. Parfois à rebours.

                Point n’est besoin d’être religieux. Pensons à Malraux, et à Pierre Bourdieu, dont les « Méditations pascaliennes » sont bien inattendues…

                Au premier abord, si ces découvertes scientifiques ne sont pas remises en question, leur importance est forcément relativisée par le progrès des connaissances.

Son œuvre polémique date, qui se réfère à des disputes d’Eglise, autrefois brûlantes, et maintenant bien attiédies, à des controverses entre des antagonistes dont la célébrité est tombée dans l’oubli.

Même les « Pensées », dans leur décousu, donnent l’impression du travail avorté d’un auteur à qui la mort n’aura pas laissé le temps de composer son œuvre.

Et pourtant, quel extraordinaire journal intime elles sont !

Cet homme passionné est surpris en pleine quête philosophique et morale d’une vérité qu’il cerne avec exigence.

Les résultats de cette quête, il nous les livre, à chaud, non comme un système dogmatique, mais comme un témoignage de sa vie, au travers de ce qu’il appelle son  « soleil » et son « brouillard ».

Tout lecteur peut confronter son propre soleil, son propre brouillard avec ceux que Pascal portait en lui.

                Pascal, qui reprochait à Montaigne le « sot projet » que celui-ci avait eu de se peindre, ne s’est pas laissé entraîner sur la même pente ; mais, sans le vouloir,  il se laisse apercevoir. « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi que j’y trouve tout ce que j’y vois ». Le propos se retourne facilement pour le lecteur : « Ce n’est pas dans Pascal, mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois ». Et ce n’est pas par hasard si Montaigne et Pascal sont les plus grands incitateurs à penser par soi-même.

                Au lieu d’égrener sa vie année par année, il suffit de suivre Pascal sans les diverses mouvances où il s’est attaché, non pas comme un médiocre qui en devient la copie conforme, mais comme un esprit souverainement libre qui y prend appui pour les mieux dominer et en tirer une œuvre qui est celle de son génie propre.

                De tous ses attachements nourriciers faisons le compte :

  • Le cocon familial où il s’abrite toute sa vie.
  • Le milieu savant, qui le reçoit jeune, et où il prend une place éminente.
  • Le monde des « honnêtes gens » où il brille.
  • Le domaine de la foi chrétienne, qui  se réduit pour lui, intrinsèquement, à Port-Royal.

        Sa sœur, Gilberte Périer, qui est son premier biographe, a entretenu l’idée que Blaise Pascal est un savant qui a abandonné la science pour verser dans la religion, pour ne pas dire dans la sainteté.

C’est tout le contraire de la réalité.

Dans ces quatre mouvances, ci-dessus énumérées, Pascal est présent à la fois. Il ne renie jamais l’une au profit de l’autre. Il donne seulement la préférence selon les évènements de sa vie intérieure, tantôt à l’une, tantôt à l’autre, fidèle à sa conviction profonde qui est, plutôt que d’opposer des différences, d’en rechercher la synthèse.

Ce Pascal,  à la fois un et divers, est, il faut l’avouer, assez difficile à saisir.

D’abord parce qu’il n’a pas accordé grand soin à la publication de son œuvre. Il l’a souvent abandonnée à ceux qui la lui ont commandée : Port-Royal, membres du clergé. Il l’a publiée anonymement ou sous un pseudonyme. Nombre de textes ont été longtemps ignorés ou perdus. On a retrouvé jusque dans le milieu du siècle dernier des documents scientifiques dans des bibliothèques allemandes : la famille Pascal les avait prêtés ou donnés à Leibnitz. Les quatre « Discours sur la condition des grands » ne sont reconnus comme étant de Pascal que par le style ! Le « Discours sur les passions de l’amour », pour les mêmes raisons, serait imputable à quelqu’un autre. Ce dont je doute. On a retrouvé des « Pensées » au dos de papiers qui avaient fait l’objet de collages.

Il a fallu un grand travail d’exégèse pour résoudre, au moins partiellement, ces difficultés.

Pire, on dirait que Blaise Pascal a pris parfois plaisir à se dissimuler, comme s’il y avait deux Pascal, celui qui vit, et celui qui écrit. Lorsqu’il s’agit d’un texte de nature très intime, on comprend. Le Mémorial a été dissimulé dans la doublure de son pourpoint, où on le retrouva après sa mort. On le comprend aussi pour les Provinciales, littérature clandestine. Mais, s’agissant d’œuvres scientifiques et de son projet d’Apologie ? Amos de Dettonville et Salomon de Tultie  n’ont pas à le protéger d’un éventuel danger, comme c’était le cas pour Louis de Montalte, auteur prétendu des Provinciales.

Pourquoi Blaise Pascal semble-t-il vouloir se dérober ? Hésite-t-il pour savoir quel est son vrai être ? Celui qui pense ou celui qui écrit ?  Sa vie est-elle un long « Qui suis-je ? ». « Mes pensées produiront-elles tout le fruit dont elles sont capables si on ne les rattache qu’à ma personne, qui a peut-être écrit un mot à l’aventure ».

L’anonymat permet de donner à une chose l’estime vraie que son prix mérite.

En revanche, sur le plan technique, Pascal, qui est un remarquable ingénieur, avoue ses œuvres, et en fait valoir la propriété, au besoin en inventant la notion de brevet. Ainsi la machine arithmétique, dont les exemplaires conservés portent tous son nom ; ainsi l’expérience de la pression atmosphérique qui allait donner naissance au baromètre ; ainsi l’invention des « carrosses à 5 sols », premiers transports en commun à Paris, qui  est dûment authentifiée par notaire et édit royal.

L’œuvre littéraire de Pascal reste enveloppée d’un certain mystère, accru d’autant plus par l’état dans lequel on a trouvé ses papiers après son décès.

Les éditeurs nombreux des Pensées, cherchant à reconstituer ce qui aurait été la fameuse Apologie, ne sont, à l’heure actuelle, encore pas tombés d’accord sur l’ordonnance qu’aurait décidée Pascal.

Il l’a une fois exposée dans une conférence faite à Port-Royal. Mais il n’y eut aucun auditeur pour prendre des notes et les communiquer. Faut-il le regretter ? Dans une rédaction définitive, Pascal aurait très probablement éliminé quantité de pensées notées sur le vif et qui sont les plus révélatrices de lui-même…

        J’ai parlé de « Journal intime ». C’est dans cet esprit que nous feuilletons ensemble les Pensées, plutôt que pour y rechercher une philosophie concertée.

A plusieurs reprises déjà il a été question de Port-Royal. La vie et l’œuvre de Pascal y sont si intimement liées qu’avant d’y entrer plus avant, il faut sommairement rappeler quel fut ce lieu de foi, ce centre intellectuel, ce moteur de polémiques, si important au XVII° siècle, et dont l’action se prolonge jusque dans la première moitié du XIX° siècle.

Religieusement, la foi de Port Royal fut le poil à gratter du catholicisme  d’après le concile de Trente, celui de la Contre Réforme, difficilement rendue opérationnelle.

Ce concile, qui délibèrera en plusieurs étapes, entre 1545 et 1563, ne fut reçu en France, et avec une certaine réticence, que sous Henri IV. L’ordre des Jésuites fut son fer de lance. Né en France, il y fut longtemps considéré avec réserve.

Politiquement, le comportement de Port-Royal constitua, par son agressivité envers les Jésuites, une opposition sourde, mais permanente aux autorités religieuses et politiques (je veux dire royales).

Intellectuellement, la science de Port-Royal brilla dans un groupe de théologiens, de lettrés, de savants dont les travaux : Logique, Grammaire, Écrits moraux, furent considérés comme des références culturelles jusque dans les années 1850.

Dans la vallée de Chevreuse, inculte alors et qu’on pouvait traiter de « désert » , fut fondé au XIII° siècle, un monastère de femmes sous la règle de Cîteaux : une église, un cloître, des bâtiments conventuels, joints à un domaine agricole exploité dit « Les Granges ». Un monastère parmi des centaines dont la vie se poursuivit obscurément. Le système de la « commende », depuis François 1er, permit, en remettant le choix de l’abbé ou de l’abbesse au roi, de faire passer les revenus, souvent considérables, des abbayes à un laïc noble. Les « Grands » s’arrachèrent la « commende » des sociétés anonymes richissimes qu’étaient Cluny, Reims, Tours, Cîteaux, etc.… 

Port-Royal dit des Champs, par la modicité de ses ressources ne pouvait tenter que de petits nobles  de robe. La famille Arnauld, parlementaire, jeta son dévolu sur cette petite entreprise, à leur taille. Le père avait 18 enfants, dont des filles à doter. Il cherchait un investissement rentable. Angélique Arnauld, à 14 ans en 1602, devient abbesse. Sa sœur Agnès la suivit dans le monastère, elle-même promise à sa succession.

La famille Arnauld devenait ainsi  « propriétaire » des lieux. Le plus jeune des 18, sans doute le plus doué, était devenu docteur en théologie à la Sorbonne. Il prit la direction intellectuelle des religieuses.

Revenons à la gestion d’Angélique. La règle n’était plus appliquée, les religieuses prenaient du bon temps avec plus ou moins de licence.

Un religieux de passage convertit par son prêche Angélique, qui décida le retour à la règle et à la sévérité cisterciennes. Ce qui équivalait à une refondation.

Protestations, acquiescements. Il fallut assez longtemps pour ramener la discipline. Le vieil Arnauld, furieux, se vit, par sa fille interdire de franchir la clôture.

Tout cela est bien raconté dans une des œuvres majeures du XIX° siècle, le Port-Royal de Sainte- Beuve, dont je vous conseille la lecture, plus vivante que mon résumé.

Saint François de Sales s’intéressera à cette pieuse abbaye, de même que le cardinal de Bérulle. Ce dernier fit une lourde erreur en confiant la direction des religieuses à Monsieur du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, dont la piété était appréciée à Paris. Ce qu’ignorait M de Bérulle, c’est que ce saint homme avait reçu en Hollande, puis à Bayonne la formation religieuse d’un évêque hollandais, Jansen, qui venait de publier, nous sommes en 1640, un livre, l’Augustinus, où la doctrine de Saint Augustin, était développée dans son acception la plus sombre. Prédestination des hommes ;  inutilité des œuvres ; parcimonie de la grâce accordée par Dieu aux pêcheurs, bref un luthéranisme un peu édulcoré.

Saint-Cyran, suspect à Richelieu, est embastillé. Son prestige en est accru auprès des religieuses, qui le prennent pour un martyr. À peine libéré de sa prison il meurt.

Le livre de l’évêque est condamné assez vite par l’Église et l’Inquisition. Mais les religieuses et tous les Arnauld sont devenus jansénistes. C’est sous ce nom que le monastère développera sa piété – sincère mais fanatique - et surtout en rébellion contre l’Institution ecclésiastique. Avec succès.

Un couvent secondaire est fondé à Paris. Une quarantaine d’hommes pieux, tous instruits, choisissent de se retirer du monde dans le domaine de Port-Royal des Champs. Une école y est fondée, de haut niveau de culture, provocation directe contre le quasi monopole des Jésuites. Racine est son élève le plus célèbre.

Les deux condamnations encourues par le monastère et ses dirigeants trouvent ceux-ci obstinés dans leur indocilité. Ils ergotent tant qu’ils peuvent contre la présence ou non dans l’Augustinus de cinq propositions condamnées. Le chef de la résistance aux autorités ecclésiastique et royale, Antoine Arnauld, dit le grand Arnaud, s’en prend aux Jésuites, responsables, selon lui, de ce qu’il appelle une persécution. L’austérité de Port-Royal porte ombrage, selon lui, aux règles morales relâchées, de la Compagnie de Jésus. Arnauld est condamné à son tour par la Sorbonne, Faculté de théologie. Nous sommes en 1655. Depuis leur conversion en 1646, les Pascal sont toujours sympathisants de la cause Port-Royaliste, mais il a fallu l’entrée au couvent de Jacqueline en 1652 pour rapprocher Blaise, d’abord sans grande sympathie, puis avec une forte conviction, de la piété des Messieurs et des thèses défendues par le Grand Arnaud.

 

On aurait tort de réduira à ce Port-Royal contestataire, le mouvement de rénovation catholique du début du siècle.

Dès les années 1600 on aperçoit le rayonnement de Saint François de Sales, l’auteur de « l’Introduction à la vie dévote » et de sainte Jeanne de Chantal qui, sous sa conduite, fonde l’ordre de la Visitation.

Suivent de prés le cardinal de Bérulle, l’auteur du « Discours sur les grandeurs de Jésus », promoteur du rétablissement des Carmélites et de la fondation séculière de l’Oratoire ; Monsieur Olier et les prêtres de Saint Sulpice ; Saint Vincent de Paul et Louise de Marillac, fondatrice des Filles de la Charité. Ce ne sont que les principaux.

N’oublions pas les Jésuites qui, plus portés dans le monde, ne ressemblent pas tous au portrait peu flatteur qu’en donnent les jansénistes.

Les Pascal, religieux et pieux, auraient pu s’agréger à tel ou tel de ces mouvements. Non ! C’est aux jansénistes qu’ils ont, une fois pour toutes et définitivement, accordé leur confiance à Rouen en 1646, convertis tous à la fois par deux convaincus. Pour comprendre leur ralliement, il faudrait étudier le recrutement sociologique de Port-Royal.

 

Autant qu’on puisse conjecturer, il y a là des grands seigneurs qui continuent sournoisement la fronde des Princes que le pouvoir royal a matée, des gentilshommes de robe liés au milieu parlementaire toujours prêts à contester le pouvoir royal et l’autorité de Rome, et surtout, des intellectuels montés contre les Jésuites qu’ils accusent de s’opposer à toutes les vérités scientifiques récemment dégagées par Copernic et Galilée.

Au nom du respect de la Bible ils auraient fait condamner Galilée et suspecter Descartes, qui évite de rester en France.

Les Pascal sont très sensibles au dernier argument, mais, petits nobles de robe, revendiquent leur liberté d’appréciation.

Leur tendance à l’austérité et à la rigueur morale les confirme dans leur choix de Port-Royal, et enfin la lecture de Saint Augustin achève de les convaincre. Le philosophe appuie ses thèses sur la narration de ses fautes, sur la conversion obtenue par une grâce insigne. Il leur apprend la défiance envers l’homme et la nécessité de solliciter ardemment une grâce que Dieu peut mesurer envers celui que le péché originel a déchu.

Une foi très ferme et par conséquent difficile à vivre !

 

Imaginons que les Pascal aient trouvé sur leur route un pieux  disciple de Monsieur Olier ou du cardinal de Bérulle ou Saint Vincent de Paul lui-même, la vie de Blaise Pascal en eût été changée et son œuvre peut-être n’eût jamais vu le jour.

Trêve de rêveries !

 

           Revenons sur le poids de l’influence familiale dans la vie de Blaise.

Il y trouve sa formation intellectuelle et morale, un accompagnement prolongé qui stimule et conforte son intelligence exceptionnelle, une protection contre les aléas du dehors, et un attachement si solide qu’il souffre cruellement lorsqu’il en est privé.

Il naît à Clermont, où la famille paternelle et maternelle a des ascendances dans le commerce riche ; le grand père a déjà été chargé d’un emploi royal dans les finances qui lui a permis d’accéder à la petite noblesse.

Le père de Blaise, Étienne, n’est pas n’importe qui : il a pu acheter une charge de vice-président à la Cour des Aides de Montferrand. La famille a sa maison au pied de la cathédrale de Clermont. La mère est fille d’un riche commerçant du lieu. Après un premier enfant, décédé en bas âge, le couple donne naissance à une fille, Gilberte (1620),  à un fils, Blaise (1623), enfin à une autre fille Jacqueline (1625). La mère décède peu après la naissance de cette dernière.

Le père ne se remarie pas et veille lui-même sur le foyer avec l’aide d’une gouvernante.

De celle-ci, il n’est nulle part question dans les récits familiaux, assez nombreux. On se pose des questions sur son rôle.

Enfant, le jeune Blaise est sujet à un comportement étrange ; il aime voir son père et sa mère séparément.

Ensemble, il est en proie à une sorte de crise nerveuse.

C’est sa sœur Gilberte qui le rapporte.

Malingre, on craint pour sa santé. Le père appréhende qu’il n’ait été envoûté par une femme à la réputation de sorcière à qui il a, parfois donné asile. Il la fait rappeler, mais elle stipule que la vie d’un autre doit payer pour celle de l’enfant. On se contentera d’un chat (noir) qu’on précipite de la fenêtre. Blaise tombe en catalepsie pendant des heures puis revient à la vie. On note que la sorcellerie est encore présente, même dans les milieux les plus évolués. Étienne Pascal est cultivé, instruit en droit, mathématicien confirmé et déjà en liaison avec des « curieux »(c’est le mot alors employé pour désigner les savants). Son rôle sera essentiel dans l’éducation des ses trois enfants, particulièrement de Blaise. Celui-ci n’ira jamais au collège et recevra toute son instruction de son père : le latin, clé de toute culture ; le grec, de toute civilisation ; l’histoire, et surtout, ultérieurement la mathématique. Le plan  paternel a remis l’étude de celle-ci vers l’âge de 10 ans.

La méthode pédagogique  d’Étienne Pascal nous est connue par celui qui en fut le bénéficiaire.

« Tenir l’enfant toujours au dessus de son étude pour qu’il en soit formé et non accablé, qu’il soit toujours capable de chercher et de retrouver en lui tout ce qu’on lui a enseigné, habituer son esprit à suivre la vérité pour qu’elle lui apparaisse à visage découvert, observant en toute chose cette maxime qui ne permet de décider que des choses évidentes, et qui défend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas.

C’est ce juste milieu et ce parfait tempérament où, par un bonheur que je ne puis assez reconnaître, j’ai toujours été élevé avec une méthode assez singulière et des soins plus que paternels. »

La mère, qu’il n’évoque jamais, est suppléée par l’affection de Gilberte, la sœur aînée qui ne cessera jamais de le soigner, de veiller sur lui, même lorsque,  mariée et pourvue d’enfants, elle aura, elle-même, ses propres responsabilités à assumer. Elle l’accompagnera jusqu’à la mort. Avec Jacqueline, dont nous aurons beaucoup à parler, la liaison est plus fusionnelle. La rupture de celle-ci le fera cruellement souffrir.

Sa vocation scientifique s’annonce dès sa petite enfance.

Un jour on servit à table un mets sur un plat de faïence qui, heurté par un couteau, se mit à vibrer.

Un doigt posé dessus arrêtait la vibration.

Sa demande d’explication, satisfaite par son père, le petit observateur prétendit du cas particulier accéder à une loi générale. Il conçut l’ébauche d’une théorie.

Un peu plus tard, mais certainement avant le départ de la famille pour Paris, en 1631, (Blaise a un peu plus de huit ans) ce don exceptionnel se confirme :

Gilberte prétend qu’en l’absence de vocabulaire mathématique, en parlant de ronds et de barres, le jeune enfant aurait de lui-même retrouvé les vingt premières propositions d’Euclide.

Une autre relation me paraît plus vraisemblable. C’est celle de Tallemant des Réaux qui connaissait la famille Pascal.

 Dans la maison d’un mathématicien un livre d’Euclide était facile à trouver, rédigé, comme il en était de règle, en latin : l’enfant s’en empara et assimila seul, sans la moindre explication, les 22 premières propositions.

Donnons la parole à Tallemant des Réaux :

           « L’enfant lut en cachette la géométrie d’Euclide. Il faisait déjà des propositions.

 Le père en trouve deux et lui dit :

- « Qu’est ce que cela ? ».

Blaise tout tremblant répondit :

- « Je ne m’y suis adonné qu’aux jours de congé. » 

- « Entends-tu bien cette proposition ? » 

- « Oui  mon père » 

- « Et où as-tu appris cela ? »

 - « Dans Euclide dont j’ai lu les six premiers livres. »

 - « Et quand les as-tu lus ? » 

- «Le premier après dîner (le mot signifie déjeuner) et les autres en moins de temps à proportion ».

 

A la réflexion, le père s’avisa qu’il fallait six mois à un esprit normalement doué, et encore avec une aide, pour venir à bout de ces six livres  et de cette trente deuxième proposition à laquelle l’enfant était arrivé seul.

Il se rendit incontinent chez son ami Le Pailleur, lui-même mathématicien, ne pouvant retenir ses larmes d’émotion.

Vingt ou trente deux propositions, qu’Importe !

 

           Son fils était un enfant de génie ! 

 

           Blaise a huit ans en 1631, lorsqu’Etienne vend sa charge de magistrat. Toute la famille, comme on disait déjà,  « monte à Paris » Etienne accède ainsi facilement au rendez-vous des mathématiciens qui, dans la capitale, fait figure d’Académie, sans en avoir encore le titre. Elle se tient chez le Père Mersenne, dans le couvent des Minimes de la Place Royale. (aujourd’hui place des Vosges). Son ordre lui laisse toute liberté. Il a monté un cabinet de physique, pourvu sans doute d’une lunette astronomique, et d’un microscope, objets rarissimes qui venaient d’être inventés et perfectionnés en Flandre comme en Italie.

Le Père Mersenne réunit régulièrement les savants qui résident à Paris, à l’occasion, ceux qui se trouvent à y séjourner ou viennent tout exprès. Kepler, Stevin, Descartes fréquentent ces lieux d’où part et aboutit toute une correspondance savante qui passe par les mains du Père Mersenne. On correspond avec Galilée et Torricelli en Italie, avec Padoue, Venise, Florence, Rome.

Les procès et la condamnation de Galilée (1633) sont connus et l’objet des commentaires les plus défavorables.

On soupçonne les Jésuites d’avoir tout manigancé.

          

           C’est dans ce haut lieu de l’intelligence scientifique qu’Etienne Pascal est reçu : il est, lui, l’auteur d’un théorème résolu nommé « le limaçon ».

Honneur suprême ! Son fils Blaise est autorisé à accompagner son père et a prendre séance, avec participation aux discussions !

Il est âgé d’à peine onze ans ! Quelle possibilité de formation !  À n’en pas douter il en a usé avec le plus grand profit : son intelligence  a pu se développer précocement vers l’abstraction. Et le surdoué ne tarde pas à surpasser les maîtres !

Mais si l’on pense à l’enfant, au jeune adolescent sans de camarades, éloigné des jeux et des ébats de son âge, il faut bien constater que Blaise Pascal a été privé d’enfance, privé peut-être aussi des ces manifestations et échanges de sensibilité qui créent des liens sociaux et affectifs puissants. Comment évaluer ces manques ?

 

           Dans cette mouvance scientifique relevons les noms, outre Le Pailleur, déjà cité, de Peiresc, conseiller au parlement de Provence, Fermat, magistrat à Toulouse, Gassendi et Roberval qui enseignaient au Collège Royal (futur Collège de France), Descartes entre deux voyages, Desargues, ingénieur à Lyon, Pierre Petit ingénieur à Rouen, M. de Carcavy, magistrat qui fait office de secrétaire perpétuel.

Et voilà, comment à 12 ou 13 ans, Blaise Pascal apprit l’existence d’un monde infiniment grand, dont la terre, loin d’être le centre, n’est qu’un « petit canton », et d’un monde infiniment petit, dont la vue échappe à nos yeux infirmes, pourtant aussi complexe que le grand.

Et comment, pour avoir défendu ces réalités dont ne parle pas la Bible, jugées subversives par le Pape et les Jésuites, un savant chrétien avait dû  honteusement abjurer et passer le reste de sa vie privé de liberté.

« Nous avons plaint, écrit le père Mersenne, le pauvre Galilée qu’on nous a dit être détenu prisonnier, au préjudice des déclarations réitérées faites aux officiers de l’Inquisition. Vous ne sauriez croire comme cela éclate partout et comme on trouve étrange sa persécution ».

En 1634, Mersenne a publié « Les mécaniques de Galilée » avant qu’elles soient autorisées à paraître en Italie.

En 1636 ses « Harmonies du Monde » devancent d’un an le « Discours de la Méthode ».

 

Galilée devient pour Blaise Pascal le modèle du vrai savant, mathématicien, physicien, ingénieur, dont toute l’action est fondée sur l’expérimentation, sans laquelle il n’y a point de vérité. Si l’on veut comprendre Pascal savant, il faut passer par Galilée.

 

           Dès ce moment le jeune mathématicien a compris que les domaines de la foi et de la science doivent être nettement différenciés : « Si la terre tourne, le pape tournera avec elle. Il ne l’empêchera pas de tourner ».

En novembre 1639, le P. Mersenne annonce à Descartes les recherches du jeune Blaise (16 ans) sur les coniques. Dès janvier ou février 1640 le « Traité sur les coniques » est publié.

C’est le moment où la famille Pascal jusqu’alors fixée à Paris, se transporte à Rouen, dans des circonstances où la jeune Jacqueline Pascal joue un rôle décisif.

Si le père, Etienne Pascal, a accompagné les travaux de son fils, au point que les mauvaises langues l’accusent d’en être l’auteur, il a pris aussi des risques considérables dans les deux années précédentes, dont sa fille réussit à le tirer.

On a noté qu’en quittant Clermont, en 1631, Etienne a vendu sa charge à la Cour des Aides.

En bon père de famille il a placé le produit de la vente à l’Hôtel de Ville de Paris, qui lui sert une rente suffisante pour faire vivre la famille. Rappelons qu’il n’a pas repris d’emploi.

Or, à cause des frais énormes occasionnés par la guerre déclarée à l’Espagne, Richelieu fait cesser par l’entremise du Chancelier Séguier, les paiements aux rentiers. Les ressources des Pascal et d’autres taries ! En mars 1638, quelques protestataires s’introduisent dans le bureau du Chancelier et font valoir des arguments musclés. Etienne Pascal en est. Revenus à leur domicile les contestataires sont cueillis par les Mousquetaires du Cardinal et embastillés. Etienne a eu le bon esprit de s’abriter chez des amis, d’où il se rend en Auvergne, hors de portée, mais clandestin. Blaise s’est réfugié chez l’ami Le Pailleur ou auprès du P. Mersenne. Les filles sont  confiées à la garde d’une dame Sanctot, dont une amie a ses entrées à la   Cour. La Reine vient enfin de se trouver enceinte. La jeune Jacqueline, 13 ans, instruite en poésie par Vion Dalibray,  poète ami, compose un sonnet pour célébrer l’événement.

La Reine, Anne d’Autriche, accepte de la recevoir. Satisfaite du poème, elle doute que la petite fille en soit l’auteur. A l’entrevue assiste Mademoiselle, nièce de Louis XIII. Elle demande à la jeune poétesse de composer des vers pour elle, sur-le-champ. Épreuve concluante. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Le Cardinal aime le théâtre : on prépare une représentation pour lui. Jacqueline est chargée d’un rôle dont elle se tire à merveille.

Le Cardinal, à la fin de la pièce, prend la petite sur ses genoux : « Monsieur le Cardinal, mon papa… », et elle fond en larmes ! Le Cardinal est ému.

Il se dit, après tout, qu’il se prive d’un bon serviteur, qui ne s’est pas montré violent. Toute la famille Pascal, et non, seulement Etienne, fait l’objet d’une invitation : promenade, dîner, musique.

Le poste qu’il offre au père n’est pas une sinécure. La levée injuste des impôts a suscité une révolte en Normandie. Il faut quelqu’un qui s’y prenne mieux. Toute la famille Pascal se retrouve à Rouen au début de 1640. Notre jeune prodige, grâce à qui le miracle s’est produit, concourt à un prix de poésie dans une académie locale, le Puy des Palinods. Elle l’obtient, et c’est Pierre Corneille, au comble de sa gloire de poète tragique, qui la couronne et répond en son nom pour remercier le jury. Dans les milieux littéraires on vante son jeune talent, tandis que Blaise ne passe pas inaperçu dans les milieux scientifiques. Un ingénieur du Roi, hydraulicien, Pierre Petit, le prend en amitié. Ensemble, ils vont entreprendre les fameuses expériences sur la pression atmosphérique inaugurées par Torricelli. Etienne Pascal y sera évidemment associé.

Voici donc Etienne Pascal reprenant du service pour le gouvernement. Ainsi font tous les savants du temps. Descartes sert dans des armées avant de se lancer dans la philosophie. Ceux dont nous avons parlé sont magistrats, ingénieurs, parlementaires, fonctions qu’ils résignent pour s’adonner aux mathématiques ou à la physique, quitte à les reprendre si un besoin d’argent se fait sentir.

Le travail de relevé des impositions est épuisant, besogne ingrate puisqu’il s’agit d’additions, de soustractions et même de multiplications et de divisions portant sur des chiffres nombreux.

Blaise Pascal se demande comment aider son père. Il imagine une machine susceptible de réussir ces opérations qui sont réservées, pense-t-on, à l’esprit, exclusivement.

Trois ans de travail lui sont nécessaires (1642 – 1645) pour mettre au point ce chef-d’œuvre d’horlogerie, pensé, dessiné, réalisé par lui. Aucun professionnel n’est capable de produire les pièces complexes dont le jeu obtiendra les mêmes résultats que le calcul ordinaire, mais beaucoup plus vite et sans le moindre risque d’erreur.

Pascal s’installe chez un horloger et invente lui-même les roues dentées, les rouages et les combinaisons qui permettent un jeu efficace. Pascal, horloger, produit lui-même sa « pascaline », dont le prix de revient est évidemment très onéreux. Il en envoie des exemplaires aux grands de ce monde : (le Chancelier Séguier ; Christine, Reine de Suède), qui remercient mais n’achètent pas. Personne en son temps, sauf Etienne le père, ne voit l’intérêt d’une machine à calculer.

Dans mon enfance, j’ai vu les employés du cadastre et des banques, faire, comme on disait, à la main des additions de cinquante à soixante centimètres de haut, avec six décimales !

Le travail terminé, Blaise Pascal, aidé de Pierre Petit, reprend les expériences de Torricelli, avec l’intention de prouver que ce qui reste, non rempli, dans le haut du tube n’est que du vide. On se moque. Chacun sait que « la nature a horreur du vide » ! Pour cela il faut réaliser l’expérience avec de nombreux liquides, eau, vin, alcool, huile, etc. ce qui nécessite des tubes de 10 mètres de haut, qu’aucun verrier de l’époque n’est en mesure de fabriquer. Pascal s’installe dans la verrerie de Rouen pendant trois mois, met la main à la pâte (de verre) et obtient les tubes désirés. Certains crient à la tricherie. 

Restera à montrer que ce vide (non admis, par la plupart, dont Descartes) est la conséquence de la pression atmosphérique : l’air pèse. Il réalise l’expérience à la Tour Saint-Jacques, la juge peu concluante, puis grâce à son beau-frère, Florin Périer, époux de Gilberte Pascal, sur le Puy de Dôme, qui domine Clermont.

Après ces cinq années de travail intense il tombe malade. Pour le reste de sa vie, ce sera son rythme : travail forcené puis effondrement physique.

Gilberte Pascal ne dirige plus le foyer familial. Elle a quitté Rouen, mariée en 1641, à son cousin Florin Périer, jeune homme bien sous tous rapports et pourvu d’une bonne charge à Clermont. Entrant dans une famille janséniste, non encore d’action, mais de conviction, il devient lui-même janséniste. Il se met à la disposition de son beau-frère pour tout ce qui pourrait aider le travail scientifique de celui-ci.

C’est lui qui réalise sur le Puy de Dôme l’expérience décisive : la dénivellation plus importante permet un résultat plus assuré.

Le couple Périer vivra à Clermont mais gardera les contacts à Rouen et à Paris. Les Pascal se réfugieront chez eux pendant les troubles de la Fronde. Malade, Blaise Pascal, à bout de forces, ira se faire soigner pendant plusieurs mois dans leur château de Bien Assis près de Clermont, qui devient la base arrière de la famille. C’est chez eux qu’il se fait transporter au terme de sa vie, à Paris cette fois.

La famille Périer, Gilberte, son époux, leur fils Etienne, leur fille Marguerite dont nous aurons à parler à propos du miracle de la Sainte Épine, héritera des papiers de l’écrivain, en assurera la conservation, puis une première publication. C’est l’édition des Pensées, dite de Port Royal, publiée huit ans après sa mort.

          

           Jacqueline, au départ de sa sœur, assure la maintenance, à Rouen d’abord, à Paris ensuite. Son frère se repose sur elle de tous les soins domestiques et de ceux de sa santé. Pendant onze ans elle veille sur lui. C’est elle qui reçoit Descartes, lors de la fameuse entrevue, de septembre 1647, dont elle donne partiellement le compte rendu. On verra dans quelles mauvaises conditions elle devient religieuse à Port-Royal. Elle y meurt dix mois avant son frère.

 

           Après cette séparation douloureuse, toutes les décisions que devra prendre Blaise Pascal, tous les coups qu’il prendra, il devra les assumer seul, et il n’y est nullement préparé.

Cette « tendresse de cœur qu’il avoue pour tous ceux à qui Dieu l’a uni plus étroitement » lui fait défaut subitement !

Quelque chose lui dit que son temps est compté. Dans un écrit intime, il croit entendre le Christ lui dire que « les médecins ne pourront « le » guérir ». Il lui promet, en revanche, une guérison mystique. Pascal a très difficilement supporté la solitude. Il s’est jeté dans le monde pour y échapper, un monde qui le séduira, mais qu’il considérera sans indulgence.

De bout en bout, sa famille lui aura assuré sa formation, sa promotion, son appui dans toutes les difficultés extérieures, les soins nécessaires à sa santé fragile. Qu’aurait-il été sans elle malgré son génie ? Un homme désemparé. C’est dans un « don total » au Christ qu’il opère son rétablissement. Mais bien avant, une crise familiale aigüe vient le bouleverser.

 

           Fixons-nous sur ces années décisives pour les Pascal, 1650 – 1653, qui bouleversent leurs vies. Après dix ans passés à Rouen, retour de la famille à Paris : le poste d’Etienne Pascal a été supprimé pour économies budgétaires. Rien de nouveau sous le soleil.

La guerre civile reprend, attisée cette fois par les Princes.  La religion catholique entend récupérer toute l’Europe du Nord, passée au luthéranisme et au calvinisme. Mais l’impulsion donnée par les Jésuites est contestée, même au sein de l’Église,  par les milieux scientifiques et dans le domaine de la morale par le jansénisme. Les combats politiques touchent le centre de Paris : on se bat dans le faubourg St Antoine ; la grande Mademoiselle fait tirer le canon contre les troupes de son royal cousin.

Les Pascal ne veulent en aucun cas être mêlés au conflit politique. Ils quittent Paris à deux ou trois reprises pour se refugier à Clermont chez les Périer. Blaise s’attache à un Traité du vide, dont il ne reste que la préface. Il mène à bien les Traités de l’«Equilibre des liqueurs »  et de la « Pesanteur de la masse d’air ». Le premier seul sera achevé, le second à disparu. On voit les lacunes de son œuvre scientifique.

En septembre 1651, meurt Etienne Pascal. La consolation toute chrétienne, que Blaise Pascal adresse à sa sœur Gilberte et à son beau frère, Florin Périer, ne l’aveugle pas  sur la gravité de la perte qu’il a subie : « Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me fusse perdu, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolu. Je sais qu’il m’aurait été nécessaire encore dix ans et utile toute ma vie ».

La mort du père accroît dans la famille une dissension qui datait de deux ans. Jacqueline, à 25 ans, avait décidé de renoncer au monde et à ses succès poétiques.

Elle refuse le mariage avantageux proposé par son père ; elle veut devenir religieuse à Port-Royal. Un refus net lui est opposé. Elle est désormais sous la surveillance d’une domestique, privée de toute sortie et de tout contact, visite ou lettre, avec Port-Royal. Etienne Pascal se comporte comme l’Arnolphe de l’École des femmes avec Agnès !

La mort du père devrait la libérer. Or Blaise se croit investi de l’autorité de celui-ci. Début janvier 1652, la fille s’évade de la maison  et rejoint Port-Royal. Fureur du frère qui avait pourtant pris ses précautions. Quelques jours après la mort du père elle avait  renoncé devant notaire à la succession à laquelle elle avait droit. En compensation Blaise lui servirait une rente, tant qu’elle vivrait dans le monde. C’est un véritable chantage qui, de surcroît, révèle chez Blaise Pascal, un amour évident de l’argent, utilisé de plus comme moyen de pression.

L’évasion de Jacqueline le met en demeure de verser une dot, obligatoire pour toute entrée au couvent. Il refuse. Voilà la belle unité familiale rompue. De son cloître, Jacqueline entreprend de calmer ce frère qui refuse de se séparer d’elle. Tendrement, doucement, (des lettres ont été conservées), elle remontre au furieux combien il fait souffrir celle qu’il prétend aimer ; elle ne cède pas malgré sa honte d’être acceptée « sans dot ». Pascal finit par regretter sa mesquinerie.

Il cède. Il négocie avec la   Mère Agnès. Celle-ci lui tient la dragée haute, elle entend d’abord s’assurer que ce n’est pas pour des raisons d’honneur mondain qu’il s’est ravisé. Elle veut bien ensuite accepter le versement d’une dot proportionnelle à l’état de fortune du donateur : elle la considère comme assez satisfaisante. Voici Pascal devenu l’obligé de Port-Royal, à qui il pourra difficilement refuser un service, si on le lui demande, ce qui ne tardera pas à arriver. Les Provinciales seront cette contrepartie. 

Par sa profession religieuse, Jacqueline deviendra sœur Sainte Euphémie, dans une joie totale, à laquelle la décision de son frère aura contribué. Pour l’éducation de leur fille Marguerite, les Périer la placent à Port-Royal. Les couvents étaient pratiquement les seules institutions où les filles pouvaient trouver un minimum d’instruction.

Pascal s’est fait une raison de la séparation d’avec Jacqueline, mais son cœur n’y est pas vraiment engagé.

Ce qu’il attendait de la science lui semble maintenant insuffisant. Il relativise celle-ci, bien que continuant à s’y exercer. L’affliction où il est plongé, la lui montre comme objet de vanité. Le renom et la gloire que lui ont valus ses premiers travaux, lui paraissent maintenant fades.

« La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l’ignorance de la morale au temps de l’affliction, mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures ».

Cette science des mœurs, où l’apprendra-t-il ?  Dans les livres, certes. Montaigne, puis Saint Augustin, l’accompagnent dans sa recherche. Mais c’est dans le monde en expérimentant celui-ci, (même méthode qu’en physique) qu’il s’instruira, au contact des intelligences les plus fines, dans la pratique des mœurs les mieux étudiées, par ceux qui font profession de vivre comme doit vivre un parfait « honnête homme ». Les savants, eux, ne sont que gens de métier : « C’est un métier que d’être géomètre, le plus beau métier, mais c’est un métier ». Ce sont des gens d’esprit qu’il recherche pour en apprendre ce qu’est vivre, comment vivre, quelles valeurs sont celles de la vie.

Jusqu’à présent, confiné dans sa famille et dans sa géométrie, il s’en était peu inquiété, vivant à l’écart, en pur intellectuel.

Pascal ne connaissait rien du monde en général, n’étant engagé que dans le sien, très fermé.

 

Dans sa déception et peut être son dépit, il a voulu prendre du champ par rapport à la vie qu’il avait jusqu’à présent menée, celle d’un moine de la science, malade à force de se surmener. Vivre comme les autres, en honnête homme, c’est à quoi il a aspiré, selon toute vraisemblance.

Pourquoi ne pas prendre, comme l’avait fait son père, une charge rémunératrice ? Pascal, on l’a constaté, aime l’argent pour la vie aisée que celui-ci peut lui procurer. Cela coûte cher de vivre en honnête homme : habits, train de maison, laquais, carrosses, ameublement, voyages. La fortune du père, il a pu la conserver pour lui seul et il y tient !

Et pourquoi pas se marier, fonder une famille comme a fait sa sœur Gilberte ?

Ces projets ne sont nullement invraisemblables.

D’autant plus que, l’harmonie de son petit monde familial brisée, abandonné, croit-il, par Jacqueline, il lui faut se reconstruire lui-même en se reconstruisant une vie.

En prenant racine dans le monde, il n’aura pas à abandonner la science : il s’initiera aux mœurs de ce milieu choisi dont il ignore tout. Le vrai bonheur serait-il là ?

Il continue son travail avec l’Académie Mersenne, propose à celle-ci tout un plan de recherches, correspond avec son ami le géomètre Fermat sur la règle des partis (le partage des mises dans un jeu interrompu), qui débouche sur le calcul des probabilités, ce qui range le hasard dans le domaine mathématique. Il présente sa machine arithmétique dans les salons aux ducs et aux duchesses, qui s’exclament devant lui, ou à côté de lui : « Un nouvel Archimède » !

L’encens des éloges est bon à sentir, mais ne fait tomber dans sa poche aucune pistole. Trop cher !  Et à quoi nous servirait cette « pascaline », dont il y a, du reste, des contrefaçons en carton, qui coûtent moins cher ? Et Pascal d’inventer pour l’occasion, ce qu’on appelle maintenant un brevet !

 

           Dans ce milieu mondain, disons celui des courtisans, ceux-ci n’ayant pas encore été fixés dans la proximité du souverain, comme ce sera le cas à Versailles, Pascal, qui a du savoir-vivre est bien reçu. Il se fait des amis, dans le choix desquels il est difficile. Le plus fidèle sera le duc de Roannez qui l’accompagnera jusqu’à sa mort et aidera à la publication des « Pensées ».  Pascal n’est emprunté ni au jeu, où il est un expert, ni à la danse, il a le « talon bien tourné », ni au luth dont il joue agréablement, ni à la paume, qui attire de nombreux spectateurs. Ces oisifs ne pensent qu’à se distraire !

 

           Ce n’est plus le Pascal podagre de 1647 qui, pour accueillir Descartes, se soutenait sur des béquilles, et dont la résistance cédait au bout d’une heure et demie d’entretien.

Sa sœur devait l’installer dans des bains curatifs qui lui étaient prescrits. Il vivait avec un mal de tête quasi permanent.

La vie mondaine semble l’avoir remis sur pieds.

Il prend les eaux à Bourbon comme tous les nobles du temps. Il voyage. On le trouve à Condrieu chez son ami, le savant Desargues, qui lui fait déguster son vin de Côte-Rôtie.

Il prend le coche d’eau sur la Loire pour rejoindre le Poitou, dont son ami Roannez est gouverneur. Il y séjourne plusieurs semaines. Il y fait la connaissance de la sœur de celui-ci, Charlotte, avec laquelle il correspond ensuite, mais sur des sujets religieux. Cette relation pieuse ne fut-elle que le transfert d’une autre, vraiment amoureuse, mais qui ne pouvant aboutir à un mariage, du fait de la différence de leurs conditions. Charlotte devint religieuse à Port-Royal, d’où ses parents la tirèrent pour la marier, …de force.

Il semble que ceux-ci, furieux de l’influence que Pascal exerçait sur leur fille et même leur fils, aient tenté de faire assassiner leur invité pendant qu’il séjournait dans leur château. Un policier peut-être dans la vie de Blaise Pascal ?

 

           Dans ses voyages entre Paris et Clermont, on pense qu’il faisait halte en Nivernais, dans la propriété d’un savant ami, d’où ses relations aves des curés de Nevers dans la querelle janséniste, où il prend parti en leur nom.

Ce Pascal, bien vivant, est lancé dans le monde durant les années 1652 – 1653 – 1654  et peut-être même dès 1651. il est avare de détails sur ses activités dans ce domaine.

Les « Pensées » reflètent seulement l’analyse cruelle et même implacable de la vie qu’il y a menée. Jacqueline Pascal, dans une lettre à son frère, incrimine la part qu’elle dit de vanité, qu’il y a prise, à l’exclusion, précise-t-elle, de la débauche, qu’il a su éviter.

C’est Marguerite Périer, la nièce, qui vend la mèche. Elle a, après sa mère, écrit une vie de Blaise qui apporte des précisions supplémentaires.

À un moment donné, non précisé, Pascal était résolu à l’achat d’une charge et avait avancé un projet de mariage avec une riche héritière, de surcroît très cultivée, à Clermont.

Quelle déception l’a fait virer de bord ? Dans les  Pensées: « Vanité : la cause et les effets de l’amour ».  Et aussi : « On donne [aux hommes] des charges qui les font tracasser dès la pointe du jour. Étrange manière de les rendre heureux » !

Des illusions perdues, on ne sait comment !

Voici qu’il tire un implacable bilan de cette étude de la science des mœurs, dont il espérait une consolation :

           « L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur ».

 

           Qui sont ceux avec lesquels Pascal a vécu pendant sa période mondaine ? Outre le duc de Roannez, déjà cité, le duc de Chevreuse, le duc de Liancourt, peut-être le duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, qui après sa participation à la Fronde des Princes, a été autorisé à reparaître.

On pense à la manière d’écrire de celui-ci en lisant certaines Pensées :

           « Diseur de bons mots, mauvais caractère »

           « Voulez vous qu’on croie du bien de vous, n’en dites pas ».

Le chevalier de Méré et Miton sont les plus doctes représentants de l’ « honnête homme ». Auprès d’eux, Pascal s’est pénétré de l’ « esprit de finesse » même si l’un ou l’autre est taxé par lui de « mauvais géomètre ».

A ces hommes qui poussent jusqu’à la perfection l’art d’être sincères sans jamais blesser, comme le Philinte de Molière, Pascal reproche de couvrir l’amour-propre (l’amour de soi) au lieu de l’éliminer.

Cet art de vivre en société n’est qu’une hypocrisie supplémentaire que Pascal dénonce crûment. « Ces gens manquent de cœur ». Et « Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde ».

 

Quant aux activités, non seulement celles de distraction ; mais celles liées à une fonction utile à la société, elles ne sont que « divertissement ». Entendons qu’elles ne font que détourner l’homme de ce qui est essentiel pour lui, ce qu’il est véritablement, son destin d’homme qui doit accéder à la vérité malgré sa tare originelle, malgré les puissances trompeuses qui ont raison de son esprit.

L’imagination le possède au détriment de sa faculté raisonnante. Un rien le détourne de ce qu’il devrait considérer comme essentiel. N’importe quoi pour ne pas tomber dans cet « ennui » qui s’emparerait de ces gens, s’ils considéraient leur « misère » ! Le brillant de la vie mondaine n’est que le masque qui leur permet de s’abuser les uns les autres. Derrière une politesse de façade, « tous les hommes ne font que se haïr les uns les autres ».

Il côtoie toute une jeunesse dorée, celle des petits marquis de Molière, qui affectent de vivre sans contrainte, librement, et qui, même s’ils professent une religion, entendent que celle-ci ne les gêne en rien. Ils n’admettent, au mieux, qu’une « religion aisée ». Certains la récusent même parce qu’elle les contraint ou les contrarie. Leur libertinage n’est pas seulement celui des sens, mais aussi celui de l’esprit. D’où le nom de libertinage érudit qui lui a été donné.

Leur référence est celle d’écrivains de renom, Chapelle, Cyrano de Bergerac, (pas celui de Rostand, mais le vrai), madame de La Sablière, protectrice de La Fontaine, la belle Ninon de Lenclos, arbitre de l’esprit et des élégances, que Pascal n’a pas pu ne pas rencontrer, car elle n’a que quelques années de plus que lui. Elle fera l’éducation de Voltaire… Plusieurs ont reçu les leçons du philosophe Gassendi ; tous sont grands lecteurs de Montaigne, dont ils ne voient que l’esprit sceptique.

Il n’en manque pas pour se déclarer athées ou agnostiques, jugeant que la raison ne leur montre aucune vérité assurée et que cette religion désagréable ne repose sur aucune preuve. Le philosophe La Mothe Le Vayer, le bibliothécaire célèbre Naudé les amènent peu à peu vers une philosophie sensualiste. Cette société où le plaisir est roi provoque parfois de brusques refus qui se traduisent par des retraits : ceux des Messieurs de Port-Royal ; celui de Monsieur de Rancé, que Pascal a pu connaître dans ses dignités et sa vie voluptueuse et qui, à la mort de sa maîtresse, entreprend une réflexion fondamentale qui le conduit chez les Cisterciens. Ultérieurement, il va plus loin, vers la Trappe, dont il a fait ce qu’on sait.

Un peu plus tard, Mademoiselle de La Vallière passe du lit du Roi au Carmel. Pascal a connu certains de ces retournements. D’où son projet, qui prend corps, au fur et à mesure de sa déception devant cette vie misérable, de ramener à une vraie foi ces libertins égarés.

A quel moment estima-t-il que son expérience était concluante ? Les prières de sa sœur, qui ne lui avaient pas manqué, arrivèrent-elles à le convaincre ?

Quand eut lieu la rupture avec cette société qu’il avait jugée avec un pessimisme peut-être outrancier ?

 

Le 23 novembre 1654 pendant plusieurs heures, la nuit, il est livré à une sorte d’extase où se manifeste à lui la présence du Christ dont la grandeur lui rend sensible toute la vanité et l’infirmité  de l’homme. Les notes qu’il prend à la hâte sont appelées le Mémorial. Il ne les communique à personne ; on les retrouvera après sa mort.

Le malaise qu’il ressentit dans cette fréquentation du monde, l’idée que celle-ci n’avait plus rien à lui apporter ont dû finir par lui paraître insupportables, et l’envahirent sans doute peu à peu comme un « brouillard  intime ». L’expression est de lui.

Ce brouillard  céda devant « le feu » qui illumine et brûle.

Feu est le premier mot du Mémorial, le mot-clé.

 

           Le lundi 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demie du soir et jusques environ minuit et demi, Pascal est conscient de cette présence qui s’impose à lui et qui l’exalte. Il craint de se dire le lendemain « j’ai rêvé ».

Il saisit un papier et note au fur et à mesure les phases de ce mouvement privilégié. Non pas un compte rendu, mais des notes fiévreusement jetées bout à bout, au fur et à mesure qu’il vit l’événement, parfois des lambeaux de phrases apparemment sans suite, et qui s’ouvrent par le mot « Feu » nettement détaché.

Des silences traduits par des blancs…pour rendre l’ineffable…

C’est une relation intensément vécue avec le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob et non des philosophes et des savants ».

Des mots répétés pour traduire l’intensité des sentiments.

« Certitude, certitude, sentiment, joie, paix ».

Et ce Dieu livre son visage : « Dieu de Jésus Christ », qui le ravit.

« Joie, joie, joie, pleurs de joie ».

Ce Dieu le possède. « Oubli du monde et de tout, hormis Dieu ».

Tourment et remords : Jésus Christ… (mot aussi détaché), « Je m’en suis séparé…je m’en suis séparé, je l’ai fui, renoncé, crucifié ».

Angoisse : « Mon Dieu, me quitterez-vous ? Que je n’en sois pas séparé éternellement ! »

Et, bien détachée aussi, la certitude qui annule tous ces doutes :

                               « Grandeur de l’âme humaine ».

 

Et, si l’on peut parler de conclusion :

« Renonciation totale et douce ».

 Pascal trouve ici son « chemin de Damas ».

Le « Feu » fait penser à celui du « Buisson ardent » d’où provient la communication de Yahvé à destination de Moïse.

« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu ».

 

           Ce texte si intime, « le plus intime de l’intime », comme dit Saint Augustin, Pascal ne l’a montré à personne, comme celui dont nous parlerons et qui s’intitule « Mystère de Jésus ».

Craignant la fragilité du papier, il le recopia sur parchemin et cacha celui-ci dans la doublure de son pourpoint où on le retrouva après sa mort. Ce sont ses éditeurs qui ont appelé le texte «Le MEMORIAL »

Quelques jours après, il rendit visite, à Port-Royal, à sa sœur, à qui il ne dit mot de rien. Elle le trouva « très changé ».

Cet épisode est appelé la seconde conversion de Pascal. La première, celle de Rouen, ne l’avait pas autant marqué, apparemment.

La vie spirituelle de Pascal progresse par bonds et rebonds. On l’a vu lors de ce qu’on peut appeler la défection de Jacqueline. Cette fois, c’est le milieu mondain sur lequel il avait misé qui s’avère indigne de son adhésion et de sa créance. C’est dans le monde spirituel qu’il rebondit, de façon mystique.

 

Comment Pascal gère-t-il sa conversion ?

Ou plutôt, comment Dieu régit-il la conversion de celui qui a « dépouillé le vieil homme » comme dit Saint Paul ?

 

Dès janvier 1655 il fait retraite avec les solitaires de Port-Royal pendant environ trois semaines. Prières, lectures de texte de piété, peut-être ceux de Saint-Cyran, et un entretien philosophique avec Monsieur de Saci, frère d’Arnauld, homme de culture et de piété, dont nous possédons la relation.

Épictète et Montaigne font l’objet de leur réflexion ; le premier, stoïcien, fondant sa conception de la vie sur l’importance de la liberté humaine et sa capacité à imposer sa volonté à la douleur et à l’adversité. Montaigne, au contraire, n’est sûr ni de sa pensée ni de la vérité du monde et voit l’homme dans le relatif.  Situations opposées, peut-être complémentaires, ce dont doute Monsieur de Saci, mais que Pascal envisagerait conciliables sous un autre angle de vue. Celui, justement, que propose Saint Augustin dans la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Pascal connaît encore assez peu le philosophe chrétien et est incité à le lire. Celui-ci deviendra son livre de chevet, avec la Bible.

Lui qui n’a jamais écrit de texte autre que scientifique, il est invité, pour témoigner de sa foi, à s’exprimer. Il rédige pendant ce mois un «Ecrit sur la conversion du pêcheur » ; un « Abrégé de la vie de Jésus Christ, une « Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui ».

Il donne un titre à un texte sur le pari qu’il perfectionnera plus tard : INFINI - RIEN.

Un autre texte qu’il gardera aussi pour lui, comme le Mémorial, et qu’on retrouvera seulement à sa mort est le « Mystère de Jésus ».

Il y a une relation intime entre Pascal et ce Dieu retrouvé qui ne souffre pas d’être divulguée.

 

Le mot « mystère » désigne un exercice de méditation sur un thème de la vie de Jésus. En l’occurrence l’Agonie au Jardin des Oliviers le soir du Jeudi Saint, avant le début de sa Passion. Le texte est composé par des suites de versets commençant par le mot Jésus, à qui l’on peut donner sans hésiter le nom de poème. Sur les thèmes de la solitude du Christ abandonné de ses disciples, de son « ennui » (tourment moral), de sa douloureuse acceptation de la volonté de son Père se développe chez le méditant une sympathie qui lui fait accorder son propre état à celui de souffrance de l’homme-Dieu. Des versets se répètent, lancinants, l’agonie revient comme un leitmotiv, non pas comme un événement passé, mais comme se perpétuant dans le temps présent.

« Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde » et Pascal y participe par telle « goutte de son sang » versée pour lui. L’ombre de sa propre mort plane sur cette scène. Pascal, ne l’oublions pas, connaît depuis longtemps la maladie. Il a rédigé une prière pour en demander à Dieu le bon usage en vue de son salut, car il en connaît tous les inconvénients sur le plan intellectuel, signalés dans une pensée.

Plus tard, mais à une date inconnue, une autre méditation imagine un dialogue avec le Christ. Toujours ce désir d’amour qui s’exprime. 

Le Christ : « Je te suis plus ami que tel ou tel… »  « Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures ». « Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». « C’est moi qui guéris ». « Je pensais à toi dans mon agonie ». Et l’adhésion totale qui répond à cet amour de Dieu pour sa créature : « Seigneur, je vous donne tout ». dit Pascal.

 

Ayant trouvé le vrai bonheur, le converti fait le point de ses activités extérieures pour montrer l’insatisfaction dans laquelle elles l’ont laissé.

« J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on peut en avoir m’en avait dégoûté.

Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme et que je m’égarais plus en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir.

Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le (le texte dit bien « le ») vrai étude qui lui est propre.

J’ai été trompé et il y en a encore moins  qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque d’étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit savoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux » ?

S’ignorer, peut-être, mais peut-on ignorer les vraies valeurs ?

 

S’ignorer, peut-être, mais non pas s’aveugler sur l’ordre du monde, mauvais en lui-même dans la « Cité Terrestre », mais qui, considéré d’un point de vue chrétien, peut se révéler comme un édifice qui prépare la future « Cité de Dieu » en mettant déjà en œuvre les valeurs de celle-ci.

La théorie des trois ordres imaginée par Pascal rend compte de la hiérarchie de ces valeurs, qui montent, de la plus grossière jusqu’à le plus parfaite.

En bas, l’ordre de la chair. Il s’agit des grands, des capitaines, de ceux qui commandent, qui ont la puissance politique et devant la force et l’autorité desquels tout s’incline. Ils sont régis par les trois concupiscences.

Au dessus, l’ordre des esprits, dont la grandeur est invisible aux riches (entendez les puissants) et à tous ces grands de chair. Cet ordre comprend les sages, les philosophes qui n’usent pas de l’autorité mais de la raison. « L’éclat des grandeurs terrestres n’a point de lustre pour ceux qui sont dans les recherches de l’esprit. Archimède n’a point à faire le prince, bien qu’il le fût ».

Enfin le plus élevé, celui de la charité, invisible des charnels et des gens d’esprit. Le Christ et les Saints dans le dénuement et la faiblesse représentent les plus hautes valeurs, celles de l’amour. La bassesse de Jésus Christ révèle la grandeur qu’il vient faire paraître.

« Il y a des gens qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes, dans la sagesse, qui ne vaut qu’en Dieu ».

La concupiscence et la force, qui sont à l’origine du système politique en général (Pascal n’en distingue pas plusieurs) et qui en assurent par des moyens appropriés la perpétuation (de la domination) ont besoin que l’imagination prenne le relais en «rendant juste ce qui est fort, puis qu’on ne peut rendre fort ce qui est juste ».

Les liens sociaux que Pascal nomme des « cordes », sont des cordes d’imagination et de nécessité.

« Il faut avoir une pensée de derrière à juger de tout par là. En parlant cependant comme le peuple ». Tout ce qu’on peut faire, c’est de ne pas dire au peuple que les lois ne sont pas justes, parce qu’il n’y obéit que parce qu’il les croit justes. Voilà donc toute sédition prévenue et le mensonge à la base de l’ordre social ! Voilà où conduit le postulat, sur lequel Pascal ne reviendra jamais, à savoir que le cœur humain est gangrené, comme les actions humaines, qui ne sont rendues respectables que par la comédie de leur représentation.

Juges et médecins, en particulier, n’ont ni le véritable art de juger, ni celui de guérir. Leurs habits, par l’illusion, les rendent crédibles. La politique, elle, pour s’imposer, n’a pas besoin d’habits : il lui suffit des « trognes armées » qui entourent les puissants.

La contestation soixante-huitarde n’était que guimauve en comparaison de celle-ci, où tout dit que « l’homme est un loup pour l’homme », situation que Pascal vit tragiquement.

Pour la nécessité de l’ordre social, aux gens en place qu’il n’estime pas ou qu’il méprise le subordonné Pascal concède tout au plus des « respects d’établissement ».

À ce stade de sa réflexion, aucune lueur d’espoir n’éclaircit ce pessimisme. Rien à espérer. L’image qui résume le mieux cette situation atroce, c’est celle du cachot, qui revient à quatre reprises dans les Pensées. Dans cet emprisonnement de l’homme, dont « le cœur creux n’est « qu’ordure » se voit le mieux, évoquée avec véhémence, sa misère ».

 On peut vraiment parler ici d’obsessions et de hantises. Passé du paradis intellectuel des mathématiques, du monde clos de la science en pleine jungle sociale dissimulée sous la politesse, sans préparation, sans avoir été lui-même averti par ces expériences, que l’enfant, puis l’adolescent, puis l’homme jeune font progressivement de ces pièges, de ces coups fourrés qui régissent la vie sociale et qu’on apprend ainsi à éviter, Pascal, formaté par la représentation idéologique que lui a injectée Port-Royal, ne voit qu’enfer dans l’imparfaite cité terrestre. C’est la Cité de Dieu qu’il appelle désespérément, conduit par Saint Augustin, comme Dante par Virgile dans la Divine Comédie.

C’est de cette « Saison en Enfer » que naît la théorie des trois ordres, rassurante pour lui.

À partir de son expérience d’honnête homme, avec sa mentalité de savant, il entend tirer du particulier une théorie générale, à la fois sur l’ordre social et l’ordre intellectuel, qui le conduira à l’ordre surnaturel.

Mais par quelles voies ?

 

Dans le grand trouble qui l’agite depuis la nuit bouleversante du Mémorial, Pascal trouve un refuge à Port-Royal : il médite, il écrit sur des sujets religieux, discute philosophie avec monsieur de Saci à propos d’Épictète et de Montaigne, le stoïcien et le pyrrhonien (celui qui doute), entretien dont un tiers a relevé le déroulement. 

Où est le souverain Bien pour l’homme, dans sa volonté tendue, comme celle d’Épictète contre les attaques du Mal et susceptible de triompher de celle-ci, ou bien dans le doute qui relativise ce Mal en vivant et composant avec lui ?

Pascal se dit que l’un complèterait l’autre, si c’était praticable. Mais le plus souvent il faut choisir.

Puisque la société l’a cruellement déçu, il en arrive à penser que « tout le malheur de l’homme vient de ne pas demeurer en repos en une chambre ». Conseil qu’il se gardera bien de suivre, sauf lorsqu’il est cloué au lit par la maladie.

Lui qui critique toute activité, y compris celles utiles à la société, les traitant de « divertissement », hyperactif en science, en polémique religieuse, ne mène pas une vie de Chartreux. Son activité il la pousse jusqu’à épuisement.

« Nos passions ne cessent de nous pousser au dehors. Un rien suffit à nous émouvoir, un rien suffit à nous divertir ».

Ce à quoi s’occupent ces religieuses, parmi lesquelles sa sœur, qui a sacrifié toutes les satisfactions mondaines, adorer Dieu dans le Saint Sacrement, tout ce à quoi s’occupent les Solitaires, humble travail manuel, lecture des livres pieux, prières, formation des enfants, toutes ces actions sans éclat les ramènent à l’essentiel : Dieu, qui a fait l’homme à son image pour qu’il tente de lui restituer celle-ci.

 Tout le reste est vain. Le spectacle du monde le lui confirme.

Il est frappé de l’inconséquence  de cet homme qu’il dépeint « affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, et qui a même une grande querelle qui le tourmente et qui n’est pas triste ». Non qu’il soit tourné vers Dieu : « on vient de lui lancer cette balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon » ; ou bien « le voilà tout occupé à prendre un lièvre ».

Conclusion : « l’homme est misérable ». Nous voici au cœur de la pensée pascalienne : « Vanité des vanités et tout est vanité », comme dit la Bible. Tout aboutit à rien.

« Faiblesse, Misère Infinie, Rien »,  ces mots qu’il jette sur le papier sont des mots-clés pour cet esprit désabusé.

Ce constat n’aboutit-il pas au découragement ou même au nihilisme ? Les Jésuites avaient mis le doigt sur la plaie en montant en épingle un suicide survenu à Port-Royal.

Alors qu’un arbre ne se reconnaît pas misérable, l’homme, lui, prend conscience de sa misère. Ce faisant, il se sent capable d’y remédier, ce qui le valorise par rapport à l’arbre. Cette révélation de la grandeur de l’homme, qui peut nier son néant, Pascal l’a ressentie durant la nuit d’extase.

Mais la conscience d’une faiblesse suffit elle à transformer celle-ci en force ? On est au cœur de la pensée pascalienne, j’allais dire du paradoxe pascalien.

« Je pense donc je suis » : c’est le fondement  de la philosophie cartésienne, à laquelle souscrit Pascal, et qu’il a défendue. Il va plus loin (sans le dire expressément) : « je pense, donc je suis capable de me dominer, si je pense bien ».

La faiblesse de l’homme est celle du roseau qui plie à tous vents, mais  ne rompt pas. La Fontaine l’a montré dans une fable célèbre (composée plus tard). Sa force c’est la pensée. La formule du « roseau pensant » dans sa simplicité (et sa hardiesse d’expression) est le Cogito de Pascal, qui approfondit celui de Descartes.

« C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître  qu’on est misérable ».

La proposition paradoxale, implique toute une série de conséquences. Ou, plus exactement, ce sont ces postulats qui sont à la base de cette affirmation, apparemment incohérente.

  1. La misère, le mal ne portent en eux aucune fatalité : l’homme est libre et non soumis à une prédestination divine.
  2. Une réparation est toujours possible : la volonté humaine, avec le secours de la grâce divine, peut racheter la déchéance originelle. Pascal, converti, montrera dans la Rédemption, le don gracieux du Christ dont l’homme peut, s’il le veut, profiter.
  3. Cette pensée, qu’aucune matière ne peut faire naître, fait de l’homme un être privilégié, doué de ressources, en particulier la raison, qui lui permettent, à condition qu’il en use bien, de surmonter sa misère. Et Pascal, dépassant le rationalisme cartésien d’ajouter : « Il y a une infinité de choses qui dépassent la raison et à laquelle la pensée peut s’ouvrir par des voies autres ».

Lesquelles ?

C’est ce qu’il appelle « le cœur »,  une intuition réfléchie, vérifiée par l’expérience intime, et qui n’est pas fermée au spirituel.

Pour Pascal, le rééquilibrage de la raison s’impose : « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison.

A la « misère de l’homme sans Dieu », il oppose la «grandeur de l’homme avec Dieu ».

L’homme peut participer à sa propre mutation, mais non pas, comme le pensent les sensualistes du point de vue physique et rationnel, mais en échappant aux pièges de l’imagination, aux entraînements de la coutume, et aux séductions de la « volonté » (Pascal désigne ici toute l’affectivité), qui incite l’homme à considérer comme vrai uniquement ce qui lui est agréable. La liberté laissée par Dieu suppose une activité humaine concertée avec lui, et non pas l’usage de la seule raison, censée pure et infaillible, en réalité fragile et mal assurée.

Se reposer en Dieu n’est pas s’exonérer de tout effort personnel.

Pascal tend à privilégier, même dans l’ordre religieux, une discipline de pensée qui n’est autre que celle de l’homme de science appliquée à la vie morale.

C’est ici qu’il faut rechercher l’unité profonde de sa vie et de son caractère.

A la base, c’est la constatation de l’ambiguïté de la nature humaine : l’homme-chimère ne se reconnaît pas lui-même. Misère et grandeur sont inséparables. Sur ces deux éléments apparemment  contraires il faut s’appuyer, « tenir les deux bouts de la chaîne et parcourir tout l’entredeux ».

Pascal ne craint pas la « contrariété » : il l’assume en tant qu’élément constitutif de l’homme.

Se reposer en Dieu n’est pas s’exonérer de tout effort personnel ;  bien au contraire, c’est aller dans le sens de ce que souhaite le Créateur. C’est Sainte-Beuve, dans son « Histoire de Port Royal », qui a remarqué que ces hommes et ces femmes qui ne cessent d’alléguer la toute puissance de Dieu, se sont forgés par la sens de la responsabilité dont ils se sentent investis, des caractères d’acier.

Pascal tend à privilégier, dans l’ordre religieux, une discipline de pensée qui n’est autre que celle de l’homme de science, appliquée à la vie morale. L’unité profonde de sa vie et de son caractère n’est pas à chercher ailleurs. Cette pratique fondamentale repose sur un fondement important : ne jamais oublier l’ambigüité de la nature humaine.

                              

Force est de constater l’extraordinaire souplesse de cet esprit qu’on a dit, bien à tort, rigide. Intelligence et foi se soutiennent mutuellement, sans empiéter sur leurs domaines respectifs.

Ange ou bête ? « L’homme n’est ni ange ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Un centre de gravité entre deux extrêmes. L’homme est une « chimère », « un monstre » (entendons une énigme) : on le savait bien avant Pascal.

Mais Pascal considère cette réalité de plus près.

Il lui donne une explication théologique : la chute et le péché originel obèrent sa destinée mais lui laissent le souvenir d’une perfection qu’il a perdue. Cet homme difficile à cerner flotte entre deux ni…ni. Comment se comporter avec lui, qu’on ne peut fixer, qui oscille et balance ?

« S’il se vante, je l’abaisse

« S’il s’abaisse, je le vante

« Et le contredis toujours

« Jusqu’à ce qu’il comprenne

« Qu’il est un monstre incompréhensible »

Pascal apprend à l’homme à être modeste devant lui-même, conscient de son handicap.

 

Lors de sa conversion, sa pensée n’était pas aussi organisée que je l’ai décrite. Les années suivantes ont fait leur œuvre dans la rédaction des réflexions successives. Mais le germe était déjà là dès janvier 1655.

 

Pendant que Pascal faisait retraite à Port Royal, au début de février 1655, un vicaire de Saint Sulpice, dont le curé était M. Olier, refusa l’absolution au Duc de Liancourt, janséniste convaincu. Une étincelle qui mit le feu aux poudres.

Arnauld attaque dans une « Lettre d’un docteur de Sorbonne », (il l’était) sur ce qui est arrivé dans une paroisse de Paris.

Le Père Annat, jésuite et confesseur du Roi, réplique vertement.

Ces échanges de tir continuent. En juillet, seconde Lettre d’Arnauld à un duc et pair relance la polémique.

On venait de changer de pape, à Innocent X succède Alexandre VII. Quelle attitude allait prendre le nouveau dans la querelle ? Le travail d’Arnauld est immédiatement soumis à la censure de la Sorbonne. Cela donne le ton.

Au début de 1656, Arnauld est censuré, dans des conditions douteuses. Les censeurs auraient recouru au racolage.

S’ouvrent alors de vraies hostilités. Arnauld regrette que ces querelles de théologiens en latin n’intéressent personne. Il faudrait quelqu’un pour les présenter au public des honnêtes gens de manière compréhensible et agréable. Il se dit que le petit Pascal ferait bien l’affaire. Celui-ci  a beau prétendre qu’il n’a jamais écrit que sur des matières scientifiques, ses derniers textes composés dans la maison plaident pour lui. Vingt mille personnes environ, à Paris, forment un public lettré. C’est elles qu’il faut toucher pour les ranger du côté de « la vérité ».  Pascal se dit ignorant de tous les écrits jésuites qu’il lui faudra réfuter. Qu’à cela ne tienne ! On lui fournira toute la documentation et ses écrits seront passés au crible par ces Messieurs, qui donneront avis et suggestions. Pierre Nicole, l’intellectuel en chef de la Maison, sera aux côtés de celui qui sera considéré comme le « secrétaire » employé de la Maison. Pascal se met au travail ! Il lance la  « Lettre à un provincial » le 23 janvier 1656, dix jours après la condamnation d’Arnauld : l’imprimeur la livre le 27. On a fait vite. Les exemplaires payants permettent d’en offrir d’autres gratuits : les mystiques savent aussi bien gérer leurs fonds.

Succès instantané. Des milliers d’exemplaires diffusés, sans doute 10.000 ! La police royale recherche l’auteur de ce pamphlet séditieux signé d’un pseudonyme, Louis de Montalte (voyez Clermont !). Une deuxième lettre sort deux jours plus tard, puis le 9 février et le 23 deux autres. Port Royal est en ébullition.

On a, par précaution, dispersé les élèves des Petites Écoles. La police perquisitionne et demande où sont les presses. Un solitaire naïf ou ironique l’envoie au pressoir à raisins.

Cinquième lettre le 20 mars. Pascal élit domicile dans des auberges bon marché, où il se présente sous le nom de monsieur de Mons. Une fois il loge devant le collège de Clermont, citadelle jésuite. Un des bons Pères arrive pour jeter un coup d’œil. On vient justement de livrer des épreuves fraîches d’encre. Pascal a juste le temps de les dissimuler derrière les rideaux du lit. Ouf !

Quatre jours après la publication de la cinquième lettre, se produit à Port-Royal un événement prodigieux. Marguerite Périer, nièce de Pascal, qui y est pensionnaire, souffre d’une fistule lacrymale infectée qui la défigure. On fait toucher la plaie à un reliquaire contenant la Sainte Épine de la Passion du Christ. Un quart d’heure plus tard, l’enfant est complètement guérie. Le visage a repris son aspect normal. Miracle !

Le miracle ne peut être tenu secret dans la Maison. Le bruit transpire au dehors. On jase. Les jansénistes s’émerveillent de ce jugement de Dieu. Les Jésuites ricanent : « Un miracle qui tombe bien à propos ! ». Dans une lettre ils expriment leur scepticisme.

La Reine, méfiante, envoie son médecin personnel, qui ne peut que confirmer la guérison  extraordinaire, totale et subite, après le toucher du reliquaire. L’archevêque diligente une enquête.

Les 10  et 25 avril, sixième et septième lettre au provincial.

Les Jésuites répondent et critiquent « les impostures » des jansénistes.

Fin mai, huitième lettre. En juin, nouvelle réplique des Jésuites.

Le 3 juillet, nouvelle lettre au provincial.

Dixième et onzième lettre en  août 1656.

En septembre une douzième et treizième lettre.

 

La commission formée par l’archevêque rend ses conclusions : le miracle est validé.

 

En octobre quatorzième, en novembre quinzième, en décembre seizième.

Un véritable feuilleton ! Le pouvoir royal a beau interdire de publier sans nom d’auteur, dès janvier 1657, une dix-septième lettre, encore de Louis de Montalte. Suivie d’une réplique du P. Annat.

La dix-huitième et dernière le 24 mars 1657. Pascal devient le best-seller de l’année ! La verve de cet inconnu, de cet auteur anonyme qui met les rieurs de son côté,  plaît au grand public en défiant le monde clos de la Sorbonne et des Jésuites, en jetant une lumière claire sur des questions obscures.

Son allégresse tourne en ridicule les pesanteurs de l’autorité. Ses arguments font mouche, ses jeux de mots font rire. De mémoire de théologiens on n’avait jamais vu cela !

Pascal se déchaîne. La plume étincelante d’un journaliste-échotier (le journalisme, au sens moderne du terme, n’existe encore pas) tient son public en haleine.

Mais Arnauld arrête la dix-neuvième qui est en chantier.

Le nouveau pape est intervenu par une bulle qui reprend les condamnations antérieures et exige la signature d’un formulaire dans lequel les jansénistes devront approuver les condamnations papales, et donc se renier.

En mai Arnauld reprend la main et lance les «Réflexions d’un docteur en Sorbonne », examine les faits et tente de négocier les conditions de la signature.

En juin, il durcit le ton avec la « Lettre d’un avocat au Parlement, touchant l’Inquisition qu’on veut établir en France ». Mais l’affaire de la signature crée la zizanie à Port-Royal. Certains refusent tout net. D’autres admettent d’accepter avec des restrictions mentales : les propositions sont condamnables comme hérétiques, mais ils nient qu’elles soient dans Jansénius.

En droit oui, en fait non.  On ergote, on tergiverse. Pascal et sa sœur sont dans le groupe des « résistants ». On polémique pendant toute l’année 1657. Le succès des Provinciales a été si grand qu’une édition de l’ensemble sort en juin-juillet 1657, toujours sous le nom de Montalte, puis une seconde en novembre-décembre, cette fois sous le nom de Pascal, qui semble donc à l’abri des poursuites. Entre les deux le livre a été mis à l’Index. Suprême honneur: Nicole, un des principaux de Port-Royal, traduit les Provinciales en latin. Le pamphlet populaire devient un ouvrage à destination des doctes.

Début de la 9ème Provinciale : Contre la dévotion aisée.

« Monsieur,

Je ne vous ferai pas plus de compliments que le bon Père m’en fit la dernière fois que je le vis. Aussitôt qu’il m’aperçut, il vint à moi et me dit, en regardant dans un livre qu’il tenait à la main : Qui vous
ouvrirait le Paradis ne vous obligerait-il pas parfaitement ? Ne donneriez vous pas les millions d’or pour en avoir une clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait ? Il ne faut point entrer en de si grands frais ; en voici une, voire cent, à meilleur compte.
Je ne savais si le bon Père lisait, ou s’il parlait de lui-même. Mais il m’ôta de peine en disant : ce sont les premières paroles du beau livre du P. Barry de notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon Père ? En voici le titre, dit-il :

« Le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer ». Eh quoi ! Mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel ? Oui, dit-il ; voyez le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes : Tout autant de dévotions à la mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le paradis tout entier, pourvu que vous les pratiquiez :  et c’est pourquoi il dit dans la conclusion  qu’il est content si on en pratique une seule.

Apprenez-m’en donc quelque une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il : par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images ; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge ; prononcer souvent le nom de Marie ; donner commission aux anges de lui faire la révérence de notre part ; souhaiter de lui bâtir plus d’églises que n’ont fait tous les monarques ensemble ; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir ; dire tous les jours l’Ave Maria, en l’honneur du cœur de Marie. Et il dit que cette dévotion-là assure, de plus, d’obtenir le cœur de la Vierge. Mais, mon Père, lui dis-je, c’est pourvu qu’on lui donne aussi le sien ?  Cela n’est pas nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Écoutez-le : Cœur pour cœur, ce serait bien ce qu’il faut ; mais le vôtre est un peu trop attaché et tient un peu trop aux créatures : ce qui fait que je n’ose vous inviter à offrir ce petit esclave que vous appelez votre cœur. Et ainsi il se contente de l’Ave Maria qu’il avait demandé. Ce sont les dévotions des pages 33. 59. 145. 172. 258. Et 420 de la première édition. Cela est tout a fait commode, lui dis-je, et je crois qu’il n’y aura personne de damné après cela. Hélas ! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas jusqu’où va la dureté du cœur de certaines gens ! Il y en a qui ne s’attacheraient jamais à dire tous les jours ces deux paroles, bonjour, bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans quelque application de mémoire. Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait fourni des pratiques encore plus faciles,  comme d’avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet, ou de porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Vierge. Ce sont là les dévotions des pages 14. 236 et 447. Et puis dites que je vous fournis pas des dévotions faciles pour acquérir les bonnes grâces de Marie, comme le dit le P. Barry, page 106. Voilà, mon Père, lui dis-je, l’extrême facilité. Aussi, dit-il, c’est tout ce qu’on a pu faire, et je crois que cela suffira : car il faudrait être bien misérable pour ne vouloir pas prendre un moment en toute sa vie pour mettre un chapelet à son bras, ou un rosaire dans sa poche, et assurer par là son salut avec tant de certitude, que ceux qui en font l’épreuve n’y ont jamais été trompés, de quelque manière qu’ils aient vécu, quoique nous conseillions de ne laisser pas de bien vivre. Je ne vous en rapporterai que l’exemple de la page 34 d’une femme qui, pratiquant tous les jours la dévotion de saluer les images de la Vierge, vécut toute sa vie en péché mortel, et mourut enfin en cet état, et qui ne laissa pas d’être sauvée par le mérite de sa dévotion. Et comment cela ? M’écriai-je. C’est, dit-il, que Notre Seigneur la fit ressusciter exprès. Tant il est sûr qu’on ne peut périr quand on pratique quelqu’ une de ces dévotions.

En vérité, mon Père, je sais que les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour son salut, et que les moindres sont d’un grand mérite, quand elles partent d’un mouvement de foi et de charité, comme dans les saints qui les ont pratiquées. Mais de faire accroire à ceux qui en usent sans changer leur mauvaise vie, qu’ils se convertiront à la mort, ou que Dieu les ressuscitera, c’est ce que je trouve bien plus propre à entretenir les pécheurs dans leurs désordres, par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu’à les en retirer par une véritable conversion que la grâce seule peu produire. Qu’importe, dit le Père,  par où nous entrions dans le paradis, moyennant que nous y entrions ?  comme dit sur un semblable sujet notre célèbre Père Binet, qui a été notre Provincial, en son excellent livre De la marque de prédestination n.31 p. 130 de la quinzième édition.  Soit de bond ou de volée, que nous en chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire ?  comme dit encore ce Père au même lieu ? J’avoue, lui dis-je, que cela n’importe, mais la question est de savoir si on y entrera.

La Vierge, dit-il, en répond : voyez-le dans les dernières lignes du livre du P. Barry : S’il arrivait qu’à la mort l’ennemi eut quelques prétentions sur vous, et qu’il y eut du trouble dans la petite république de vos pensées, vous n’avez qu’à dire que Marie répond pour vous, et que c’est à elle qu’il faut s’adresser.

Mais, mon Père, qui voudrait pousser cela, vous embarrasserait ; car enfin qui nous a assuré que la Vierge en répond ? Le P. Barry, dit-il, en répond pour elle, page 465 : Quant au profit et bonheur qui vous en reviendra, je vous en réponds, et me rends pleige (terme judiciaire : je me porte caution) pour la bonne Mère. Mais, mon Père, qui répondra pour le P. Barry ? Comment ! dit le Père, il est de notre Compagnie. Et ne savez vous pas encore que notre Société répond de tous les livres de nos Pères ? ».

 

Transformer un « bon Père » en personnage de comédie, qui prête bêtement l’esprit à tout ce que condamnent le bon sens et l’honnêteté, c’est introduire l’ironie comme arme dans un discours sérieux. Que fit d’autre Voltaire dans ses Contes ? Et c’est pourquoi, antireligieux et ancien élève des Jésuites, il admirait les Provinciales, « le premier chef d’œuvre en prose da la langue française », affirmait-il, non sans quelque exagération.

 

On pourrait croire que pendant les quinze mois où il est occupé aux Provinciales, Pascal s’abstient de toute autre activité.

Pour une future « Logique de Port-Royal », qui ne sera éditée qu’après sa mort, il apporte sa contribution. « De l’esprit géométrique » et « L’art de persuader », sont deux productions majeures dans lesquelles il définit son épistémologie. Pour les élèves de Port Royal il met au point une « géométrie » qu’on lui refuse. Il invente une nouvelle méthode pour l’apprentissage de la lecture à base de globalité.

Et en même temps il fournit à des curés de Paris et de Nevers, sept aux uns, deux aux autres, des écrits  contre la signature du « formulaire » exigé par l’Église pour désavouer Jansénius, des « Ecrits sur la grâce » inachevés, pour situer la position doctrinale de Port-Royal.

Il est la plume de l’opposition aux Jésuites, illustrée par les Provinciales. Son engagement est total.

Au-delà de cette littérature de circonstance, il pense à son grand ouvrage, une Apologie de la religion chrétienne, pour convertir les libertins incrédules. Depuis des années il accumule les notes préparatoires et a rédigé de longs passages sur les thèmes qui lui tiennent le plus à cœur. Il classe ces documents en des liasses enfilées, avec des repères qui ne sont pas tous compréhensibles.

Cette future œuvre qui avait déjà pris forme dans son esprit, c’est sans doute en juin 1658 qu’il la présenta à ses amis de Port-Royal dans la conférence évoquée plus haut et dont il n’y eut, hélas ! aucun compte rendu.

Si l’on regrette cette carence, on peut se satisfaire de toutes ces pensées qui eussent été supprimées dans une rédaction achevée, et dont beaucoup éclairent sa réflexion et sa vie de manière fulgurante.

Contrairement à ce qu’a prétendu sa sœur  Gilberte, il continue à s’intéresser aux sciences. Il poursuit sa correspondance avec Fermat et Huygens sur des problèmes de physique et de mathématiques.

Nombreux sont ses confrères qui suivent son travail scientifique.

Le Père Mersenne est décédé depuis 10 ans,  mais des continuateurs ont pris la relève : le P. Bourdelot, Le Pailleur, Pierre Petit connu à Rouen, Auzout aussi, Desargues revenu à Lyon, Fermat le fidèle, Gassendi, dont Molière reçut les leçons, et qui tâche à concilier la foi chrétienne avec le sensualisme et la morale d’Épicure.  Mort en 1655.

Tout un groupe dont Pascal ne peut se déprendre, quelles que soient ses réticences intimes sur la science. Sa pensée hante toujours les problèmes en suspens.

Une nuit où il souffre d’un cruel mal de dents qui lui ôte le sommeil, se présente à lui le problème non résolu, croit-il, de la cycloïde. On dit alors de la roulette. Il s’agit d’un clou fiché sur une roue qui avance. Quelle est la courbe décrite par celui-ci ? Quelles en sont les propriétés ?

Au matin Pascal pense avoir résolu le problème.

La coutume n’est pas alors de communiquer l’ensemble  de la solution. Il n’existe pas de revues scientifiques.

Il annonce, par une lettre circulaire largement diffusée : « J’ai trouvé la solution de la roulette. Je mets au concours 60 pistoles pour qui m’enverra une solution exacte. Vous avez six mois pour rendre réponse ». Juin 1658.

Le malheureux Pascal ignorait dans quel pétrin il se mettait. Des reproches d’abord : il n’était pas normal que, dans l’affaire, il fût juge et partie. Un tiers devait décider des solutions apportées.

Autre circulaire, qui montre son ignorance de ceux qui se sont déjà intéressés au problème. On ne part pas de rien comme il le supposait. Les oubliés se piquent, même Fermat, qui est, pourtant, un ami de longue date.

Pascal fait alors appel à Monsieur de Carcavy, un parlementaire qui faisait office de Secrétaire perpétuel de l’académie de Mersenne.

Tout passera par lui ; mais il faut allonger les délais ; trois mois de plus. Toujours en 1658, une troisième et une quatrième circulaire tentent de mettre de l’ordre dans le concours.

Pensons aux difficultés de communication de l’époque, en particulier avec l’étranger. Et quand les résultats arrivent, c’est un nœud gordien qu’il faut trancher.

 

La solution de Pascal est contestée. Deux Anglais, Wallis et Wren, prétendent avoir gagné avec une meilleure démonstration. Pascal publie alors un récit de l’examen des solutions et la justification des jugements des concurrents. Personne n’est satisfait. Apparaît alors un Père de Lalouvère, Jésuite à Toulouse, qui prétend avoir lui-même trouvé la seule vraie solution. Pascal soupçonne Fermat de la lui avoir indiquée : petite vengeance contre un vieil ami dont il estimait qu’il lui avait manqué.

En définitive le prix n’est pas attribué, ce qui accroît le mécontentement général.

Pascal est réduit à se défendre dans une « Suite  de la roulette », puis par une « Addition à la suite ». C’est alors qu’il livre au public plusieurs travaux scientifiques restés jusqu’alors inachevés. Il utilise un nouveau pseudonyme : Amos de Dettonville. Sa personnalité ainsi ne sera pas engagée : on jugera plus sereinement.

Et comme les curés de Paris le relancent pour obtenir de nouveaux écrits polémiques, il est amené à tirer un trait sur cet embrouillamini scientifique. Début 1659, Pascal a compris les prétentions, les mensonges, les vanités de ces mauvais joueurs et se tire comme il peut de ce nœud de vipères, où chacun, dans sa prétention défend moins la vérité scientifique que son orgueil personnel. C’est sur une cuisante déception qu’il quitte le milieu scientifique. Dans une lettre à Fermat du 10 août 1660, il déclare : « Maintenant je ne ferais pas deux pas pour la géométrie ».

 

À ce moment il est encore malade, épuisé par ces quatre ans d’hyperactivité. Les Périer le soignent dans leur château de Bienassis, près de Clermont. Sa maladie finit par céder au bout de six mois de repos complet. Tel fut son mélancolique adieu à ce qui avait été son plus grand honneur et sa passion première.

Le retour à Paris lui réservait d’autres surprises, très désagréables.

L’affaire de la signature continuait, plus irritante et plus lancinante que jamais. Deux clans s’étaient formés à Port-Royal, qui se déchiraient. Fallait-il céder ou non au pouvoir à la fois ecclésiastique et royal ?

Jacqueline Pascal faisait partie des récalcitrantes. Ce mot d’elle est édifiant, qui montre à la fois la fermeté de son caractère et de son style : « Si les évêques ont des courages de filles, il faut que les filles aient des courage d’évêques ». Telles étaient ces religieuses déterminées dont l’évêque de Paris disait : « Elles sont pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons ».

 

Jacqueline meurt en octobre 1661, de chagrin, prétend-on, lorsqu’elle a appris qu’Arnauld et Nicole étaient disposés à signer. Ceci pour des raisons de prudence. Le jeune Roi venait de prendre en mains par lui-même les affaires de l’État.

On le savait très irrité contre Port-Royal. Les responsables voulaient sauver les meubles, même aux dépens de la « vérité » ! Sa rancune, il ne l’assouvira, après des phrases d’apaisement et de persécution, les religieuses dispersées, Arnauld et Nicole exilés, qu’en 1710 en faisant raser tous les bâtiments des « Champs ».

Pascal est mort depuis presque cinquante ans.

On imagine le chagrin qu’il eut à la mort de sa sœur.

 

En fin d’année 1661 ou au début de 1662, on ne sait, alors qu’il avait rédigé deux écrits contre la signature, (que les responsables de Port Royal ont fait disparaître), il reçut la visite de ces Messieurs venus lui expliquer  la raison de leur décision, désapprouvée par leur ancien champion. Pascal ne put supporter le choc de ce qu’il qualifiait de « lâche abandon », sacrifier la « mystique » à la « politique », comme dira Péguy. Il sombra dans un évanouissement si profond, si prolongé qu’on le crut mort. On eut une peine extrême à le faire revenir à lui. Sa nièce, qui relate l’évènement, a noté que ses premiers mots furent pour dire qu’il avait « perdu cœur » et qu’il se sentait « anéanti ».

D’autant plus qu’on lui avait fait remarquer que l’affaire ne le concernait pas, qu’il n’était pas prêtre et donc qu’il n’avait donc pas à signer ! Et voilà perdus tous les efforts qu’il avait consentis pour la cause, et les Provinciales elles-mêmes reléguées au magasin des accessoires… l’employé était remercié, son travail terminé. Si l’orgueil de celui-ci était encore vivace, il eut beaucoup à souffrir du procédé.

Peut-on parler d’une rupture avec Port-Royal ?

Si ce n’est pas le cas, une distance s’installe entre les deux. On a vu qu’Arnauld et Nicole ont fait disparaître les deux écrits où il défendait le refus de signer.

Même chose de ces écrits fondamentaux, l’Esprit géométrique  et l’Art de persuader, publiés dans la « Logique de Port Royal » publiée un an après la mort de Pascal sans que la paternité de ces textes lui soit vraiment reconnue.

Enfin, on a vu ce qu’il est advenu des « Discours sur la condition des Grands »,

Après sa déception sur la science, sur le milieu mondain, celle provoquée par Port-Royal a dû être plus difficile encore à supporter.

Il n’y a fait aucune allusion dans les Pensées, mais une lettre à un ami de Clermont, sans doute dans les derniers mois de sa vie, nous apporte des confidences.

Dans les combats menés pour la vérité, il y distingue « ce qui vient de Dieu et ce qui vient de son propre mouvement ». « Dans le cas où il s’agit d’une impulsion personnelle, on s’irrite  contre les obstacles qui surviennent, parce que c’est l’amour-propre qui agit. Dans le second  cas, si l’impulsion vient de Dieu, rien ne trouble la paix de l’homme ».

Et « dans l’action contre la signature, on agit comme si on avait mission de faire  triompher la vérité, au lieu que nous n’avons mission que de combattre pour elle. Le désir de  vaincre est si naturel que, quand il se couvre du désir de faire triompher la vérité, on croit  chercher la gloire de Dieu en cherchant en réalité la sienne ».

La réflexion va loin. Toutes ces polémiques où Pascal s’est investi pendant plus de quatre ans n’auraient-elles pas eu pour effet de faire ressortir, chez celui qui avait voulu se donner tout à Dieu, cet affreux amour-propre, ce « moi haïssable » contre lequel il s’était déchaîné, qu’il avait cru avoir jugulé en lui ? Et voici qu’il le débusque là où il ne l’attendait vraiment pas ! Ce qui s’impose à son honnêteté déçue, c’est une interrogation sur la légitimité de son action, et même de sa vie.

Une seule réponse, pour cet esprit entier et exigeant, changer sa vie, radicalement, afin que Dieu ne se sépare pas de celui qui craint d’être retombé dans le péché d’orgueil.

Moins sensible que les précédentes « conversions », cette résilience le conduit beaucoup plus loin : à rompre toutes ses attaches avec ce qui faisait le but et l’honneur de son existence.

Suivant l’exemple de sa sœur, il abandonnera tout ce qui était sien, pour s’unir complètement et exclusivement à Jésus-Christ, dans une totale humilité. Dernière « renonciation totale et douce ». Douce on l’espère. Il lui fallu beaucoup de courage et de foi pour surmonter une légitime amertume.

 

Pascal a vécu jusqu’à ce jour en homme de sa condition : appartement cossu et bien meublé, domesticité, vêtements sinon de luxe, du moins de bonne façon, un train de maison correspondant à son aisance et à ses relations, un carrosse et des chevaux. Dorénavant, il se voue à la pauvreté. Il vend carrosse, chevaux, meubles et tapisseries, congédie son personnel ; il se défait de sa bibliothèque, ne conservant que la Bible et Saint Augustin. Le produit de ces ventes est donné aux pauvres de Paris. Pour distribuer ces importantes sommes d’argent, il semble qu’il ait recouru, plutôt qu’à Port-Royal, à Saint Vincent de Paul ou à quelqu’un de sa congrégation.

Ce qu’il voulait par cette mutation de sa vie, c’est briser définitivement en lui l’orgueil qui fut la grande tentation de sa nature superbe, dominatrice, inquiète, anxieuse, impatiente. À l’exigence de celle-ci il voulut imposer un contrepoids aussi lourd : l’envahissement de la charité qui ne laisse rien que l’amour de Dieu. « J’aime tous les hommes comme mes frères, parce qu’ils sont tous rachetés ». Voilà qui ne sonne pas très janséniste !

Détaché de tous les biens, il refuse qu’on s’attache à lui-même.

« Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui je ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? Et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Ceux qui voudraient s’attacher à moi, il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher. » Il se retire de ces vains combats, scientifiques, théologiques qui l’ont passionné et où il ne voit plus que gloriole. Peut-être lui revient-il à l’esprit une pensée de Saint-Cyran dans une lettre à Sainte Jeanne de Chantal : « Plus on se désintéresse dans les œuvres de la charité, plus on avance dans l’amour de Dieu. Ces âmes qui servent Dieu dans le désintéressement général de toutes choses accèdent à la vraie pauvreté évangélique du corps et de l’esprit ». Ce dernier Pascal, par le dénuement volontaire, réalise  ce que sa sœur Gilberte considère comme la sainteté ; elle-même souffrant d’une certaine froideur de son frère à son égard, dont elle comprend mal la raison.

Il applique à la lettre le détachement progressif et total de ceux qui s’abîment en Dieu : « Relinquere sua, suos, se ». (Abandonner ses biens, les siens, enfin soi-même.)

Pendant l’hiver 1661 – 1662, Blaise Pascal, alité, est plongé dans la méditation dans un esprit de pénitence. Est-il passé au-delà ? Non. L’homme d’action vit toujours dans le mystique. Il n’a plus d’argent ; il est même obligé d’emprunter pour se soigner. Et c’est alors que naît dans son esprit, le projet des « carrosses à cinq sols » pour rendre service aux pauvres, le bénéfice escompté devant revenir à ceux-ci.

« J’aime la pauvreté parce le Christ l’a aimée »

« J’aime les biens parce qu’ils donnent les moyens de soutenir les misérables ».

 

Mais les bonnes intentions ne lui suffisent pas : il veut passer à la réalisation. Il s’est démuni de tout : le Duc de Roannez, ami fidèle, réunit des capitaux, obtient les autorisations royales.

Dans cette ville où les distances à parcourir sont déjà importantes, une société mettra à disposition des piétons des carrosses circulant sur le même trajet d’une extrémité de Paris à l’autre. Les lignes comportent des arrêts fixes et se croisent à des emplacements qui sont autant de changements. Le plan nous a été conservé : on dirait un mini métro. De son lit, Pascal est informé de tout, des capitaux réunis pour l’opération, des achats de matériel, du recrutement des personnels, de l’approbation nécessaire des autorités. Avec son homme de confiance et ami, et même la collaboration de sa sœur, il n’y a que lui pour manier des capitaux qu’il ne possède pas !  Je doute que les banquiers modernes se soient inspirés de son exemple : ils ne travaillent pas, eux, comme Pascal, au profit des pauvres…

Sur les bénéfices escomptés, Pascal s’est réservé mille francs, mis à disposition des plus démunis. Par lui il ne conserve rien.

L’opération fut engagée le 7 février 1662, et reçut un accueil favorable. Gilberte Périer, chargée de vérifier la bonne marche de l’opération, aperçut immédiatement le défaut. Les carrosses étaient faits pour huit personnes. Ceux qui partaient de la tête de ligne les remplissaient, ce qui obligeait ceux qui attendaient aux arrêts de laisser passer les voitures qui arrivaient de quart d’heure en quart d’heure déjà pleins.  Et à force d’attendre, ils préféraient se rendre à pied à leur destination.

Ils patientèrent un an puis se lassèrent. L’entreprise fit faillite. Pascal était mort en août 1662. Il fallut attendre la seconde partie du XIXème siècle pour que l’idée fût reprise.

Quels sont les utilisateurs des bus et des métros qui ont une pensée pour l’inventeur Pascal ?

Mais quels sont ceux qui, devant leur télé, savent à qui ils la doivent ?

 

Celui qui s’était entièrement donné à Dieu restait un maître aussi bien de l’abstraction que de la technique. Son dernier avatar est celui d’un ingénieur urbaniste mettant son invention au service des pauvres !

 

L’ingénieur urbaniste grabataire dispose de longs moments pour la méditation.

Méditer, pour lui, c’est vivre dans la familiarité avec le Christ, le Christ des douleurs, qui le rapproche de son propre état, le Christ de l’Agonie, celui qu’il avait rencontré dans la Mémorial et le Mystère de Jésus. Christ est son unique médiateur.

D’autres, en son siècle, ont prié la Vierge des Sept Douleurs, des martyrs soumis à la torture. Lui, Pascal, n’en fait jamais mention.

La ligne directrice de sa pensée religieuse, c’est l’évangile de Jean : le Verbe est de toute l’éternité, il s’est fait chair, il a habité parmi nous. L’Incarnation, c’est à la fois Dieu manifesté et voilé.

Tout son effort, en cette fin de vie douloureuse, c’est de dégager ce visage divin qui l’accompagne sur sa Via dolorosa.

Il a composé pour son usage personnel une « concordance » qui fond les quatre évangiles en un seul, dont les 354 sections servent de base, tour à tour, à sa méditation.

Son mysticisme n’a plus rien de l’angoisse qui se manifestait dans le Mémorial, malgré le « Feu » qui le brûlait.

La tranquille présence de Dieu en lui le rassénère.

« Que je m’estime heureux dans l’affliction et que, dans l’impuissance où je suis d’agir au dehors, je sens tellement que vous purifiiez mes sentiments qu’ils ne répugnent plus aux vôtres. Ainsi je vous trouve au-dedans de moi puisque je ne puis plus vous chercher au dehors à cause de ma faiblesse ».

Cette prière qui accompagne sa maladie  de1659, il ne peut que  la répéter que deux ans plus tard, comme la « Prière pour le bon usage des maladies », antérieure de plusieurs années, mais qu’il ne cesse de se redire à chaque assaut du mal.

« Je me prépare à l’heure où je serai arraché aux choses auxquelles je suis attaché et où j’ai mis tout mon cœur ». Ni amertume, ni lassitude, mais un abandon confiant à celui qu’il reconnaît pour son Père et son Dieu. En face d’un Dieu dont « l’esprit est si bon, si doux en toutes choses » il est devenu serein. Il a trouvé la paix de l’enfance, celle qui console de tout mal. C’est ce qui frappera le plus le prêtre qui l’assistera en ses derniers moments.

Souvenons-nous que le petit Blaise n’aura pas connu la douceur de l’enfance. Il la découvre, enfin.

Le voici loin de la religion anxieuse et querelleuse de Port-Royal.

 

De plus en plus affaibli, Pascal aurait souhaité se faire transporter aux Incurables pour mourir parmi les plus pauvres des pauvres.

Sa famille s’y opposa. Et comme il avait laissé son logement à une famille de malheureux, ce fut chez sa sœur et son beau-frère qu’il vécut ses derniers jours.

 

L’abbé Beurrier, curé de Saint Étienne du Mont, qui l’assista, tint à faire le récit de ses ultimes dispositions d’esprit pour répondre aux calomnies (des Jésuites ?) qui le montraient insoumis à l’Église : « c’est un enfant humble et soumis à l’Église ». Et il répète : « C’est un enfant !». Il y a dans les Pensées une ébauche de confidence, très émouvante dans sa brièveté : « Quand j’étais petit… » Et derrière, un grand blanc. La mort lui permit de le combler.

 

Hyper intelligent, hypersensible, sa sensibilité étant encore exacerbée par la maladie, Pascal a conduit sa vie comme cet attelage dont parle Platon dont les chevaux tirent en deux sens, en haut et en bas. La « contrariété » qu’il ressentait en lui, comme il la trouvait aussi au dehors, il a tout fait pour la dominer, dans la science, dans le monde, dans la religion, en des combats dont il mesura in extremis la vanité. Lorsqu’il eut trouvé la paix, c’est à un écrit intime (c’est le troisième dont on a connaissance) qu’il confia sa joie. « Mon Rédempteur, d’un homme plein de misère et de faiblesse, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ses maux par la force de sa grâce.

J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes…

Je ne rends point le mal à ceux qui m’en font mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes »….

 

Cette sagesse de détachement, que les Stoïciens nomment ataraxie (absence de troubles), ceux-ci prétendent y accéder par leurs propres forces.

En revanche, la force de Pascal, la voici :

                « J’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger ».

Que, dans la dernière partie de sa vie, son parcours l’ait détaché comme il avait fait pour le monde et la science, de l’esprit sectaire de Port-Royal, nous en avons une preuve dans une lettre bien peu émue, bien chiche d’admiration, adressée par Pierre Nicole à un de ses amis. Elle est du 3 septembre 1662, quinze jours après la mort de Pascal, qui était son proche collaborateur dans la rédaction de ses principaux textes :

« Pascal sera bien peu connu dans la postérité, ce qui nous reste de lui n’étant pas capable de faire connaître la vaste étendue de cet esprit ; mais il n’y perd pas grand-chose, en vérité.

C’est bien peu de chose que les hommes, leur réputation et leur jugement. Cependant que reste-t-il de ce grand esprit que deux ou trois petits ouvrages, dont il y en a de fort inutiles ? »(sic)

 

Voici l’éloge le plus mesuré, à peine décent.

Nicole ignore les liasses de documents qui deviendront les Pensées. Celles-ci connues, Port-Royal y mettra la main à son profit.

Voici à nouveau Pascal posthume utilisable !

 

 

 

 

 

 

 

Laissons le mystère d’une vie qui, malgré les éclairages qu’on a tenté d’y jeter, garde une grande partie de son mystère. Tentons d’évaluer l’influence de Pascal dans notre culture.

 

Les théorèmes de Pascal sont étudiés par nos jeunes élèves. Mais reconnaît-on une culture seulement dans des théorèmes, et dans le calcul des probabilités ?

Le vide, la pression atmosphérique restent des éléments importants dans notre physique. Le pascal unité de mesure ne cesse de nous le rappeler. Lorsque nous prenons en main notre calculette ou que nous montons dans le bus, aurons-nous l’idée de nous écrier : Merci monsieur Pascal !

 

Le statut des inventeurs est d’être oublié. On profite de ces acquis difficilement obtenus, facilement utilisés, sans plus de façons !

Homère n’a rien inventé, Shakespeare non plus, Voltaire non plus. Ne sont-ils pas plus ou aussi présents que Newton, Lavoisier et même Pasteur, qui nous ont donné, de notre monde, la connaissance fondamentale ?

 

J’ai entendu autrefois un garçon de café s’exclamer : « On peut dire que vous êtes cartésien, vous !». Ce qui m’a amené à jauger la gloire de Descartes.

Aurait-il pu remplacer par : « On peut dire que vous êtes pascalien» ?  Je me permets d’en douter. Ce qui donne la mesure de la participation de Pascal à notre culture, réelle mais peu prisée.

 

Tout ce qui été pendant trois siècles la domination de l’homme sur le monde, la création de technologies de plus en plus sophistiquées est imputé à juste titre à l’esprit cartésien. Il a fallu attendre l’époque contemporaine pour qu’on pousse plus loin la réflexion sur les limites à apporter à cette domination et à l’exploitation de la planète. Pascal, il faut reconnaître, fait pâle figure à côté de cette raison triomphante : on le jugerait volontiers sectaire et intolérant, confit  dans son mysticisme.

Sur le plan moral, la lutte entre Pascal et Voltaire a tourné à l’avantage de ce dernier. Les sociétés modernes à dominantes hédonistes ont peine à concevoir la présence et l’action sur l’homme d’un Dieu personnel, que la raison ne suffit pas à prouver. A considérer Pascal de plus près, pour lui, l’usage de la raison, indispensable pour accéder à la vérité, est assorti de précautions que Descartes, plus confiant, a négligées ou réduites.

La fragilité de la raison demande un traitement délicat.  Il est vital pour chacun « de savoir où douter, où il faut assurer et même se soumettre où il faut. Qui ne fait pas ainsi n’entend pas la force de la raison ». Telle est l’exigence pascalienne, très rigoureuse.

Celle-ci doit aller jusqu’à reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui surpassent la raison. Que si des choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?

Un rationalisme sûr de lui, a éliminé toutes ces précautions, et, en particulier, l’accès au spirituel.

Le scientisme du XIX° siècle considérait les pensées humaines comme des produits chimiques, à analyser comme tels. Le matérialisme sensualiste était passé par là.

-A la réflexion, les bases pascaliennes sont peut-être plus sûres que celles de Descartes. Alors que celui-ci, dans sa physique, donne la préférence à l’argumentation rationnelle sur l’expérimentation qui donne tort à celle-ci, l’attitude de Pascal se situe exactement à l’opposé et c’est celle que retiendra la science.

-La notion de progrès sur qui repose toute l’évolution des sciences est exprimée beaucoup plus rigoureusement par Pascal. « Toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. Les Anciens n’étaient  que l’enfance des hommes. Ils doivent être admirés à cause des résultats obtenus avec le peu de principes qu’ils avaient et excusés de leurs erreurs.

 Il leur manquait le bonheur de l’expérience ».

Pour Pascal, l’expérience de la matière n’est pas la même que celle des idées et de l’esprit.

 

Cette science en perpétuel progrès, fondée sur l’expérimentation, cela paraît aujourd’hui une évidence. Rendons à César…

 

Il ne faisait pas bon soutenir cette hérésie au temps de Copernic, Galilée et Pascal. Kepler avait pris du champ, Descartes aussi, par rapport aux censeurs, fanatiques de la Bible.

Pascal qui lisait celle-ci assidûment, ne se limitait pas à une interprétation littérale. Parallèlement il en prônait une autre, de nature spirituelle. « La lettre tue ».

 

Comment se mettre en possession de la vérité scientifique et, plus difficile encore, de la vérité morale ?

Le « Discours de la Méthode » est, à juste titre, considéré comme une ascèse générale de la pensée. Il met en valeur « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles pourvu que l’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres ». Pascal, qui approuve ces fondements de la raison, est-il aussi persuadé que «le bon sens est la chose la mieux partagée au monde » ?  Pour lui « les principes faux sont aussi puissants pour emporter la croyance que les véritables ». Les « puissances trompeuses » abusent même « le plus grand philosophe du monde ».

 

Et dans « l’Esprit géométrique » et « l’Art de persuader » qui sont son « Discours de la méthode » combien plus exigeant se montre-t-il pour déceler les sources multiples de l’erreur ! Il en dénombre huit qui lui paraissent fondamentales ; et si, de mauvaise grâce, il les réduit à trois, c’est parce que d’aucuns désespèrent de pouvoir prendre en compte toutes ces restrictions.

 

La complexité des mouvements de l’esprit et l’interaction des différents facultés qui brouillent l’accès à la vérité sont peut-être chez lui plus sensibles que chez Descartes ;

 

Surtout c’est à Pascal qu’est due la distinction fondamentale entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse : deux façons d’aborder la vérité. « Le premier raisonne sur des principes palpables, mais éloignés de l’usage commun, de telle sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, le second où les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde, on n’a que faire de tourner la tête. Il n’est question que d’avoir bonne vue. Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient la vue bonne. Car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent. Et les esprits fins seraient géomètres s’ils pouvaient plier leur vue aux principes inaccoutumés de la géométrie. Les esprits faux ne sont ni fins ni géomètres ».

Ce Descartes trop sévèrement jugé « inutile et vain », était-il un esprit fin pour l’auteur de l’Esprit géométrique ?

 

On aurait tort de croire que ces principes solides de Descartes et ceux plus exigeants de Pascal sont admis communément et mettent les savants à l’abri de l’erreur.

 

Une récente dispute entre météorologistes et physiciens de la terre, passionnante à suivre, d’autant plus qu’elle est conduite par des hommes passionnés, sur le réchauffement terrestre, a fait ressurgir les doutes  sur la justification de la méthode employée et de la qualité de l’expérimentation ?

Le préjugé, la passion, la précipitation des observateurs ont-ils eu une place dans ces vérités nouvelles données pour assurées par certains, et mises en doute par d’autres ?

 

Tous ces chercheurs ne peuvent seraient bien inspirés de se référer à Descartes et Pascal !

 

Pour revenir à ce dernier, on lui reproche de mêler l’affectivité à la science lorsque « le silence éternel de ces espaces infinis (l’) effraye ».  Mais il avait l’œil plus collé au télescope et, pour l’infiniment petit, au microscope du P. Mersenne que Descartes. Celui-ci n’était pas le moins du monde ému par la place de l’homme dans ce « petit canton de l’univers », perdu entre deux infinis.

En définitive, on peut penser, que le destin humain importait moins à l’un qu’à l’autre.

L’attention de Descartes serait plutôt tournée vers la nomination des choses.

 

Une différence essentielle peut être aussi relevée entre les deux.

Tout occupé à construire un système philosophique et scientifique cohérent, Descartes sépare radicalement ceux qui pensent juste et ceux qui pensent faux. Les contraires sont incompatibles, les « contrariétés » (c’est le terme pascalien) sont à éliminer ; ce que refuse Pascal. Pour qui la vérité ne s’impose de façon absolue que dans ce que nous livre une bonne expérimentation scientifique. Science et religion vivent dans des domaines séparés, chacun libre chez soi. Ébauche d’une laïcité intellectuelle.

« Si la terre tourne, le pape ne l’empêchera pas de tourner, il tournera avec elle ». la citation mérite d’être répétée, mais la méthode s’applique à la gestion de toute pensée : « Lorsque quelqu’un est dans l’erreur, au lieu de le reprendre en lui montrant la fausseté de son propos, mieux vaut lui représenter qu’il détient une partie de la vérité et que l’autre est à sa disposition, pourvu qu’il veuille bien l’examiner ». Le procédé, au lieu de durcir l’opposition, ménage la susceptibilité de l’autre et l’incite à l’ouverture de l’esprit.

Un art d’agréer complète celui de persuader et, en cela, Pascal s’avoue l’élève de Montaigne et de son « inimitable art de conférer. »

Mais, c’est sur leur conception de la nature humaine que Pascal et Descartes divergent le plus.

Obnubilé par le péché originel et sur l’inclination au mal qui en provient, hanté par l’idée que la grâce divine peut manquer à l’homme, toutes idées qu’il a puisées chez Saint Augustin, Pascal ne peut se défendre d’une conception tragique de la vie et pessimiste de la société.

Pour Descartes, dont Dieu n’est pas le principal souci :  on oserait dire une utilité pour soutenir le monde, une notion domine : l’homme apte à se former et à se réformer lui-même dans sa liberté peut légitimement s’estimer, « parce qu’il connaît que cette libre disposition de sa volonté est vraiment sienne et que, s’il sait en user bien, il est en mesure de pratiquer la vertu ». Cette estime de soi, loin d’être orgueil ou amour propre ou « moi haïssable » Descartes l’appelle « générosité ». Le mot abonde chez Corneille. (« Ta générosité doit répondre à la mienne » Le Cid) il est absent des Pensées. On peut remarquer que Pascal a connu Corneille à Rouen et n’a pas fait le moindre effort pour se lier avec lui. Descartes se montre méfiant envers la théologie ; Pascal, au sortir de la science, s’y précipite.

En revanche il est un point sur lequel il se montre original par rapport à son siècle : aucune conversion religieuse ne doit être obtenue par la force, en vertu de la séparation des trois ordres : la « chair » n’a rien à voir avec la « charité » ni aucun titre à prétendre la dominer.

On est dans la même logique que la séparation entre la science et la religion. Dieu n’est pas à la portée de l’autorité de la raison ni du politique. Il n’est sensible qu’au « cœur », quitte à passer par le « pari » pour incliner celui-ci, tout en utilisant si besoin « l’automate ». Ce Dieu voilé, le rechercher, c’est déjà le connaître… Sous ce rapport, Pascal est vraiment un chrétien moderne. Le cardinal Ratzinger désire qu’on voie dans son livre « Jésus de Nazareth » l’expression de sa « quête personnelle de la face du Seigneur ».

 

Pascal est, me semble-t-il, un passeur pour notre temps de crises et d’incertitudes, où l’on doute d’un ordre possible.

L’organisation de notre monde est-elle rationnelle  et juste ?

Comment peut-elle le devenir ?

 

La condition humaine : « Misère, Infini, Rien »  Et pourtant « grandeur de l’homme »… Nous sommes dans le monde de « l’homme incertain », le nôtre, qu’il faut assumer..

La conscience de ce « rien » avait incité Bergson, qui n’avait pas tout vu du XXème siècle, à demander pour l’homme « un supplément d’âme ». Lorsque l’on fait le bilan de la totalité de ce siècle,  ne se laisserait-on pas entraîner  à le juger ainsi : « tout n’est que haine » ? Une humanité enfermée, comme celle de la caverne platonicienne qui, de la réalité des Idées, ne perçoit que des ombres, s’en désespère, et cherche en vain un espoir pour connaître le vrai.

Pascal a repris ce mythe en noircissant encore le trait.

 

« Qu’on imagine un nombre d’hommes dans les chaînes et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur condition dans celle de leurs semblables, et se regardent l’un l’autre avec douleur et sans espérance attendent leur tour ».

                                                                             

Le XX° siècle a vu se réaliser cette horreur, qui , chez Pascal, n’était après tout qu’une image-choc.

Notre époque est revenue à un état moins sinistre, sinon en tous lieux, du moins dans ceux où nous habitons. Chacun s’applique à vivre arec intensité, non plus dans un petit canton, mais dans tous les séjours offerts par la planète. Qui s’imaginerait détenu  dans un cachot ?

On joue sa vie comme une pièce dont la scène est l’univers.

Mais voici que Pascal nous rappelle : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. »

Quel est celui, s’étonne-t-il, qui se satisferait de jouer au piquet pour se distraire de l’issue fatale ?

Notre civilisation écarte de toutes ses forces la menace et la vision de la mort, autrefois familière. Elle s’agite sans s’inquiéter de la fin.

A ceux qui gardent encore, au-delà du « divertissement », le sens d’une transcendance et d’un destin tragique de l’homme Pascal réplique:

« Au-delà du désespoir où nous entraîne la considération de notre triste condition, nous sentons en nous, cela est clair, des caractères ineffaçables d’excellence ».

L’homme peut déboucher sur l’espérance d’un Réparateur de notre misère, qui pour Pascal est Dieu. Mais ne sont exclus ni l’amour de la vérité, ni la charité, qui collaborent à ce rachat.

On a trop tendance à occulter chez Pascal le promoteur d’énergies.

C’est volontairement que j’ai laissé de côté les grands textes de la philosophie pascalienne. Mieux vaut vous inciter à les lire que tailler en eux à la serpe.

Pascal nous a laissé des sortes d’éclairs de pensée, impressions rapides mais profondes, qu’il eût développées ou supprimées.

Ces bouts de phrases sont souvent aussi parlants que les longs développements. Plaisir de la découverte dans les Pensées :

  1. « Un bout de capuchon arme 25.000 moines ». Ce n’est pas des nôtres dont il est question maintenant.
  2. « Il a quatre laquais » Quels sont ces hommes qui en tiennent d’autres sous leur dépendance, à leur service ? Comment agissent-ils à leur égard ?
  3. « Pourquoi me tuez-vous ? Il demeure au-delà de l’eau ! » Les guerres ont-elles cessé ? Fondées sur quoi, Voulues par qui ?
  4. « La puissance des mouches. Elles gagnent des batailles. Elles empêchent notre âme d’agir. Elles mangent notre corps ».

 

Petites causes, grands effets. Jeu du hasard.

« Le nez de Cléopâtre » (autre pensée) La fumée d’un volcan, la panne d’un moteur, la beauté de Marylin Monroe. Et tant d’autres menues causes qui bouleversent le monde…

 

Pascal ne voit dans le monde que des dissonances. Dans les structures et dans le jeu de l’esprit humain, dans la marche des sociétés, aussi. Nous vivons dans des dissonances. Péniblement .

Les imperfections, les déviances, les crimes des la Cité Terrestre, tels que les avait dénoncés Saint Augustin, ne les retrouve-t-on pas sous les mêmes formes ou sous d’autres, amplifiés par les progrès techniques, du XVIIIème siècle à nos jours ?

Voltaire les dénonce avec plus de verve encore que Pascal !

Comment les hommes ont-ils aspiré à un Eldorado ou à une Cité Céleste ? Avec ou sans Dieu, avec quels errements de parcours ? Quels paradis sont devenus des enfers ?

 

Le monde n’est pas harmonieux, et pourtant, il existe des hommes et des femmes qui, pour hâter la venue du Royaume, donnent tout et d’abord eux-mêmes, pour soulager les « pauvres »… Ils ont tout misé, comme Pascal, sur un « pari » devenu foi.

Même si l’esprit de domination du « moi » (Superman est à l’œuvre) impose sa créance tantôt par la force brutale, tantôt par l’intimidation répétitive qui envahit les esprits par l’effet de l’automate sans même qu’ils en soient conscients !

Je louerai Pascal, défenseur, en un temps d’oppression, de la liberté de penser et des exigences de celles-ci. Je le louerai de la prudence, de la méfiance qu’il apporte dans l’exercice de la pensée et de la foi, de la conscience aigüe qu’il a de la diversité et de la dignité des vies humaines, même dans la déchéance, de la loyauté de ses combats. Je le louerai du scepticisme qu’il affiche sur les actions politiques censées apporter aux hommes des filtre de bonheur. Pascal annonce ce que notre temps a appelé une « littérature engagée », mais non pas, du côté des égorgeurs, mais de « ces témoins qui se font égorger ».

Si ce mouvement n’était que passion ou emballement idéologique, il aurait pu verser dans la démesure. Mais il ne cesse de le contrôler par une raison exigeante et surtout en se mettant en jeu lui-même et sa propre vie, méfiant à l’égard d’un « moi » qui génère tyrannie et orgueil. En somme, un existentialisme surveillé, qui, partant de soi, refuse le prêt-à-penser…

« Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher ».

 

Peut-être est-ce là le dernier mot de Pascal : pas de système, un engagement ouvert, vécu ?

 

J’allèguerai, pour terminer, deux témoignages contemporains, l’un d’un croyant, l’autre d’un incroyant, afin de faire entendre l’écho de la pensée pascalienne, de nos jours.

 

Le théologien Urs von Balthasar, cardinal, dans son livre « La gloire et la croix ».

« La quête de Dieu chez Pascal n’est pas seulement de l’ordre mystique, mais elle engage aussi le rationnel.

Ce qui évite le risque d’un Dieu inaccessible dans sa transcendance. (Deus absconditus – Dieu caché)

Son approche d’un Dieu qui se cache renouvelle une conception traditionnelle de l’Église. Une des anciennes hymnes chante Dieu voilé auquel on aspire d’une grande soif et qui se manifeste aux croyants : «  Jesu, quem velatum… »  (Jésus voilé).

Il ne faut pas, assure Pascal, que l’homme de ce Jésus ne voie rien, et non plus qu’il en voie assez pour croire qu’il possède Dieu. Il faut qu’il en voie juste assez pour connaître qu’il l’a perdu ». La tension dans le contact, la difficulté dans l’approche et, pourtant, l’espoir de la réaliser…

Et le théologien de conclure : « C’est la voie tracée par Pascal, où tout chrétien peut s’engager avec profit ».

 

Malraux, athée ou agnostique, au pire moment de juin 1940, lorsqu’il était témoin de l’écrasement de la France, écrit sans citer Pascal, mais dans un état d’esprit pascalien (les Noyers de l’Altenburg)

« Depuis des millénaires, la plupart des hommes vivent au jour le jour. Un intellectuel n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais un homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage, ordonne la vie.

 

Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés par hasard entre la profusion de la matière et celle des astres, c’est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant ».

 

Dans les angoisses entre l’invasion de l’avoir et l’amenuisement de l’être où se débat notre civilisation, ces réflexions peuvent apporter une petite lumière allumée au

                                                                      « FEU PASCALIEN »

Dans cette perspective le combat de Pascal n’aura pas été vain. 

 

                                                                                                                             Joseph Beaume

                                                                                                                             Pierrechamps  5 mai 2010

Date de dernière mise à jour : 2021-07-05 10:42:30