Qu'est la VIE
Peut on définir la vie ?
Qu'est-ce que la vie ?
Longtemps savants et philosophes ont cherché à élucider la nature de la vie. L'idée de vie suggérait l'existence de quelque substance ou de quelque force spéciale. On pensait que la "matière vivante", comme on disait alors, différait de la matière ordinaire par une substance ou une force qui donnait des propriétés particulières. Et pendant des siècles, on a cherché à découvrir cette substance ou cette force vitale. En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l 'étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter de définir ce qu'est un organisme vivant et non-vivant. Mais il n'y a pas de "matière vivante". Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes.
La VIE reste donc un mystère.
Mystère que chacun tente de résoudre et ceci depuis l'origine de l'Humanité; Sans succès encore aujourd'hui malgré le temps qui s'écoule.
On peut penser qu'une FORCE qui nous dépasse, qui, extérieure à notre monde matériel, peut être à l' origine de la VIE, et que celle-ci peut n'être qu' une relation à cette FORCE; Que cette relation vienne à se rompre et tout s'écroule, puis que nous mêmes ne sommes pas maître de la vie et donc n'avons AUCUN pouvoir sur elle, sauf celui de la détruire.
Qu'est-ce que la vie?
(texte provisoire d'un premier chapitre
pour une INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE, projet actuellement en suspens)
Tous droits réservés © Ronald de Sousa
La biologie est la science du vivant. La philosophie, elle, s'interroge sur le sens de la vie, aussi bien que sur le sens des mots et des idées. On peut donc attendre de chacune de ces deux disciplines qu'elle mette l'autre à contribution. Dans ce livre, la philosophie invitera la biologie à nous dire qui nous sommes, en tant qu'organismes biologiques. La philosophie, de son côté, se chargera d'éclaircir le sens de certaines questions dont la simplicité n'est qu'illusoire : la vie a-t-elle un but? Comment la biologie serait-elle différente sur une autre planète? L'évolution est-elle une ascension vers des formes toujours supérieures? De quel genre de supériorité s'agirait-il? Y a-t-il des lois de la biologie? S'il y en a, doit-on s'attendre à ce que ces lois s'avèrent réductibles à celles de la chimie et de la physique? Ou est-ce que la science de la vie, au contraire, serait destinée à demeurer radicalement différente des autres sciences?
Nous commencerons par aborder, dans ce premier chapitre, la question la plus générale et peut-être la plus déroutante de toutes : qu'est-ce que la vie? Avant de faire l'inventaire des principales réponses possibles, nous aurons l'occasion de nous pencher sur certaines questions préalables concernant notre démarche philosophique elle-même : qu'est-ce qu'une définition? Y en a-t-il plusieurs sortes? Comment reconnaître celles qui sont adéquates?
QU'EST-CE QUE LA VIE?
L'ampleur de la question nous confronte un peu comme un immense mur lisse. On ne sait trop par où s'y prendre. Les questions typiques de la philosophie font souvent cet effet : qu'est-ce que le temps? le bonheur? l'intelligence? la beauté? Leur caractère insaisissable vaut sans doute à la philosophie une certaine mauvaise réputation : celle d'engendrer des débats aussi interminables que stériles, à propos de questions oiseuses et insolubles.
Nous reviendrons sur ce qui constitue à vrai dire une question philosophique. Mais commençons, pour ne pas donner prise trop vite à de telles accusations, par nous attaquer à un problème un peu plus maniable : comment distinguer, en pratique, ce qui est vivant de ce qui ne l'est pas?
La question s'est posée concrètement en 1996, lorsqu'on a fait beaucoup de cas d'une éventuelle découverte de traces de bactéries sur la planète Mars, ou plus précisément dans certains rochers tombés de la planète Mars il y a quelques milliers d'années. On se souviendra peut-être que le débat soulevé par cette découverte, d'abord fiévreux, s'est vite ramené à des questions extrêmement techniques au sujet de la forme exacte des isotopes de carbones faisant partie de certaines molécules. Débat pour le moins décevant pour qui veut savoir ce qu'est en vérité la vie, car il donne l'impression que la réponse n'est intelligible que pour certains spécialistes. Or il semble bien que la différence entre le vivant et ce qui ne l'est pas saute aux yeux, et qu'ele n'a guère à voir avec ces minuties scientifiques.
Par ailleurs, même du point de vue le plus rigoureusement scientifique, la question qui se posait au sujet des rochers de la planète Mars ne saurait être identique à celle qui nous occupe. Admettons que les spécialistes se soient mis d'accord que seule la présence de telle trace chimique indiquerait qu'il y eût des êtres vivants sur Mars. Il s'agirait là d'un indice, mais non d'une définition.
Pourquoi? La notion de définition exige un éclaircissement. Par ailleurs, le problème de la définition nous donnera l'occasion d'aborder une première fois certains des thèmes principaux qui nous occuperont dans ce livre. En effet, la nature de la définition prête à controverse en philosophie, et son rôle dans la biologie est particulièrement problématique.
LA DÉFINITION
On entend souvent dire que la rigueur scientifique et philosophique exige la définition des termes utilisés. Mais qu'est-ce, au juste, que définir un terme?
Pour définir la définition, il convient d'abord d'en distinguer deux sortes. On pourrait les baptiser définition de dictionnaire et définition encyclopédique. Ces appellations ne sont que des aide-mémoire, car on trouve souvent dans les dictionnaires des renseignements d'ordre encyclopédique, et inversément. Cependant les dictionnaires visent généralement à fournir des expressions synonymes du mot à définir, alors que les encyclopédies aspirent plutôt à nous renseigner sur la nature de la chose. Par conséquent, il suffit de connaître la langue pour être en mesure de déterminer la justesse d'une définition de dictionnaire. Cela n'est nullement suffisant, par contre, pour trancher de la valeur d'une définition de type encyclopédique. Lorsqu'on approfondit une définition à l'aide de données scientifiques, on peut arriver à des formules que le sens commun n'aurait eu aucun moyen d'entrevoir. Témoin, par exemple, la définition scientifique de l'eau : « H2O » précise sa composition chimique, et donc présuppose toute une théorie de la matière chimique, vieille de moins de trois siècles. Elle ne se laisse évidemment pas deviner sur la base du sens familier d'un mot dont chacun sait depuis toujours qu'il désigne un liquide incolore, inodore, et potable.
On verra sous peu qu'il y a des cas difficiles à classer, et que certains de ces cas limites sont précisément ceux qui intéressent la biologie. Les deux types ont pourtant ceci en commun : toute définition vise à préciser ce qui est inclus par un terme donné et ce qui en est exclus. Une bonne définition opère un triage bien défini entre ce qui rentre et ne rentre pas dans son acception : elle précise des propriétés nécessaires, c'est à dire dont le manque garantira l'exclusion de la chose en questions, et (s'il y a lieu) une ou plusieurs propriétés suffisantes pour qu'elle soit incluse. Ainsi, pour répondre au terme de « mère », il est nécessaire d'avoir un enfant; mais cette condition n'est pas suffisante, puisqu'il faut aussi remplir une seconde condition nécessaire, celle d'être femelle.
Il importe de distinguer aussi deux modes d'inclusion ou d'exclusion. Le premier se nomme intensionnel. Il s'agit de l'inclusion d'une notion dans une autre. Le second, appelé extensionnel, porte sur la classe des individus désignés par la notion en question. Cette distinction se comprendra plus facilement à partir d'un exemple. Pour ne pas trop nous éloigner de la biologie, prenons le terme de mammifère, que le Petit Robert définit comme suit :
Cette définition fournit une liste de traits dont chacun est inclus dans la notion de mammifère. Chacun de ces traits -- température constante, respiration par poumons, etc. -- constitue une condition nécessaire que remplit tout mammifère : si une de ces conditions n'est pas remplie, il ne s'agit pas d'un mammifère. Par contre, puisque il existe d'autres classes, tels les oiseaux, qui jouissent aussi de poumons et de température constante, ces traits ne sont pas suffisants pris un à un. Pris tous ensembles, en revanche, ils sont aussi suffisants pour assurer qu'un animal donné soit bien un mammifère. On dira que le terme mammifère inclut intensionnellement ces conditions. Quant à l'inclusion extensionnelle, elle se rapporte aux animaux eux-mêmes qui remplissent les dites conditions : l'extension des mammifères comprend donc les humains, les chats, les souris, etc., mais non les insectes ni les oiseaux.
S'agit-il là d'une définition de dictionnaire ou encyclopédique?
Hélas, le cas n'est justement pas clair. Certes, toute personne éduquée qui sait le français sera plus ou moins en mesure d'entériner la définition du Petit Robert. Mais on imagine facilement des cas où l'on puisse se tromper sur la suffisance ou la nécessité de certains traits. Les enfants sont parfois surpris d'apprendre, par exemple, qu'il y a des mammifères volants et des mammifères aquatiques. La définition n'en dit rien : elle ne les exclut donc pas. Mais jusqu'au moment où l'on apprend que les chauves-souris ne sont pas des oiseaux, et que les baleines et les dauphins ne sont pas des poissons, rien n'empêche de penser que la définition des mammifère exclut implicitement les habitants de l'air et de l'eau.
Il s'agit donc ici d'une définition qui exprime à la fois le sens du terme, tel qu'il est compris par ceux qui savent l'utiliser, et la nature de la chose en question, telle qu'elle a été découverte par la recherche scientifique. Elle est donc à la fois de dictionnaire et encyclopédique. Voilà qui est typique des définition d'ordre scientifique. En effet, l'élaboration d'une telle définition repose d'abord sur certaines intuitions concernant le sens des mots en question. Sans doute, pour beaucoup, l'extension de « mammifère » a commencé par exclure ceux qui ressemblaient superficiellement à des poissons, ou à des oiseaux. Ce n'est que grâce à des observations plus attentives qu'on a pu remarquer que certains animaux équipés d'ailes ou de nageoires jouissaient de ressemblances plus profondes et plus générales avec les mammifères les plus typiques qu'avec les poissons ou les oiseaux. Plus tard encore, comme nous aurons l'occasion de le voir à loisir au chapitre six, les techniques d'analyse de la matière génétique ont confirmé et précisé ces jugements de ressemblance. Grâce à elles, il nous est maintenant permis d'affirmer qu'il ne s'agit pas simplement de ressemblances, mais véritablement de rapports de parenté. Ainsi, il est littéralement vrai que les loups, les humains, les chauves-souris et les baleines ont des ancêtres en commun que ne partagent ni les poissons ni les oiseaux. Il s'agit là donc très clairement de définitions encyclopédiques dans le plein sens du terme, puisqu'aucune réflexion sur le sens des mots n'aurait pu amener cette conclusion.
Une définition intéressante de la vie sera donc, de toute évidence, une définition encyclopédique. On peut cependant se mettre à sa recherche en s'appuyant sur les intuitions que nous dicte le sens commun, tout en rappelant que ce point de départ ne garantit nullement que l'aboutissement de l'enquête soit, elle aussi, évidente à la seule lumière du bon sens.
Les intuitions du sens commun portent sur les deux modes d'inclusion dont il a été question, c'est à dire à la fois sur le sens du mot et sur son extension. Sur le mode intensionnel, on dira que le sens même du mot vie comprend certaines capacités, sans lesquelles rien ne serait vivant. Le mode extensionnel, rappelons-le, se rapporte aux choses : il s'agira donc de déterminer quels individus sont à ranger dans la catégorie des êtres vivants. Ces deux sources d'intuition donnent parfois des résultats contradictoires. Leur confrontation peut alors mener, par voie d'une sorte de dialectique, à un raffinement des définitions dont on était parti.
Voyons comment pourrait se dérouler une telle dialectique, à partir de ce que nous dicte le sens commun sur le sens du mot vie et sur son extension.
SIX RÉPONSES POSSIBLES
Ce qui frappe tout d'abord chez les êtres vivants, c'est qu'ils bougent tout seuls. (Ainsi Xénophane, philosophe grec du 6ème siècle avant notre ère, avait proclamé que les roches aimantées avaient une âme.) Cette constatation nous suggère une première définition :
Déf. 1 : Le vivant est ce qui jouit de motricité autonome. Cette définition est-elle adéquate? La question peut prêter à controverse. On peut s'en rendre compte en imaginant un petit dialogue entre un défenseur, D, et un opposant, O, de cette définition. Ce dialogue fera ressortir le problème qui menace toute tentative de définition en philosophie, c'est à dire le caractère discutable des termes qui entrent dans la définition elle-même.
le vivant, c'est ce qui bouge tout seul.
O : Dans ce cas, il faut rejeter cette définition. Car, de toute évidence, certains organismes vivants ne bougent pas : c'est plus ou moins ce qui distingue les plantes des animaux. Bouger tout seul ne constitue donc pas une condition nécessaire. [Notons que cet argument fait lui aussi appel au sens commun, puisque il traite comme évident le fait que les plantes sont des êtres vivants : il s'appuie, autrement dit, sur un parti pris concernant l'extension du terme « vivant ».]
D : Mais si, les plantes bougent bel et bien toutes seules. Mais elles bougent lentement et par croissance, non pas, à quelques exceptions près, par locomotion.
O : Soit : ça dépend en effet de ce qu'on veut dire par bouger. Mettons peut-être que la condition soit nécessaire. En tous cas, elle n'est pas suffisante. Sinon, un glacier, qui lui aussi bouge lentement tout seul, ou même les planètes, seraient des êtres vivants.
D : Mais le mouvement des planètes et des glaciers n'est pas de la bonne sorte! Ces mouvements s'expliquent entièrement à partir des forces auxquelles planètes et glaciers sont assujettis selon les lois de la nature. C'est donc qu'ils ne bougent pas à proprement parler tout seuls, comme l'exige notre définition.
O : Est-ce à dire que la différence entre les glaciers ou les planètes et les êtres vivants est que ces derniers échappent aux lois de la nature? Voilà qui serait paradoxal....
D : Non, mais...
O : Laissons donc de côté les glaciers et les lois de la nature. On conçoit cependant que certains objets -- des robots, peut-être -- bougent tout seuls, sans pour autant qu'ils soient vivants. [Ici encore, l'argumentation fait appel au sens commun, qui juge exclut les robots de l'extension du terme « vivant ».))
D : Notre difficulté vient du fait que l'expression « bouger tout seul » n'est pas claire. Si on la comprend correctement, on s'apercevra que tous les êtres vivants, et rien qu'eux, bougent tout seuls. Les robots, eux, ne bougent pas vraiment tout seuls puisqu'ils ne marchent plus dès que leur pile électrique est déchargée....
O : Mais nous non plus, nous ne bougeons plus si on nous coupe nos sources d'énergie! Bouger tout seul ne saurait vouloir dire : bouger sans utiliser de source externe d'énergie. Car justement tout ce qui vit sur terre a besoin de l'énergie qui nous vient du soleil -- soit directement, comme c'est le cas de la photosynthèse chez les plantes, soit indirectement, comme c'est le cas des animaux qui digèrent la nourriture qu'ils absorbent.
D : Sans doute; mais l'être vivant absorbe et utilise l'énergie de manière naturelle, à la différence du robot. C'est ce qui fait qu'il bouge vraiment tout seul dans le sens qui nous intéresse.
O : Mais ce « sens qui t'intéresse », de toute évidence, n'est autre qu'un sens tout à fait arbitraire qui te permet d'insister sur ta définition! Te voilà donc à tourner en rond : en effet l'expression « bouger tout seul », une fois affublée du qualificatif « naturel », n'a plus son sens habituel. Il est donc impossible de vérifier si oui ou non cette condition est en effet nécessaire et suffisante pour marquer la différence des êtres vivants....
Il serait facile de prolonger ce petit dialogue. Mais ce fragment suffit à mettre en relief la difficulté de vérifier si une définition est correcte : il semble toujours possible de défendre une définition, fût-ce au prix de dénaturer le sens de certains mots. On pourrait s'arrêter là. On pourrait dire : tout dépend de la définition qu'on préfère; certaines impliquent que les robots sont vivants, d'autres pas. Mais ce serait là abandonner trop tôt la partie. Nous avons malgré tout le sentiment qu'il s'agit d'une question de fond, et non seulement des conventions arbitraires de notre vocabulaire. Voyons plutôt un échantillon d'autres caractéristiques qu'on a pu croire essentielles à la vie, afin d'en extraire ce qu'elles ont à nous apprendre.
Commençons par une tentative de rafistolage, visant à remédier aux défectuosités de la définition que nous venons de débattre. Dans le débat auquel nous venons d'assister, l'exemple du glacier n'était assurément guère convaincant. Les chances du robot semblaient meilleures. Or, ce qui différencie le robot du glacier, c'est que le robot forme une unité organique qui semble rivaliser avec celle des êtres vivants. Cette observation suggère une deuxième définition possible.
Déf. 2 : Le vivant est ce qui possède une intégrité organique individuelle. Cette définition ne sonne pas trop mal. Elle illustre pourtant une nouvelle difficulté assez caractéristique de toute définition qui se veut tant soit peu substantielle, à savoir que les termes de la définition elle-même sont peu utiles, soit parce qu'ils sont difficiles à comprendre, soit parce qu'ils se réfèrent eux-mêmes implicitement au terme que l'on cherche à définir. En effet, qu'est-ce que l'intégrité organique, si ce n'est justement le rapport qui unit les organes d'un être vivant?
Cette formule nous permet pourtant de faire un pas en avant. Elle propose au moins un critère solide, précisément en ce qu'elle présuppose que tout être vivant est un ensemble d'organes, c'est à dire de parties qui ont des rapports coopératifs entre elles. Il ne s'agit pas simplement d'un amoncellement quelconque.
Cette caractéristique range bien le mouvement de l'animal ou du robot d'une part, et celui du glacier de l'autre. Par contre, si l'on veut écarter les robots -- du moins provisoirement -- la définition 2 ne nous en donne pas les moyens. Car les différentes parties d'un robot, leurs « organes », sont bien certainement liés entre elles par des relations coopératives, d'autant plus claires qu'elles ont été établies exprès par les constructeurs du robot. Toute partie dont la présence ne s'explique pas par sa contribution au tout, sera par là condamnée à être supprimée dans un modèle perfectionné. C'est chez les êtres vivants, au contraire, qu'il semble subsister des « organes » qui n'en sont pas -- des parties du corps, appendice, amygdales, ou mamelles d'homme, qui ne servent apparemment à rien. Faut-il conclure qu'un robot est plus vivant qu'un animal? Évidemment non. C'est qu'ici encore, nous sommes assez sûrs de l'extension du terme pour récuser toute définition qui entraînerait cette conséquence paradoxale. C'est la définition qu'il faut encore modifier.
Par ailleurs, l'intégrité de l'individu pourrait se comprendre par rapport à ce qui est borné par la frontière de sa peau. Un individu comme nous le concevons typiquement occupera un certain espace. La peau sépare l'intérieur de l'extérieur. Mais la peau n'est pas qu'une simple limite : elle est elle-même un organe. C'est dire qu'elle sert les intérêts de ce qui est à l'intérieur au dépens, s'il y a lieu, de ce qui est à l'extérieur.
Deux précisions nécessaires compliquent toutefois la notion simple d'une peau qui ne serait que la frontière entre l'individu et le milieu environnant.
1. La peau est un organe qui fait partie de l'organisme : ce n'est donc pas la frontière entre les l'organisme et le milieu. Elle est plutôt comparable à une zone de transition, qui de par l'activité constante des pores d'une part et sa continuité avec les muqueuses de l'autre, mène un trafic constant entre l'extérieur et l'intérieur. On peut tout de même parler d'extérieur et d'intérieur, puisque ce qui passe cette zone devient par là aliment -- nourriture ou oxygène -- lorsqu'elle vient de l'extérieur, ou déchet, lorsqu'elle passe dans l'autre sens. Mais rien n'est aliment ni déchet, si ce n'est en vertu de ce passage, puisque ces termes n'ont de signification que par rapport aux rôles que jouent les substances en question dans la vie de l'organisme.
2. Il peut y avoir une interdépendance étroite entre le milieu et ce qui est en decà de la peau. En effet, si tout individu semble limité par son épiderme, les actes qui le lient au monde sont contrôlés tout autant par les circonstances dites extérieures que par les systèmes de contrôle (système nerveux ou hormonal) qui font partie de l'organisme physique. Cela est clair dans le cas des tropismes (1) qui régissent, chez les organismes les plus simples, un comportement qui dépend entièrement d'une source de lumière ou d'un gradient chimique. Mais on peut aussi bien le constater dans le cas d'une simple action, comme celle de tendre la main afin de saisir une tasse de café. Les contractions musculaires voulues sont, bien entendu, modulées par le cerveau. Mais comment se fait-il que ma main ralentisse exactement au bon moment pour que l'anse de la tasse soit à portée de mes doigts, sans la heurter ni la dépasser? C'est que tout ce processus met en jeu un circuit cybernétique dont fait partie non seulement mon cerveau et mon appareil visuel, mais aussi la tasse elle-même. La position de celle-ci opère donc un téléguidage, dont le processus passe par mon cerveau mais n'est nullement confiné à l'intérieur de ma peau. L'intégration fonctionnelle des organes, c'est à dire leur coopération, ne se passe pas sans la participation d'un milieu qui n'est pas, lui, un organe.
Peut-être peut-on espérer éclaircir la distinction entre organe et environnement en précisant plus exactement la notion de coopération dont il s'agit. Co-opérer, c'est littéralement travaillerensemble; et travailler ensemble, c'est avoir un certain but en commun, en fonction duquel s'expliquent les activités des « organes » en question. Mais quel but, fixé par qui ou par quoi? Si l'on peut dire que le robot a un but, c'est que justement les ingénieurs l'ont conçu et construit pour qu'il soit utile à quelque chose. Le but d'un robot ne réside pas en lui-même, mais dans son utilisateur ou dans son créateur.
Voilà qui nous ramène à un aspect supplémentaire de la notion d'intégrité individuelle. S'il s'agit vraiment d'un individu, et non pas simplement d'une région dans l'espace hétérogène arbitrairement délimitée, alors on doit pouvoir faire la différence entre ce qui favorise la perpétuation de cet individu et ce qui peut lui nuire. C'est à l'individu que servent le plus directement ses organes, puisque le fonctionnement de ceux-ci est en général indispensable à l'existence de celui-là.
Cette constatation incite à formuler une troisième tentative de définition.
Déf. 3 : Le vivant est ce qui possède une finalité intrinsèque, c'est-à-dire d'un but qui appartient à l'organisme lui-même et non à quelque autre être dont il est l'instrument. Cette définition rend bien compte de l'idée que tout individu vivant est équipé d'organes dont la fonction est de pourvoir à sa survie. Cependant, si la finalité d'un
organe s'explique relativement facilement par rapport à l'organisme dont il fait partie, celle de l'organisme entier n'est pas du tout si claire. A quoi sert un homme? A quoi sert un chat? A quoi sert une fleur? La tradition philosophique et surtout théologique n'a certes pas été à court de réponses à ce genre de questions. Mais ces réponses ne réussissent guère à apaiser notre perplexité.
Il y a d'une part une certain tradition théologique, qui veut que nous soyons les instruments des desseins du Créateur. Nous serions alors, en quelque sorte, les robots du bon Dieu. Idée pittoresque, sans doute, mais dont la véracité ne serait nullement suffisante pour démontrer que nous sommes ni plus ni moins vivants que des machines. D'autre part, une certaine conception biologique de l'évolution voudrait que toute vie individuelle n'ait pour but que la reproduction de son patrimoine génétique. Dans cette optique, toute finalité intrinsèque qui semblerait régir un être vivant ne serait qu'illusion. Cependant, il est clair qu'un tel refus de toute finalité individuelle, quel que fût son bien-fondé, ne suffirait pas non plus à invalider le statut d'être vivant qui est l'apanage des bactéries, des plantes, et des animaux.
L'idée de finalité, et le rôle capital qu'elle semble jouer dans la biologie, nous occupera beaucoup dans la suite de ce livre. (Voir surtout les chapitres 2, 4 et 7). Nous nous bornerons, pour le moment, à souligner la difficulté, voire l'impossibilité, de juger en pratique du bien-fondé de l'attribution d'un but ou d'une finalité à une entité dont aucun dessinateur n'a dressé les plans ni précisé la raison d'être. De fait, l'hypothèse théologique d'une intelligence créatrice qui fît tout pour le mieux dans le meilleur des mondes venait bien à propos combler une lacune scientifique. Elle permettait de postuler l'existence d'une finalité spécifique à chaque espèce vivante (sinon de toujours en deviner la nature). On pouvait alors, sans trop forcer et ne fût-ce que par ricochet, accorder une sorte de finalité intrinsèque à tout individu qui pût se prévaloir d'appartenir à une espèce façonnée dans un but précis par le Créateur. Or, depuis Laplace, voire depuis Lucrèce, la science se targue de ne pas avoir besoin de cette hypothèse. C'est se rendre la tâche sensiblement moins facile; mais la philosophie, encore moins que la science, ne peut s'y soustraire. L'idée de finalité, et à plus forte raison l'idée d'une finalité intrinsèque, demeue trop opaque pour que nous puissions en tirer un critère valable. Le prochain chapitre tâchera de démêler les questions enchevêtrées qu'elle soulève. Mais pour le moment, laissons de côté les critères découlant de la finalité.
Le reste de ce chapitre sera consacré à trois autres critères visant à marquer la différence du vivant. Les deux premiers se présentent comme des définitions de dictionnaire. Le dernier, par contre, relève de véritables découvertes scientifiques. Cette dernière tentative de définition ne sera pas plus évidente au yeux du sens commun que l'est la définition chimique de l'eau, H2O. Elle nous ouvrira cependant une perspective surprenante, susceptible d'éclairer sous un jour radicalement neuf la nature profonde de la vie.
La quatrième et la cinquième définitions ont trait à deux caractéristiques dont la possession chez les êtres vivants typiques ne fait aucun doute : la capacité d'assimiler des substances nutritives tirées du milieu environnant (métabolisme), et la capacité de produire de nouveaux êtres construits plus ou moins suivant le même modèle (reproduction). Si nous prenons ces capacités une à une, c'est qu'il faudra s'interroger sur leur indépendance : l'une pourrait-elle exister sans l'autre?
Déf. 4 : Le vivant est ce qui est capable de métabolisme, c'est-à-dire de reconstruire sa propre substance organique à partir de l'énergie et de molécules ou d'ions chimiques tirés du milieu environnant. La capacité des êtres vivants à cet égard est banalisée quotidiennement par les animaux comestibles. En effet, ceux-ci sont de véritables usines à transformer l'herbe en chair. Les plantes, elles, opèrent une transformation de la matière un peu moins spectaculaire, puisqu'elles tirent du sol et de l'air les matières premières dont elles se constituent et les assimilent sans être obligées de les extraire au préalable de composés chimiquement plus complexes. Mais ce n'est là qu'un détail, puisque, dans tous les cas, il se passe une transformation chimique qui intègre un matériau tiré de l'extérieur à la substance organique de l'individu.
Ce fait fondamental rejoint, tout en les éclaircissant, les deux caractéristiques précédentes. Dans un sens très concret, le métabolisme entretient l'intégrité organique de l'individu, puisque c'est par lui qu'est franchie la barrière qui sépare l'individu de son environnement. Et d'autre part, dans un sens tout aussi concret, on peut constater que le métabolisme sert littéralement la finalité de l'individu, puisqu'il lui permet de remplacer sa substance et de survivre en tant qu'organisme distinct.
Cette quatrième définition semble donc prometteuse. Il faut pourtant émettre deux réserves, qui mettent en doute non pas la suffisance, mais la nécessité de la capacité métabolique. La première réserve soulève une exception possible; la deuxième découle de certaines spéculations qui tiennent de la science-fiction, ou plutôt de la recherche sur la vie artificielle. Commençons par celle-ci.
Nous verrons plus tard en plus de détail quels sont les problèmes soulevés par la tentative de créer une vie artificielle (chapitre 9). Il ne sera pas question des techniques de reproduction artificielle. Ce dernier terme recouvre la micro-injection directe d'un spermatozoïde (la cellule gamétique portant le patrimoine génétique du mâle) dans le cytoplasme de l'ovocyte (la cellule gamétique femelle); la fécondation in vitro (« en éprouvette ») qui est suivie de l'introduction de l'embryon dans la cavité utérine; le clonage, ou multiplication d'une cellule issue d'un animal adulte (un mouton anglais, « Dolly », produit par cette technique fit beaucoup couler d'encre en 1997), etc. Toutes ces techniques interviennent dans la reproduction biologique, et sont donc dans un certain sens des mesures « artificielles ». Mais elles ne prétendent pas manufacturer une forme de vie non biologique.
Or, certains informaticiens ambitionnent de créer une sorte d'être vivant non biologique, au même titre que d'autres travaillent à façonner une intelligence artificielle qui s'incarneraient non pas dans la matière organique mais dans le silicone ou autre matière inorganique. Une telle entreprise est-elle possible? Il semble bien qu'on ne puisse l'exclure à priori; d'ailleurs, la science-fiction nous habitue déjà à considérer l'idée comme banale. Banale ou non, elle est pourtant exclue par la définition trop étroite que nous venons de proposer. En effet, à supposer qu'une forme de vie non-organique puisse exister, on ne pourrait l'enfermer dans une formule qui se rapporte à l'assimilation de molécules ou d'ions chimiques dans une substance organique.
Néanmoins il semble que l'on puisse définir un équivalent plus abstrait du métabolisme. Ce serait l'idée, proposée par certains chercheurs contemporains, d'autopoïèse.
Le terme vient de deux mots grecs auto et poïesis, qui signifient respectivement soi-même et production; il connote donc un objet qui a la faculté de se créer lui-même, de maintenir sa propre structure et de se régénérer. L'autopoïèse caractérise donc toute unité constituée par une organisation de parties plus ou moins constante malgré les changements qui peuvent intervenir dans l'environnement. Non seulement son organisation interne contribue à maintenir l'unité de l'ensemble, mais aussi elle a la capacité de recréer sa propre structure dynamique, en dépit de l'influence de circonstances externes qui auraient tendance à entraîner sa désagrégation (à condition, bien sûr, que le pouvoir destructif de ces circonstances externes ne dépasse pas certaines marges de tolérance). On voit qu'il s'agit là d'une notion plus abstraite que le métabolisme, puisqu'il n'est précisé aucune limitation quant au type de matière qui pourrait le réaliser. Cependant le métabolisme peut être considéré comme un cas particulier de l'autopoïèse, puisque les systèmes digestifs et respiratoires (qui sont les piliers principaux du métabolisme) remplissent précisément les fonctions que nous venons d'attribuer à l'autopoïèse. En effet, on peut constater que les organes des êtres vivants, grâce à leurs fonctions métaboliques, remplissent parfaitement la condition ci-dessus: ils contribuent à maintenir l'unité de l'ensemble, et ont la capacité de recréer leur propre structure dynamique, en dépit de l'influence de circonstances externes qui auraient tendance à entraîner leur désagrégation.
L'avantage de la notion d'autopoïèse réside justement dans sa plus grande abstraction. Elle n'exclut pas nécessairement la possibilité d'une vie qui ne soit pas organique, tout en étant entièrement compatible avec la vie telle que nous la connaissons.
L'autopoïèse n'enraye pas, cependant, le premier motif de doute auquel nous venons de faire allusion. Ce motif fait valoir un contre-exemple. En effet, il y a un type d'entité qui se situe en marge des êtres vivants proprement dits, et que certains veulent inclure, alors que d'autres l'excluent de cette catégorie. Je veux parler des virus.
Les virus n'ont pas la capacité d'autopoïèse : ils sont entièrement dépourvus d'organes de métabolisme. Un virus consiste essentiellement en un tronçon cohérent de substance génétique, qui contient les instructions nécessaires à sa propre duplication. Mais étant dépourvu du cytoplasme qui permet à la moindre bactérie de maintenir sa structure, il n'a aucun moyen propre d'assimiler l'énergie ni les éléments du milieu environnant en sa propre substance. Il doit emprunter au milieu les ressources matérielles et énergétiques dont il a besoin pour se reproduire. Par conséquent, si on se tient à la définition que nous venons d'exposer, les virus doivent être exclus du domaine du vivant puisque cette condition nécessaire leur fait défaut.
Il y a cependant de bonnes raisons de classer les virus parmi les êtres vivants. Chaque virus a une structure caractéristique, qui suffit peut-être à définir son intégrité individuelle. Suivant la deuxième définition proposée plus haut, voilà qui suffirait à le qualifier d'être vivant. De plus, il semble que l'on puisse parler (ne fût-ce qu'au sens large) du comportement d'un virus, et que ce comportement puisse s'expliquer à partir d'une finalité propre : le virus satisferait donc également à la troisième définition. De fait, cette finalité semble n'être rien d'autre que sa propre reproduction. Et sa capacité de reproduction, même dépourvue de toute capacité de métabolisme, peut sembler suffisante pour en dicter l'inclusion dans le domaine du vivant. C'est que la reproduction à elle seule peut paraître un critère de vie à la fois nécessaire et suffisant. Voici donc la cinquième définition :
Déf. 4 : Le vivant estce qui est capable de se reproduire. La notion de reproduction appelle quelques commentaires. On l'applique libéralement tant aux bactéries qu'aux plantes ou aux animaux. Or, dans le sens littéral, il n'y a que les organismes unicellulaires, ainsi que certaines plantes, qui se reproduisent véritablement. Lorsqu'on parle de reproduction sexuée, on entend le terme dans une acception élargie, puisque la reproduction sexuée ne reproduit aucun organisme existant. On devrait plutôt parler de production sexuée. En effet, rappelons que la soi-disant « reproduction » sexuée engendre une combinaison chaque fois absolument nouvelle d'éléments génétiques provenant (dans le cas le plus typique) d'une sorte de tirage au sort. La loterie génétique donne à chaque élément, c'est à dire à chaque gène, cinquante pour cent de chances d'être impliqué dans la nouvelle formule. On peut calculer que chez un animal comme l'être humain, qui possède 23 chromosomes, par exemple, le nombre de zygotes différents qui pourraient résulter de l'union de deux gamètes (oeufs ou spermatozoïdes) génétiquement distincts dépasse de loin le nombre d'atomes dans l'univers entier (2). C'est donc dire que dans le nombre démesuré des individus vivants appartenant à des espèces qui se servent de la reproduction sexuée (c'est-à-dire 95% de toutes les espèces), il n'y a pratiquement que des formes absolument uniques.
Cette variété ahurissante des formes vivantes mériterait peut-être elle-même d'être mise en vedette comme essentielle à la vie. Le problème est qu'il est difficile, en dehors du monde biologique, de quantifier objectivement la variété. (En chimie, les éléments se comptent par centaines; les corps composés par millions. Mais comment s'y prendre pour compter les espèces de choses?) Nous aurons l'occasion d'examiner plus loin (au chapitre 8) les conséquences de cet appareil de production de formes vivantes nouvelles qu'est la reproduction sexuée. (Nous continuerons, en dépit des réserves qui viennent d'être formulées, à nous servir du terme de « reproduction » consacré par l'usage.) Il suffira, pour le moment, de signaler que la reproduction au sens littéral, c'est à dire la division cellulaire qui amène de simples copies conformes de la cellule originale, perpétue l'existence non pas d'un objet particulier, mais d'un certain type d'objet.
La distinction qui vient de se profiler est importante. Il s'agit de la différence entre un objet particulier, qu'on peut désigner par le terme d'exemplaire, et un type d'objet. Cette différence prendra une importance capitale par la suite. En voici une illustration :
Combien y a-t-il de mots entre crochets dans la ligne suivante?
[LE MOT « MOT » DIFFERE DU MOT « MOT »]
Si l'on répond Sept, c'est que l'on a compté les exemplaires de mots. Si l'on compte les types de mots, par contre, il n'y en a que quatre : LE, MOT, DIFFERE, et DU.
Lorsqu'on parle de l'identité d'un élément linguistique, on peut vouloir parler soit du type, soit de l'exemplaire. La même ambiguïté peut se présenter dans un contexte biologique. Penchons-nous sur la paramécie, amibe unicellulaire qui constitue déjà un organisme complexe, muni de fonctions métaboliques. La cellule ingère des aliments qui lui sont nécessaire, les assimile à son propre cytoplasme, l'utilise pour remplacer ses organelles et ainsi de suite -- bref, elle transforme ce qui est étranger en sa propre substance.
Ce processus métabolique maintient en vie cet exemplaire particulier de paramécie. Cela contraste en apparence avec ce qui se passe dans le cas de la reproduction du même organisme, qui se fait par mitose ou division cellulaire. En effet, celle-ci donne lieu à deux exemplaires différents du même type.
Toutefois, pour deux raisons, ce contraste entre l'entretien d'un seul et même individu et la production d'individus nouveaux est peut-être moins important qu'on ne le croit.
En effet, si l'on parle de l'identité d'un organisme à travers le temps, il ne s'agit pas en fait de la notion la plus stricte d'identité. Celle-là exige que si a=b, toutes les caractéristiques de a appartiennent aussi à b. Or les caractéristiques, voire les éléments constitutifs, d'un organisme à un moment donné peuvent être largement différents de ceux qui le distinguent à un autre moment. Si donc on dit que la paramécie individuelle -- l'exemplaire particulier -- subsiste à travers le temps, c'est en dépit du fait que sa matière change constamment. Il s'agit donc d'un type d'identité qui n'est pas la plus stricte, mais qui tient, d'une part, de la constance de la structure autopoïétique qui effectue le processus d'assimilation de la matière étrangère, et, d'autre part, du fait qu'on peut suivre un tracé continu du lieu occupé par une telle structure dans le temps et l'espace.
Or, on peut constater qu'en réalité la mitose n'implique pas, elle non plus, de discontinuité entre la paramécie « mère » et ses deux cellules « filles ». Il est vrai qu'il y a discontinuité spatiale entre les deux cellules filles; mais dans une perspective spatio-temporelle, non moins légitime, on peut parler d'un organisme qui trace une forme de Y, dont les deux cellules-filles sont les branches. Ainsi les étapes successives d'un processus de fission cellulaire (Figure 1(a)-(c)) peuvent être considérées comme des tranches instantanées d'un seul organisme à quatre dimensions (Figure 2 (a)-(c).)
Ces constatations impliquent la conséquence que voici : ce qui reste constant à travers les changements de matière entraînés par le métabolisme, c'est la structure de la cellule. Or, celle-ci relève non pas de l'exemplaire mais bien du type. En effet, au sens le plus strict, il ne peut y avoir identité d'exemplaire particulier là où il n'y a pas d'identité de matière.
La leçon à tirer de cet exemple est que, dans la perspective de l'espace-temps à quatre dimensions, le métabolisme, non moins que la reproduction, préserve non pas les exemplaires individuels, mais bien les types. Le contraste entre les deux phénomènes se limite au fait que seule la reproduction peut avoir pour résultat un nombre plus élevé d'exemplaires d'un même type. En vérité, la reproduction et l'autopoïèse peuvent être considérées comme deux stratégies visant le même but, c'est-à-dire la perpétuation de certains types de structures.
Dans cette optique, l'anomalie que présente le cas du virus est moins nette. Sa « finalité » est effectivement de perpétuer son type, qui se trouve être un arrangement caractéristique d'ADN(3).
Ces considérations suggèrent une conclusion plus spéculative et plus controversable : l'essence de tout être vivant ne tient pas à son identité particulière, mais bien au type qu'il représente. Ces deux catégories, exemplaire et type, se confondent facilement en pratique. La raison en est que dans la majorité des espèces -- les organismes sexués -- il n'y a généralement qu'un seul exemplaire individuel par type.
Or la notion d'un type est une notion informationnelle. Le sens spécial donné ici à cette expression provient en grande partie par la constatation que nous venons de faire : si ce qui fait l'identité d'une chose comprend sa matière propre, le remplacement de cette matière en fera une chose numériquement différente (4). Par contre, si l'on accepte comme équivalente à une chose une autre du même type, cette notion est informationnelle, puisqu'il suffit, pour établir cette identité, que l'une soit conforme à l'information qui serait contenue dans une description suffisamment détaillée de l'autre. Une oeuvre d'art plastique est typiquement matérielle, tandisqu'un poème est typiquement informationnel, en ce sens qu'un exemplaire en vaut un autre. Ainsi un collectionneur n'acceptera pas une copie conforme d'un tableau comme équivalent de ce tableau original, même s'il est incapable de discerner la différence. (Le statut d'un morceau de musique est plus difficile à déterminer.) Par contre, on dit en jurisprudence qu'un billet de banque est fongible, ce qui veut dire que lorsque Pierre rend à Paul « les » cent francs qu'il lui avait prêtés, Paul n'a pas le droit d'exiger que Pierre lui rende le billet même que Pierre lui avait confié.
Nous sommes habitués à traiter les êtres humains comme non fongibles : l'un ne peut remplacer l'autre (même s'ils sont jumeaux). Du point de vue biologique, il est trop tôt pour tâcher de trancher nettement la question de savoir si l'identité d'une être vivant est matérielle ou informationnelle. Toutefois, le rôle de l'information est plus important qu'on n'aurait pu le croire. La dernière façon de caractériser le vivant qui nous occupera dans le présent chapitre repose justement sur une certain notion d'information dont il importe d'esquisser les fondements.
Cette nouvelle notion d'information est complémentaire, à deux égards, de celle que nous venons d'employer. Premièrement, elle est susceptible de mesures quantitatives; deuxièmement, elle fait état de ce que toute information utile est relative à un certain contexte. Elle n'en demeure pas moins une notion abstraite, qui reste indépendante de toute considération matérielle.
Qu'est-ce que la vie ?
Pour inaugurer dignement l'an 2000, qui ne signifie rien, sinon un salut à la gloire des zéros, on m'a demandé de répondre à la question : Qu'est-ce que la vie ? Cette question me paraît d'autant plus appropriée qu'elle n'a pas de réponse. Depuis qu'il y a des hommes et qui pensent, ils ont dû se poser une telle question. Chacun apprend rapidement qu'il est, tôt ou tard, destiné à mourir. Chacun a vu des animaux ou des humains morts. Chacun sait que la vie est un état éphémère. Chacun voudrait bien savoir en quoi il consiste. Le malheur est qu'il est particulièrement difficile, sinon impossible, de définir la vie. C'est un peu comme le temps.
Chacun a une idée intuitive de ce qu'est le temps. Mais quand il faut le définir, on y arrive rarement.
Mais si chacun parle de la vie en relation avec la mort, rares sont ceux qui en parlent en relation avec les choses inanimées, avec les montagnes, les rochers, le sable, l'eau, etc. En effet, en science, la division entre vivant et non vivant est relativement récente. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, on étudiait les animaux et les plantes. On comparait leur morphologie.
On les classait. On faisait de l'histoire naturelle.
C'est seulement au début du XIXème siècle que plusieurs auteurs, dont Lamarck, s'intéressent aux propriétés des êtres vivants, par opposition aux objets inanimés et utilisent le mot biologie. Il est intéressant de noter que l'avènement de la biologie survient avec celui du romantisme. On commence à parler du vivant au moment du premier suicide de la littérature : celui du jeune Werther.
Longtemps savants et philosophes ont chercher à élucider la nature de la vie. L'idée de vie suggérait l'existence de quelque substance ou de quelque force spéciale. On pensait que la "matière vivante", comme on disait alors, différait de la matière ordinaire par une substance ou une force qui lui donnait des propriétés particulières. Et pendant des siècles, on a cherché à découvrir cette substance ou cette force vitale. En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l'étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de la vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter de définir ce qu'est un organisme vivant. On peut chercher à établir la ligne de démarcation entre vivant et non vivant. Mais il n'y a pas de "matière vivante". Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes.
Si le vitalisme a duré si longtemps, si jusqu'au début du XXème siècle, beaucoup de
biologistes ont encore invoqué une force mystérieuse pour animer les êtres vivants, c'est que de toute évidence la théorie qu'on leur opposait ne pouvait suffire. Ceux, en effet, qui considéraient que les êtres vivants ne sont pas fondamentalement de nature différente de la matière inanimée, estimaient avec Descartes que tous les organismes – à l'exception peut-être de l'homme – ne sont que des machines. Bien évidemment le modèle de la machine appliqué aux organismes est très insuffisant : on n'a jamais vu de machine s'autoconstruire, s'autorépliquer, ou se procurer toute seule l'énergie dont elle a besoin. Cependant cette idée n'a été finalement abandonnée que récemment.
Le premier et important coup a été porté au vitalisme par les chimistes. Comme les corps vivants et les corps inanimés semblaient être de nature différente, on estimait que les chimistes ne pouvaient fabriquer les constituants du vivant, appelés corps organiques. Mais en 1828, Frederik Wöhler réussit en laboratoire la synthèse d'une substance organique, l'urée, à partir de composants minéraux. C'était la preuve qu'il est possible au laboratoire de convertir les composés inorganiques en une molécule organique.
La fin du XIXème siècle a été pour la biologie une période d'exceptionnelle fécondité. C'est l'époque des grandes théories :
- La théorie des germes avec Pasteur. Les microorganismes avaient été découverts à la fin du XVIIème siècle, grâce à l'invention du microscope. Mais pendant longtemps on n'a su ni qu'en faire ni où les ranger. C'est seulement avec Pasteur que fut mis en évidence le rôle de ces petits êtres vivants dans les maladies de l'homme et des animaux ainsi que dans certaines industries, comme celles du vin et de la bière. En outre, Pasteur démontra que les microbes naissent des microbes et que la génération spontanée n'existe pas.
- La théorie cellulaire avec Schleiden chez les végétaux et Schwann chez les animaux. Tous les organismes sont faits de cellules. La cellule est l'unité du vivant. C'est le plus petit élément ayant toutes les propriétés du vivant. La reproduction se fait par la fécondation, c'est-à-dire la fusion de deux cellules sexuelles : spermatozoïde et ovule. Le développement de l'embryon se fait à partir de l'œuf ainsi formé, par la multiplication des cellules et leur différenciation en cellules spécialisées (musculaires, nerveuses, hépatiques, etc.).
- La théorie de l'évolution avec Darwin. Le monde vivant tel que nous le voyons autour de nous, y compris nous-mêmes les humains, est le résultat de l'histoire de la Terre. Les espèces dérivent les unes des autres par un mécanisme imaginé par Darwin et appelé sélection naturelle. En fin de compte, tous les êtres vivants descendent de un –ou d'un très petit nombre- d'organismes initiaux. Ce qui conduit à poser la question de l'origine de cet organisme, c'est-à-dire l'origine du vivant.
Au début du XXème siècle ce sont développées deux disciplines nouvelles : la biochimie et la génétique. La biochimie cherche à analyser les constituants et les réactions de la cellule. C'est avec elle que l'expérimentation trouve un accès à la chimie du vivant. Elle analyse un nombre considérable de réactions relativement simples. Elle suit les transformations par quoi se constituent les réserves d'énergie et s'élaborent les matériaux de construction.
Quand on analyse les composants de la cellule, on constate que celle-ci est formée de
molécules de deux types : des petites molécules et de très grosses molécules. Les petites molécules sont formées par une chaîne de réactions successives. A chaque étape un petit groupe d'atomes est ajouté ou retranché. Chaque réaction est catalysée de manière spécifique par un enzyme particulier.
Les grosses molécules sont fabriquées de manière très différente. Ce sont des polymères formés par la répétition d'une même réaction. A chaque étape est ajouté un même type de petite molécule. Ces polymères peuvent ainsi contenir des centaines, voire des milliers de résidus. Il en existe deux sortes qui jouent chacune un rôle primordial dans la cellule :
- les acides nucléiques sont des polymères de ce que les chimistes appellent des bases
puriques et pyrimidiques, présentes au nombre de quatre ; il en existe deux types : l'acide désoxyribonucléique (ADN) qui assure la conservation et la reproduction de l'information cellulaire ; l'acide ribonucléique (ARN) qui sert surtout aux transferts d'information.
- les protéines sont des polymères d'acides aminés dont il existe vingt sortes. Les protéines servent à déterminer les structures de la cellule et à former les enzymes, les catalyseurs des réactions chimiques.
Plus se précisent la composition des êtres vivants et les réactions dont elles sont le siège, moins elles se distinguent de celles réalisées au laboratoire. L'originalité des êtres vivants réside surtout dans les enzymes, dans leur fonction de catalyseurs. C'est grâce à la précision, à l'efficacité et à la spécificité de la catalyse enzymatique que peut se tisser le réseau de toutes les opérations chimiques dans l'espace minuscule de la cellule. Ces activités enzymatiques sont associées à la présence de protéines. Si la chimie des êtres vivants a un secret, c'est dans la nature et les qualités des protéines qu'il faut le chercher.
L'autres domaine nouveau, la génétique est née avec le siècle et a grandi avec lui. Les travaux de Mendel, exécutés et publiés dans les années 1860, n'avaient pas retenu grande attention. Ils sont "redécouverts" au début du siècle par plusieurs biologistes simultanément. Ils conduisent à l'idée que le "caractère", ce qu'on voit, est sous-tendu par une "particule" qu'on ne voit pas, qui est cachée au cœur de la cellule. Cette particule a été appelée "gène". Depuis lors, la génétique a poursuivi une recherche inlassable pour tenter de comprendre ce qu'est un gène, son fonctionnement, ses propriétés. Et plus nous avons appris, plus il est apparu clairement que les gènes se situent au cœur de toute cellule, de tout organisme, que la génétique soustend toute la biologie.
Le premier tiers du siècle a été occupé par une recherche de mutations chez divers animaux et végétaux ainsi que par des croisements entre organismes différant par plusieurs mutations. La démonstration qu'un gène donné occupe une position précise, qu'on peut lui assigner une place sur un chromosome particulier, date de 1910. L'arrangement linéaire des gènes sur un chromosome et la première carte génétique avec plusieurs marqueurs furent publiés en 1913.
Tant que les généticiens ont circonscrit leurs recherches à l'étude d'organismes complexes, ils ont surtout repéré des gènes gouvernant des traits de morphologie ou de comportement. Mais à la fin des années 1930 est apparu, chez les généticiens, un intérêt nouveau pour la biochimie. L'analyse génétique a été étendue aux microorganismes. Elle a permis de déceler des gènes déterminant des réactions biochimiques. Il est ainsi devenu possible de disséquer les voies métaboliques, d'établir l'ordre des réactions successives, de montrer que la catalyse de chaque étape, dont la protéine qui sert de catalyseur, est sous la dépendance d'un gène spécifique.
Pendant toute cette période, les gènes apparaissaient comme des "êtres de raison", des
structures imaginaires requises pour rendre compte des faits connus. Personne n'en avait jamais vu. On ne pouvait ni les purifier, ni les mettre en bouteille. On les représentait le plus souvent comme d'hypothétiques perles enfilées sur 'hypothétiques fils, correspondant aux chromosomes. Avec les travaux montrant que c'est l'acide désoxyribonucléique, l'ADN, qui est porteur des traits héréditaires chez les bactéries et les virus, le gène jusque-là pure construction mentale, commençait à prendre de l'épaisseur, de la consistance.
Au milieu de ce siècle, survint un changement nouveau dans la manière de considérer les organismes vivants. Cette transformation, qui correspondait à la naissance de la biologie moléculaire, est partie d'une idée que l'expérimentation est venue étayer seulement après coup. L'idée était que les propriétés des êtres vivants doivent nécessairement s'expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Cette conception était due à un groupe de physiciens notamment Bernal, Niels Bohr, Delbrück, Schrödinger pour qui toute explication biologique devait avoir une base moléculaire. Quitte à trouver des lois nouvelles qui, sans échapper à la physique, auraient pu n'être découvertes que chez les êtres vivants. Ce qui, jusqu'à ce jour n'a pas été observé.
C'est en pathologie qu'a été obtenue la première explication moléculaire avec l'étude de l'hémoglobine dans l'anémie falciforme. Mais c'est surtout la connaissance de la structure moléculaire de l'ADN qui devait prouver de façon éclatante le bien-fondé de la manière de voir des physiciens et donner un fondement à la biologie moléculaire. Avec la structure proposée par Watson et Crick venait se résoudre, dans les propriétés d'une molécule, l'une des plus grandes questions posées à l'humanité, l'hérédité.
La biologie moléculaire a tout d'abord centré ses recherches sur les structures les plus
simples : bactéries et virus. L'avantage des bactéries, c'est que, à partir d'un individu, on peut, en quelques heures, obtenir une population homogène de quelques milliards d'individus. Et inversement, à partir d'une population de milliards d'individus, on peut isoler un mutant particulier pour peu que l'on sache imaginer un milieu sélectif permettant la multiplication de ce seul mutant. D'où l'intérêt de ces bactéries pour les biochimistes et les généticiens. Après les travaux de Pasteur, on ne s'est intéressé aux microbes que pour leur rôle dans les maladies des hommes et des animaux ou dans l'industrie. Telle était leur importance dans ces domaines que leur étude biologique en fut éclipsée. Au milieu de ce siècle, il devint clair que les bactéries étaient formées des mêmes composés chimiques que tous les organismes vivants. Et aussi que, comme les autres organismes, ils possédaient des gènes localisés sur un chromosome.
Les travaux effectués au milieu de ce siècle démontrèrent ainsi l'unité de structure et de fonction du monde vivant. Et pour l'étude de nombreux problèmes les bactéries apparurent alors comme un matériel particulièrement favorable. Quant aux virus, ils sont si petits qu'on peut les voir, non au microscope optique, mais seulement au microscope électronique. On s'est longtemps demandé si les virus étaient vi
vants. Aujourd'hui, la réponse est clairement non. Ce ne sont pas des organismes vivants. Placés en suspension dans un milieu de culture, ils ne peuvent ni métaboliser, ni produire ou utiliser de l'énergie, ni croître, ni se multiplier, toutes fonctions communes aux êtres vivants.
Les virus sont dépourvus de tout équipement enzymatique. Ils ne peuvent se multiplier qu'au sein d'une cellule où ils ont pénétré par infection, en utilisant à leur profit l'équipement enzymatique de la cellule. La biologie moléculaire est longtemps restée confinée à l'étude des bactéries et des virus. Les organismes multicellulaires demeuraient hors d'atteinte d'une telle analyse. Leur ADN présentait une complexité qui défiait les possibilités de la génétique moléculaire. Et puis, peu à peu, on a appris à manier cet ADN. On a trouvé le moyen d'en couper les longs filaments en des points choisis, d'en raccorder les fragments, d'en insérer des segments dans un chromosome. Toutes ces manipulations connues sous le nom de génie génétique. Il est ainsi devenu possible de manipuler les énormes quantités d'ADN contenus dans le génome des organismes complexes.
En quelques années, ce fut alors une transformation totale de la manière de considérer et d'étudier les êtres vivants, leur fonctionnement, leur évolution. L'exigence l'explication moléculaire a gagné les branches les plus diverses de la biologie, la biologie cellulaire, la virologie, l'immunologie, la physiologie, la neurobiologie, l'endocrinologie, etc. Dans la période qui a suivi, et dans laquelle nous sommes encore, cette nouvelle manière de voir le monde vivant a apporté, dans la plupart des
domaines de la biologie, une extraordinaire moisson de données nouvelles. C'est une période de raffinement et d'exploitation. Un effort technologique sans précédent a permis d'affiner les méthodes en jeu dans l'analyse des macromolécules, acides nucléiques et protéines.
Pour un étudiant commençant aujourd'hui et pénétrant pour la première fois dans un laboratoire, il est difficile d'imaginer ce qu'était, il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, l'étude des protéines et surtout des acides nucléiques.
Aujourd'hui, ce même étudiant apprend en quelques semaines à découper en morceaux le génome de n'importe quel organisme ; à isoler des fragments et purifier des gènes ; à en produire des grammes, à en faire la séquence ; à réassortir avec n'importe quel autre fragment d'ADN n'importe quel gène ou n'importe quelle séquence ; à injecter un gène dans une cellule et même dans le noyau d'un œufs fécondé. Bref en quelques semaines, il apprend à bricoler en laboratoire, comme un vulgaire moteur de 2 CV, la molécule même de l'hérédité. La stupéfaction a été de constater que les chromosomes, ces structures naguère encore considérées comme pratiquement intangibles, sont en réalité l'objet de remaniements permanents, que la molécule de l'hérédité est raboutée, modifiée, coupée, rallongée, raccourcie, retournée. Bref que notre présence sur cette terre est le résultat d'un immense
bricolage cosmique. Car aujourd'hui, aucun biologiste ne met plus en doute que le monde vivant, tel que nous le voyons autour de nous, est le résultat d'une évolution qui a duré plusieurs milliards d'années. C'est un fait aujourd'hui admis même par l'Église catholique. Rien de ce que l'on a appris depuis 100 ans, et en particulier les résultats de la biologie moléculaire, ne peuvent s'expliquer sans la théorie de l'évolution. Il y a en biologie un grand nombre de généralisation mais fort peu de théories. Parmi celles-ci, la théorie de l'évolution l'emporte de beaucoup en importance sur les autres parce qu'elle rassemble, dans les domaines les plus variés, une masse d'observations qui sans elle resteraient isolées ; parce qu'elle lie entre elles toutes les disciplines qui s'intéressent aux êtres vivants ; parce qu'elle instaure un ordre dans l'extraordinaire variété des organismes et les unit étroitement au reste de la terre ; bref parce qu'elle fournit une explication causale du monde vivant et de son hétérogénéité. Mais si tout le monde biologique admet aujourd'hui le rôle de
l'évolution dans la genèse du monde vivant, des désaccords subsistent sur certains aspects des mécanismes en jeu. C'est le propre d'une théorie scientifique d'être discutée dans ses détails et de donner lieu à de nouvelles recherches.
La biologie moléculaire permet d'éclairer plusieurs des questions qui se posent à propos de l'évolution. Ici je voudrais en évoquer seulement deux. La première est la question de savoir si –et comment- les molécules des différents organismes sont différentes. On a longtemps pensé qu'elles étaient entièrement différentes. Et même que c'était la nature de leurs molécules qui donnait aux organismes leurs propriétés et particularités. En d'autres termes que les chèvres avaient des molécules de chèvre et les escargots des molécules d'escargot. Que c'étaient les molécules de chèvre qui donnaient à la chèvre ses particularités.
Peu à peu, à mesure que s'amélioraient les moyens d'analyse des protéines et des gènes, à mesure qu'on étudiait des organismes plus nombreux, on s'est aperçu que certaines molécules, comme l'hémoglobine par exemple, ou les hormones, étaient les mêmes ou presque, chez les organismes très différents. Progressivement, il est ainsi apparu que tous les animaux, tous les êtres vivants sont apparentés à un point naguère
encore soupçonnable. Gènes et protéines ne sont plus chacun des objets uniques, des idiosyncrasies propres à une espèce. On retrouve des structures extrêmement voisines d'une espèce à une autre. Mieux, dans une même espèce, on retrouve souvent des structures extrêmement voisines assurant des fonctions très différentes.
En outre, on voit souvent des segments de séquence commune insérés parmi des séquences différentes. Gènes et protéines sont pour la plupart des sortes de mosaïques formées par l'assemblage de quelques éléments, de quelques motifs portant chacun un site de reconnaissance. Ces motifs existent en nombre limité, mille ou deux mille. C'est la combinatoire de ces motifs qui donne aux protéines leur infini variété. C'est la combinaison de quelques motifs particuliers qui donne à une protéine ses propriétés spécifiques.
L'élément de base, celui qui est directement impliqué dans la chimie de la cellule, c'est le site de reconnaissance contenu dans un domaine protéique. La reconnaissance moléculaire avait semblé, tout d'abord, limitée à l'interaction entre enzyme et substrat ou entre antigène et anticorps. On lui attribue maintenant le premier rôle dans toute une série de phénomènes : polymérisation des protéines pour former des structures telles que les protéines du muscle, le cytosquelette, les ribosomes, les capsides des virus ; interaction protéine-ADN dans la régulation de l'activité des gènes ; interaction récepteur-ligand dans toute une série de phénomènes, telle la transduction des signaux ou les interactions de cellules, l'adhérence cellulaire, etc. Nombre de sites de reconnaissance moléculaire persistent sans changement à travers toute l'évolution. De sorte qu'on les retrouve à peu près identiques chez les organismes les plus variés.
On voit les changements apportés ainsi dans la manière de considérer l'évolution biochimique. Tant que chaque gène, donc chaque protéine, était regardé comme un objet unique, résultat d'une séquence unique de nucléotides ou d'acides aminés, chacun d'eux ne pouvait se former que par une création nouvelle, de toute évidence hautement improbable. Mais l'existence d'importantes familles de protéines de structures identiques, la formation de protéines en mosaïque formées de motifs retrouvés dans de nombreuses protéines, ce fait surprenant que, au cours de l'évolution, les protéines conservent leurs motifs spécifiques et leurs sites actifs
malgré une énorme diversification morphologique, tout cela montre bien que l'évolution procède de manière bien différente de ce qu'on avait cru jusque-là. En fait, l'évolution biochimique paraît fonctionner selon deux principes, concernant l'un la création de molécules nouvelles, l'autre leur sélection.
La part créative de l'évolution biochimique ne se fait pas à partir de rien. Elle consiste à faire du neuf avec du vieux. C'est ce que j'ai appelé le "bricolage moléculaire". Les premiers gènes ont dû se former à partir de courtes séquences de nucléotides, trente ou quarante. Ces segments se sont ensuite agrandis, soit en s'aboutant les uns aux autres, soit en se dédoublant chacun une ou plusieurs fois. On trouve, en effet, dans de nombreux gènes la trace de une, deux, trois ou même plusieurs duplications successives suivies de diversifications plus ou moins importantes. La duplication soit de segments d'ADN, soit de gènes entiers paraît être l'un des grands modes de bricolage moléculaire. C'est par duplications successives que ce sont formées les nombreuses familles de gènes comme ceux des hémoglobines, de nombreux
facteurs de régulation ou les gènes de la famille des immunoglobulines qui remplissent des fonctions voisines, reconnaissance d'antigènes, adhérence cellulaire ou guidage des axones.
Second mode de production des gènes : le réassortiment de fragments préexistant pour former des gènes mosaïques. Là intervient aussi l'aspect sélection. Une formidable surprise a été de constater, chez les protéines, la persistance, presque l'intangibilité, au cours de l'évolution, des motifs de reconnaissance spécifiques. Cette stabilité, malgré l'énorme variété des espèces, s'explique par les fortes contraintes pesant sur ces sites de reconnaissance, base de toutes les interactions moléculaires ; donc de toutes les activités chimiques de la cellule. Il est nécessaire de conserver la spécificité des interactions moléculaires. D'où une inertie, à travers l'évolution, des structures en jeu. Cette inertie s'applique au segment d'un gène, un segment codant ou exon, qui détermine ce site de reconnaissance. Elle ne s'applique pas aux segments
non codant du gène ou introns. Ni au voisinage, à la nature des segments qui jouxtent l'exon en cause. Introns et segments d'ADN voisins peuvent donc varier librement. D'où le second mode de bricolage moléculaire : le réassortiment de fragments d'ADN, d'exons, pour former des molécules mosaïques.
Une fois encore, c'est donc une combinatoire d'éléments en nombre limité qui produit une énorme variété de structures pour former les principaux constituants cellulaires. L'évolution biochimique ne repose que secondairement sur des mutations comme on l'avait longtemps cru. Elle est due avant tout à la duplication de segments d'ADN et à leur réassortiment. Dans cette évolution existent de véritables points fixes, des îlots formés par les sites de reconnaissance spécifique. Autour des segments d'ADN qui les codent, s'échangent plus ou moins librement, comme une sorte de ballet, d'autres fragments d'ADN. Dans ces conditions, les structures de base, les sites de reconnaissance se retrouvent dans tous les organismes dans des contextes qui peuvent être à chaque fois différents. L'ensemble du monde vivant ressemble ainsi à une sorte de Meccano géant. Les mêmes pièces peuvent être démontées et remontées de façon différente, de manière à produire des formes différentes. Mais à la base, ce sont toujours les mêmes éléments qui sont utilisés.
La structure en mosaïque des gènes et des protéines donne à celles-ci des possibilités
d'interactions multiples. La formation de complexes protéiques, parfois très volumineux, accroît encore des possibilités. C'est ainsi que pour réaliser certaines opérations de base de la cellule, comportant des réactions et interactions multiples, des ensembles spécifiques sont mis en œuvre. C'est le cas notamment d'opérations impliquées dans la division de la cellule ou d'interactions cellules-cellules ou de certaines étapes de morphogenèse. Les gènes d'un ensemble qui assure de telles opérations sont liés par les reconnaissances cellulaires qui associent étroitement leurs produits. L'ensemble des gènes qui gouvernent la division de la cellule sont les mêmes chez la levure et chez l'homme. Ils ont conservé leurs fonctions et une
bonne part de leurs structures au long d'une évolution qui s'étend sur plus de cinq cent
millions d'années. De tels ensembles ont été baptisés "syntagmes" par Antonio Garcia-Bellido. Ils fonctionnent comme des sortes de modules utilisés dans l'architecture de toutes les cellules. C'est aussi une construction en modules régis par des ensembles de gènes que l'on observe dans le développement embryonnaire de nombreuses espèces. Peut-être même de toutes. Les organismes, insectes notamment, paraissent se développer sous forme de segments répétés, c'est-à-dire de modules multicellulaires. Tout d'abord identiques, ces modules se différencient secondairement de manière spécifique sous l'effet d'ensembles de gènes régulateurs, tels les homéogènes. Le rôle de ces gènes est de modifier les règles qui régissent le développement du module type. Ils définissent ainsi un territoire bien défini et donnent à chaque segment une identité particulière. Chacun de ces territoires, de ces segments est défini par la combinaison de plusieurs homéogènes qui fonctionnent en parallèle dans les mêmes cellules. De la même façon, la différenciation terminale, qui produit les différents types cellulaires observés dans le corps, utilise des ensembles de gènes conservés qui opèrent de concert. Par exemple, pour produire cellules musculaires ou cellules nerveuses chez tous les organismes étudiés, du nématode à l'être humain. Le monde vivant comprend des bactéries et des baleines, des virus
et des éléphants, des organismes vivants dans les régions polaires à –20°C. Mais tous ces organismes présentent une remarquable unité de structures et de fonctions. Ce qui distingue un papillon d'un lion ou une poule d'une mouche, c'est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l'organisation et la distribution de ces constituants. Parmi les groupes voisins, les vertébrés, par exemple, la chimie est la même. Ce qui rend un vertébré différent d'un autre, c'est plus un changement dans le temps d'expression et dans les quantités relatives des produits des gènes au cours du développement de l'embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits. Dans la nature, la complexité naît souvent d'une combinatoire : combinatoire de particules pour former les atomes, combinatoires d'atomes pour former les molécules, combinatoire de cellules pour former les organismes. C'est aussi le processus qui sous-tend la formation des gènes et des protéines : combinatoire de fragments ayant chacun une fonction spécifique et qui se réassortissent à l'infini pour jouer des rôles variés. Un petit nombre de ce ces fragments d'ADN suffit ainsi à former un nombre considérable de gènes.
Une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de
l'évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines des globules rouges, les actines et les myosines des muscles ou les kératines des cheveux et des ongles. Pas seulement les enzymes comme la pepsine et la trypsine qui interviennent dans la digestion ou les cytochromes qui interviennent dans la respiration. Mais aussi les protéines de régulation qui dirigent par exemple le développement de l'embryon et déterminent la forme de l'animal.
Deux exemples suffisent à montrer cette surprenante conservation des molécules. Chez la mouche, qui jouit d'un long passé génétique, ont été mis en évidence les gènes qui assurent, dans l'œuf, la mise en place des axes du futur embryon, puis ceux qui déterminent le destin et la forme de chacun de ces segments. A la stupéfaction générale, ces mêmes gènes ont été retrouvés chez tous les animaux examinés : coup sur coup, grenouille, ver, souris et homme. Qui eut dit, il y a encore quinze ans, que les gènes qui mettent en place le plan d'un être humain sont les mêmes que ceux fonctionnant chez une mouche ou un ver. Il faut admettre que tous les animaux existant aujourd'hui sur cette terre descendent d'un même organisme ayant vécu il y a six cent millions d'années et possédant déjà cette batterie de gènes.
Autre exemple non moins saisissant : les yeux. Il existe, chez les animaux, toute une série d'yeux bâtis sur des principes très différents. Notamment l'œil à facettes des insectes et l'œil à cristallin des céphalopodes et des vertébrés. Si différents que puissent être ces deux types d'œil, ils utilisent pour leur construction, les mêmes gènes bricolés de façon différente pour produire des organes remplissant une même fonction mais d'architectures très différentes. Au cours de ce demi-siècle, on est ainsi allé de surprise en surprise. Au point que dans les quinze dernières années a émergé du monde vivant une vision complètement nouvelle.
Je voudrais discuter ici d'un autre problème, un redoutable problème qui vient en corollaire à la théorie de l'évolution. C'est la question de l'origine du vivant, de l'origine de la vie. D'un côté, Pasteur a montré une bonne fois pour toutes que la génération spontanée n'existe pas.
Après lui, il n'y a plus de mouches qui naissent de vieux chiffons. Le vivant vient du vivant. Toute cellule vient d'une cellule. D'autre part, après Darwin, les espèces dérivent les unes des autres. Elles dérivent toutes de un ou d'un très petit nombre d'organismes très simples. D'où la question : comment s'est formé le premier organisme vivant ?
On estime aujourd'hui que la Terre s'est formée il y a quatre milliards et demi d'années. Combien de milliers d'évènements, totalement indépendants dont chacun aurait pu ne pas avoir lieu, ont dû se produire pour que se créent l'univers, notre galaxie, le système solaire et la Terre avec les conditions nécessaires à la vie, conditions qui n'existent pas sur les autres planètes du système solaire : l'eau, la distance au soleil qui permet juste de n'avoir ni trop chaud, ni trop froid. Pour évoquer l'origine de la vie, les biologistes doivent déployer toutes les ressources de leur imagination. Le vivant semble être apparu assez vite, probablement moins d'un milliard d'années après la formation de la Terre, sous forme de ce qu'on pourrait appeler une "protobactérie". Qui dit vivant dit reproduction. Mais l'appareil de reproduction tel qu'on l'observe aujourd'hui chez l'organisme le plus simple, chez la bactérie la plus modeste se relève déjà d'une redoutable complexité. Car la seule duplication de l'ADN met en jeu un grand nombre de protéines. La synthèse de chacune de celles-ci exige un nombre et une diversité de macromolécules plus
considérables encore. Cela pour la seule duplication de l'ADN. Sans parler de toutes les autres fonctions et réactions chimiques qui s'accomplissent au sein de la cellule bactérienne moderne. Il est donc exclu qu'un tel système soit sorti ainsi tout armé de la cuisse de Jupiter. D'où la nécessité d'imaginer des scénarios plus ou moins plausibles dans lesquels se serait progressivement construite une telle complexité.
Selon le scénario actuel, le monde vivant tel que nous le connaissons et que domine l'ADN aurait été précédé par un monde où c'était l'ARN qui l'emportait en fonctionnant aussi bien pour la reproduction que pour la catalyse de certaines réactions. Inutile de dire que la mise en place de ce monde à ARN et le passage à un monde à ADN impliquent un nombre considérable d'étapes toutes plus improbables l'une que l'autre. Il est vraisemblable que l'on pourra préciser certains aspects de ce scénario, affiner certaines des hypothèses. Mais beaucoup de celles-ci ne se prêtent ni à une reconstruction en laboratoire, ni à une vérification expérimentale. En d'autres termes, s'il paraît clair que microbes, champignons, plantes, animaux, humains, bref nous autres vivants, nous descendons tous de quelque protobactérie initiale, nous ne sommes pas près de connaître dans le détail le véritable visage que présentait
notre ancêtre commun.
Quand on considère l'origine de la vie, il faut admettre que, en quelque huit ou neuf cent millions d'années, des milliers d'évènements, chacun fortement improbable, se sont succédés pour permettre le passage d'une Terre sans vie à la vie d'un monde à ARN puis à un monde à ADN. De toute évidence, une pareille histoire paraît aux non initiés aussi difficile à accepter que la Création racontée par la Théogonie d'Hésiode, ou par les Upanishads ou par la Bible.
Et encore, les récits mythiques semblent-ils bien souvent plus près du sens commun que les discours des biochimistes et des biologistes moléculaires.
Quant à ces derniers, placés devant les difficultés d'un problème qui risque de ne pas recevoir avant longtemps de solution, ils ont recours à trois hypothèses possibles. Les uns, et parmi les plus grands, considèrent l'apparition de la vie sur la Terre comme tellement improbable qu'ils préfèrent, mi par jeu, mi-sérieusement invoquer une sorte de panspermie. Des germes vivants seraient arrivés sur la terre à bord d'un vaisseau spatial envoyé d'une planète lointaine par une civilisation plus évoluée que la nôtre. Ce qui, bien entendu, ne fait que reculer le problème d'un cran. C'est l'opinion la plus rare.
D'autres considèrent que l'apparition du vivant sur la Terre était tellement improbable qu'elle ne s'est sans doute produite qu'une seule fois. Elle résulte d'une suite d'évènements, dont chacun aurait pu ne pas se produire, qu'il aurait aussi bien pu ne jamais y avoir de monde vivant sur la Terre. Les mêmes scientifiques ont également tendance à croire qu'il n'y a probablement pas d'autres habitants, et notamment pas d'autres habitants conscients dans l'univers.
Enfin, une troisième catégorie de scientifiques montre une attitude toute différente. Ils
considèrent que toutes les étapes impliquées dans l'avènement d'un monde à ARN, puis dans le passage à un monde à ADN, sont des réactions chimiques ordinaires. Elles ne peuvent donc manquer de se produire si suffisamment d'occasions, donc de temps, leur sont données. Pour eux, le vivant ne pouvait donc pas ne pas se former sur la Terre. En outre, sensibles aux arguments des astrophysiciens pour qui l'univers contient un grand nombre de planètes dont les propriétés doivent être semblables à celles de la Terre, ils considèrent qu'il doit exister, dans l'univers, un grand nombre de foyers de vie et même probablement de vie consciente.
En l'état actuel des connaissances, le choix entre ces deux dernières options est avant tout une question de goût. Certains préfèrent cultiver l'exception que représenterait une vie restreinte à la Terre et, comme conséquence, l'unicité de la conscience humaine pour réfléchir sur l'univers et ce qui l'habite. Les autres, au contraire, préfèrent croire à la banalité du vivant dont ils pensent que les propriétés sur d'autres planètes ne pourraient être très différentes de celles observées sur la Terre. Convaincus, d'autre part, qu'une fois mise en route la vie doit nécessairement conduire à la conscience, ils s'efforcent de trouver des moyens d'entrer en contact avec les autres civilisations qui, d'après eux, doivent occuper d'autres régions de
l'univers.
Jusqu'ici, toutefois, aucune trace d'un signal venu de la galaxie ou d'autres galaxies n'a pu être obtenu. Dans une série d'observatoires distribués à travers le monde on s'efforce de déceler un tel signal en utilisant les longueurs d'ondes les plus variées. Jusqu'ici en vain. Il faut dire qu'il y a des questions de distance ! Récemment l'attention a été attirée sur une météorite qui pourrait venir de la planète Mars et qui
Pourrait contenir une structure rappelant celle des plus vieilles structures vivantes trouvées sur la Terre. Mais les arguments avancés ne sont guère convaincants. Cette affaire paraît relever de la publicité pour la NASA en vue de ses prochains vols spatiaux vers Mars.
On voit ainsi que la science a, depuis un ou deux siècles, considérablement réduit ses
ambitions par les questions qu'elle pose et les réponses qu'elle cherche. De fait, le début de la science moderne date du moment où aux questions générales se sont substituées des questions limitées. Où au lieu de se demander : "Comment l'univers a-t-il été créé ? De quoi est faite la matière ? Qu'est-ce que la vie ?", on a commencé à se demander : "Comment tombe une pierre ? Comment l'eau coule-t-elle dans un tube ? Quel est le cours du sang dans le corps ?". Ce changement a eu un résultat surprenant. Alors que les questions générales ne recevaient que des réponses limitées, les question limitées se trouvèrent conduire à des réponses de plus en plus générales. Cela s'applique encore à la science d'aujourd'hui. C'est pourquoi on n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s'efforce seulement d'analyser des systèmes vivants, leurs structures, leurs
fonctions, leur histoire. Il ne faut donc pas demander au scientifique de définir la vie. Mais chacun de nous sait ce qu'est la vie. Chacun de nous sait combien elle est fragile. Chacun de nous en connaît l'infini du possible et la merveilleuse diversité. Chacun de nous sait qu'il n'est pas sur la terre de bien plus précieux que la vie. Que c'est même le seul bien de ce monde. Que de donner la vie, ou plutôt transmettre la vie à un enfant, est l'acte le plus profond que puisse accomplir un être humain. "La vie ne vaut rien, disait Malraux, mais rien ne vaut la vie".
1ère conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le1er janvier 2000
par François Jacob
Date de dernière mise à jour : 2021-07-05 09:48:55